vote

Démocratie ou plébiscite ?

J’entendais l’autre jour à la télé le gilet jaune Pierre Vila expliquer que l’élection de Macron manquait de légitimité démocratique parce que le président avait été élu par « 18% des Français » (il arrivait à ce chiffre en multipliant le score au premier tour, 24%, par le taux de participation, 77%). Ce à quoi le journaliste a eu beau jeu de répondre que tout de même, Macron avait élu démocratiquement, selon les règles en vigueur (oui, tout à fait).

Alors bon, évidemment, il n’y a pas de définition ultime et objective de ce que c’est que la « légitimité démocratique », et on peut en débattre longtemps, mais il y a un argument qu’on omet souvent de mentionner, sans doute par manque de culture mathématique, en faveur de la légitimité démocratique du président Macron : celui-ci est le premier président français depuis bien longtemps à être le « vainqueur de Condorcet » de l’élection qui l’a vu élire, c’est-à-dire le candidat qui aurait battu n’importe lequel/laquelle des autres candidat-e-s au second tour (c’est du moins ce que suggéraient les sondages). (Tout suggère que les vainqueurs de Condorcet des élections précédentes étaient Bayrou en 2007 et 2012, et peut-être Jospin en 2002.) Dans un second tour contre Fillon, Macron aurait bénéficié d’un report de voix de gauche ; contre Mélenchon, il aurait bénéficié d’un report de voix de droite ; contre Le Pen, il a bénéficié d’un report de voix de partout (dont la mienne, de voix). Et comme légitimité démocratique, en fait, ce n’est pas rien : cela veut dire qu’au moment de son élection, à défaut d’être le candidat préféré des électeur/trice-s, Macron était au moins un candidat relativement peu haï (en tout cas il était toujours moins haï que son adversaire réel-le ou potentiel-le). Pour diriger un pays, ce n’est pas un si mauvais critère.

(Je précise que je parle là de la situation au moment de l’élection de Macron, sur la base de ce que disaient les sondages. Je ne me prononce pas sur la situation d’aujourd’hui ; je ne suis pas sûr que Macron serait encore le « vainqueur de Condorcet ». Mais c’est bien à l’élection de 2017 que Pierre Vila faisait référence, pas à la situation actuelle. Après, on peut estimer que les élections ne sont pas assez rapprochées dans le temps, mais c’est un autre débat.)

De façon générale, c’est curieux de reprocher à quelqu’un son manque de légitimité démocratique sous prétexte qu’il n’est le candidat préféré que d’une minorité de gens. Dans une démocratie saine, raisonnablement pluraliste, caractérisée par une grande diversité d’opinions, c’est plutôt normal qu’aucun-e candidat-e n’ait la majorité absolue au premier tour (et donc que le vainqueur soit minoritaire dans l’opinion). En vérité, les préférences qu’on peut avoir pour tel-le ou tel-le candidat-e sont toujours relatives, pas absolues. Savoir si Macron est « majoritaire » ou « minoritaire » n’a pas forcément grand sens : en 2017, il a d’abord été minoritaire (au premier tour) puis majoritaire (au second tour) ; c’est essentiellement la configuration du vote qui avait changé entre les deux tours, beaucoup plus que l’opinion des gens à son égard.

Il me semble en tout cas qu’il faut se méfier du réflexe plébiscitaire, beaucoup plus que démocratique, qui consiste à tenir pour une anomalie qu’un-e élu-e soit minoritaire, voire à considérer qu’il/elle devient illégitime à son poste dès lors qu’il y a plus de gens contre lui que pour lui (quoi que cela veuille dire ; et encore une fois, compte tenu du caractère relatif de nos préférences, le sens de telles expressions n’est pas clair). Or le référendum révocatoire, qui est un peu le Graal démocratique de la gauche radicale et de l’extrême gauche, me paraît relever tendanciellement de cette logique plébiscitaire : il suppose de dire « oui » ou « non » à un homme ou à une femme, plutôt que de choisir entre un éventail d’options. Précisément parce que mes préférences sont relatives, je serais bien embarrassé si j’avais à cocher une case dans un référendum révocatoire visant Macron : je pourrais être désireux qu’il parte, mais pas à condition de mettre n’importe qui d’autre à la place (et selon la conjoncture politique je pourrais souhaiter ou non qu’il y ait rapidement une nouvelle élection). Si les élu-e-s étaient, comme certain-e-s le réclament, « révocables à tout moment », on pourrait même avoir des situations bizarres où le vainqueur de Condorcet d’une élection serait régulièrement révoqué (parce qu’il y aurait une majorité de gens contre lui plutôt que pour lui) puis réélu (parce que, justement, c’est le vainqueur de Condorcet), ce qui reviendrait à consacrer quasi simultanément, à chaque fois, son illégitimité et sa légitimité démocratiques ‒ et cette situation, contrairement aux apparences, n’aurait mathématiquement et démocratiquement rien d’anormal.

Je reprends une suggestion qu’on m’a faite : peut-être faudrait-il, pour éviter cette dérive plébiscitaire, promouvoir un référendum révocatoire constructif – comme il y a, dans certains régimes parlementaires, des motions de censure constructives : on peut renverser un gouvernement seulement si on peut trouver une majorité de député-e-s pour soutenir un nouveau ou une nouvelle premier-e ministre (c’est comme ça que ça marche en Espagne). Ainsi il pourrait falloir, pour convoquer un référendum révocatoire, non seulement une certaine quantité de signatures, mais encore une certaine quantité de signatures sur un nom précis ; et le référendum, du coup, plutôt que d’un plébiscite, aurait l’air d’un second tour entre le tenant du titre et son outsider. Cela éviterait les révocations artificielles fondées sur une majorité composite et factice, tout en présentant l’avantage démocratique de respecter le caractère relatif de nos préférences électorales et de nous permettre de voter en connaissance de cause entre deux options connues à l’avance.

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Le vote a ses raisons…

Je reproduis tel quel un statut que j’ai posté sur Facebook, suite à une discussion avec une amie, ancienne militante du PG. Peu importe le contexte exact : il suffit de savoir qu’il était question de l’élection présidentielle, et que la discussion portait plus précisément sur le choix du/de la candidat-e pour qui voter. En admettant que Philippe Poutou échoue à obtenir ses parrainages d’élu-e-s, je n’exclus de voter pour aucun-e des trois ou quatre candidat-e-s de gauche, soit Nathalie Arthaud, Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon et Yannick Jadot. Mélenchon serait un choix assez naturel pour moi à beaucoup d’égards, mais je suis un peu « allergique » à certains éléments de son discours et de son programme. C’est après avoir parlé, justement, d’ « allergie » à son propos, que la discussion avec cette amie s’est enclenchée. Celle-ci estimait que cette approche, fondée sur le ressenti et non sur la raison, n’était pas appropriée à un choix électoral.

Voici ma réponse, que je copie-colle ici parce qu’elle me paraît receler un certain contenu philosophique, relatif au statut de la raison dans nos propres de décisions et à ce qu’est exactement l’identité politique de quelqu’un. L’essentiel pour moi, dans ce billet, n’est pas de comparer les programmes des candidat-e-s en lice, mais de clarifier la nature de mon hésitation et les moyens éventuels de la résoudre.

Bien entendu, puisque j’hésite entre plusieurs options électorales, il n’est pas exclu que j’adopte à nouveau la méthode du vote kantique (mot-valise volontaire) que j’avais déjà mise en pratique aux régionales de 2015, et exposée ici.

*

Je voudrais répondre à un reproche qui m’a été fait hier, d’envisager de voter en fonction de mon ressenti affectif (en l’occurrence de mon « allergie » pour Mélenchon) plutôt que pour des raisons rationnelles. Le vote, paraît-il, doit « se baser sur le rationnel ». Je ne suis évidemment pas tout à fait en désaccord avec l’idée qu’il y a quelque chose de rationnel dans le vote, mais je dois quand même soulever le point suivant : la « raison », ça ne permet de tirer des conclusions qu’à partir de prémisses stables. Si on n’a pas de point de départ, on ne peut appliquer la raison à rien.

Or je n’ai pas de prémisses stables. J’ai en fait assez peu de certitudes sur ce que je crois et sur ce que je veux politiquement – et cela ne vient pas du fait que je n’ai pas assez réfléchi à la question, mais plutôt du fait que j’y ai beaucoup réfléchi. Alors dans ces conditions, la raison, voyons ce que ça donne.

Je peux estimer que la priorité des priorités, comme certaines personnes me l’ont dit, c’est l’urgence sociale et climatique ; qu’il est urgent de renverser la table ; que le PS est un parti détestable qu’il faut détruire absolument ; que dans ces conditions il faut essayer de faire progresser, voire gagner, les courants politiques situés à sa gauche et indépendants de lui. Donc il faut voter Mélenchon – c’est rationnel.

Mais je peux aussi réactiver mon logiciel marxiste-révolutionnaire et estimer que Mélenchon et Hamon sont deux politiciens bourgeois, réformistes dans le meilleur des cas, sociaux-traîtres dans le pire ; que leur rôle historique inconscient est de diffuser des illusions dans les masses populaires ; que leur posture d’acceptation du capitalisme est un leurre dangereux et meurtrier ; et que par conséquent il faut voter à l’extrême-gauche, c’est-à-dire Arthaud si Poutou n’est pas candidat. C’est rationnel.

Mais je peux aussi très bien estimer que la catastrophe de ces dernières années, c’est que le PS est allé plus loin qu’on aurait pu l’imaginer dans la surenchère autoritaire et liberticide avec la droite ; qu’il est urgent pour la santé démocratique de ce pays de l’aider, au moins pour le moment, à retrouver un centre-gauche normal sous la forme d’un PS raisonnablement gauchisé ; que le libéralisme culturel et philosophique est très mal en point à gauche et qu’un succès du républicanisme mélenchonien, ambigu sur l’islamophobie, sur l’état d’urgence, sur l’immigration, et très clair au contraire sur le service civique obligatoire, pourrait bien l’enterrer encore plus ; que d’ailleurs on sait toujours ce qu’on perd et jamais ce qu’on gagne, que la crise c’est dangereux, et qu’il vaut peut-être mieux au fond un réformisme prudent et timoré que les vitupérations anti-système d’un chef de secte stalino-lambertiste ; bref, qu’il faut voter Hamon. C’est parfaitement rationnel aussi.

Le problème, donc, c’est que la raison ne permet pas de trancher. Ma conscience lucide est partagée, en des proportions qui m’échappent, entre les différentes postures présentées ci-dessus ; aucune n’est probablement plus vraie que l’autre, plus profonde, plus authentique. Si je voulais voter rationnellement, au sens où mon interlocutrice semblait l’entendre, je serais obligé de me fixer sur l’une des positions en question, forcément insatisfaisante puisque partielle, et d’en tirer abstraitement des conséquences mécaniques, de répéter une doxa sans y croire vraiment, et de me leurrer moi-même sur la nature de mon choix final, sans avoir jamais la certitude que celui-ci soit le bon, ni même qu’il soit vraiment sincère. En vérité, je crois que ce rationalisme électoral suppose un bien trop grand optimisme quant à notre propre transparence à nous-même.

Qu’est-ce qu’il me reste à faire, dans ces conditions ? Me fier à mon instinct, c’est-à-dire, non pas congédier complètement la raison – elle continue à intervenir à plusieurs moments du processus – mais relativiser son rôle, et admettre que tout ne se joue pas là. En acceptant la dimension affective du vote, donc, je me donne les moyens de trancher, un peu à l’aveugle c’est vrai, entre les différentes tendances spontanées de mon être politique. Et je me donne donc les moyens d’asseoir ce qu’il y a, finalement, de réfléchi et de rationnel dans mon choix, sinon sur un fondement juste (qui le sait ?), du moins sur un fondement qui me semblera plus facile à assumer, à défendre, à justifier, que les autres. À justifier, oui. Car je fais le pari, peut-être optimiste en effet, mais pas plus déraisonnable que le rationalisme exclusif qu’on m’oppose, que les idées intuitives que je ne fais pour l’instant que percevoir, je pourrais, le cas échéant, et en creusant un peu, parvenir à leur donner une base théorique plus solide. J’ai fait cela, jadis, pour la révolution. Je n’exclus pas de pouvoir le faire, à présent, pour le réformisme, le libéralisme, ou même certaines espèces de conservatisme.

La condition, pour pouvoir faire cela, c’est que mes affects politiques qui me poussent vers l’un ou me détournent de l’autre ne dépendent pas de choses futiles, comme son talent oratoire ou sa prestance. Mais il me semble, en ce qui me concerne, que cette condition est remplie. Les reproches que je formule contre Arthaud, Mélenchon ou Hamon sont tous de nature politique – étant entendu que l’individualisme de la démarche mélenchonienne est un fait politique. On peut me reprocher, éventuellement, de m’accrocher irrationnellement à des détails, et typiquement, dans le cas de Mélenchon, de me braquer absurdement sur tel point particulier de son programme, comme le service civique obligatoire, voire le vote obligatoire. Mais à la lumière de ce que j’ai écrit plus haut, cela s’éclaire. Il s’agit simplement là de points nodaux, accessoires peut-être dans l’économie du projet global, mais que j’ai identifiés comme significatifs, révélateurs, d’une mentalité (profondément anti-libérale en l’occurrence) sur laquelle j’ai un avis politique réfléchi. Il ne s’agit pas d’une obsession pathologique de ma part, mais d’une fixation, sur un point particulièrement emblématique, d’un sentiment général qui trouve mieux à se dire dans le particulier que dans le général.

Il va de soi, aussi, que je ne prétends convaincre personne par cette attitude. Je laisse cela aux militant-e-s, et je ne le suis plus. Mon mur Facebook n’est pas d’abord un espace de propagande. Il est avant tout un lieu où je parle de moi et de mes états d’âme ; où j’ébauche, à l’occasion, une auto-analyse politique. Pour convaincre, bien sûr, il faut mettre en avant la raison (même s’il n’est pas vrai du tout, cher-e-s camarades, que vous n’utilisez que cela), et se servir d’arguments bien pesés et bien sentis. Simplement, ce n’est pas mon registre.

Pour conclure en un mot, je dirais simplement qu’il ne faut pas voir l’affect comme un pur et simple court-circuit de la raison. Dans mon cas, et sur ce sujet précis, il est probablement aussi, voire surtout, un court-circuit des courts-circuits de la raison – ce qui, n’est-ce pas, est beaucoup plus abyssal et beaucoup plus intéressant.

A quoi sert de faire l’éloge des vieilles lois ? Réponse à p4bl0

Mon dernier billet a donné lieu à une objection judicieuse de p4bl0. Tout en faisant l’éloge des vieilles lois, je ne contestais pas qu’il fallût également et même surtout juger une loi sur ses qualités intrinsèques : pas seulement sur son ancienneté, mais aussi sur sa justice. Dès lors, comme dit p4bl0 : « Est-ce que le caractère vieux d’une loi a vraiment une importance ? » Ou bien est-ce un critère qui se dissout de lui-même dans d’autres critères plus importants ? Cela a-t-il un quelconque intérêt de faire l’éloge des vieilles lois en tant que telles ?

J’ai répondu dans les commentaires, mais ma réponse se révèle suffisamment longue et, je crois, susbtantielle, pour donner lieu à un nouveau billet. À l’objection de p4bl0, je réponds deux choses :

1.

Le mot d’ordre « Aimons les vieilles lois » a de toute façon une importance psychologique. Aujourd’hui, l’heure est plutôt à la frénésie législative (c’était surtout vrai sous Sarkozy, dont on moquait parfois le réflexe « un fait divers = une loi ») : le discours commun, c’est plutôt qu’il faut adapter la loi aux évolutions de la société. Il me semble que c’est un état d’esprit déplorable, qui incite les gens à s’imaginer par exemple qu’il y a un « problème musulman » qu’il faut absolument régler, et pas, disons, un « problème laïque » réglé depuis longtemps. Donc avant même de considérer les lois en question, c’est une bonne chose que d’avoir un préjugé favorable aux vieilles lois. Peut-être sera-t-on amené-e à les modifier ou à les abroger si on les juge mauvaises, mais ce préjugé favorable constitue un biais qui est, dans l’ensemble, plutôt positif.

2.

Surtout, et c’est le point le plus important de cette réponse, il n’est pas toujours évident de décider si une loi est bonne ou pas. Il y a des tas de circonstances où la plupart des gens n’ont pas d’avis sur une loi donnée, parce qu’il n’y a pas de principe évident qui vaille en la matière, ou bien parce que la loi repose sur un certain compromis entre deux principes de force équivalente, auquel cas il n’y a pas vraiment de critère pour trancher (voir, ici, le 2e point). Dans ce cas, l’éloge des vieilles lois par rapport aux nouvelles me paraît tout à fait légitime.

Par exemple, sur le fait d’appliquer la loi sur l’administration de substances nuisibles aux cas de contamination volontaire par le VIH. L’article de Maître Eolas que je mettais en lien explique que :

Le régime de l’administration de substances nuisibles s’aligne sur celui, un peu bizarre, des violences volontaires. En effet, pour des éléments constitutifs identiques (une administration, un acte de violence), la répression va varier uniquement en considération du résultat.

Je n’ai pas d’avis sur ce point, parce que je ne l’ai pas examiné, et parce que je n’ai pas spécialement envie de perdre du temps à l’examiner. Il y a probablement des gens très intelligents qui y ont réfléchi, et qui se sont dit que cette solution était bonne. Elle a sans doute des qualités et des défauts, mais elle a sa logique. Eh bien, aligner les cas de contamination au VIH sur ce délit-là, c’est beaucoup mieux que de refaire une loi ad hoc où la question des degrés de répression serait :

  1. réexaminée entièrement par le législateur ;
  2. parasitée par l’existence de préjugés défavorables aux séropositif/ve-s ou par le lobbying d’Act Up.

On ne peut pas juste se demander si la loi condamnant l’administration de substances nuisibles est bien faite ou pas. Elle a sans doute des qualités et des défauts. On peut théoriquement réfléchir à ces qualités et à ces défauts, et proposer de meilleures solutions, mais le débat sur la contamination au VIH n’est vraiment pas le meilleur moment pour le faire.

Un autre exemple qui me vient en tête, c’est le système électoral. Les systèmes électoraux (majoritaires, proportionnels, à un tour, à deux tours) ont différents avantages et inconvénients. On a le droit d’en préférer un, pour des raisons de représentativité démocratique (la proportionnelle ?) ou de stabilité parlementaire et gouvernementale (le système majoritaire ?). Mais on peut aussi se dire que chaque système ayant ses qualités et ses défauts, le choix de l’un au détriment de l’autre ne constitue pas, a priori, un scandale. En revanche, ce qui est scandaleux, c’est quand un parti au pouvoir modifie le système électoral avant une élection dans le seul but de rester au pouvoir

[En continuant un peu à partir de ce cas de figure, on arrive à l’idée que parfois, même si une loi est bonne, on peut être contre son adoption simplement parce que le contexte dans lequel elle est discutée et votée en fait une loi ad hoc et un instrument de stigmatisation. La décision d’un tribunal allemand d’interdire la circoncision, en la rangeant dans la catégorie des mutilations, ne me choque pas tant que ça. C’est une interprétation de la loi qui peut se défendre et qui, par certains côtés, paraît même logique. Mais si les député-e-s français s’avisaient aujourd’hui d’interdire la circoncision, même si c’était par une loi plus générale, je serais peut-être contre quand même car il me semble qu’il s’agirait d’une loi ad hoc, adoptée dans un contexte où il y a beaucoup de discours et de lois islamophobes. La meilleure solution, alors, consisterait à ne rien faire et à continuer comme avant, puisque ça fait des décennies qu’on fonctionne comme ça sans trop de problème.]

(Je mets ça en petit et entre crochets, parce que je suis moins sûr de moi que pour le reste).

Le fond du problème, c’est que toutes les lois ne suscitent pas chez les citoyen-ne-s une franche approbation ou un dégoût scandalisé. La plupart des lois, soit on s’en fiche, soit on a un avis modéré dessus. Les lois qui occupent le devant de l’actualité sont par nature les plus polémiques, celles sur lesquelles on est enclin-e-s à avoir un avis tranché. Mais la loi, c’est aussi ce qui décide de si la pomme qui pousse sur la branche du pommier de M. Untel, mais au-dessus du jardin de Mme Unetelle, parce que la branche passe au-dessus de la clôture, appartient à M. Untel ou à Mme Unetelle. Aucune solution n’étant absolument évidente ni scandaleuse, il vaut mieux s’en remettre à la sagesse de nos ancêtres.

Votez kantien !

Après avoir longuement hésité, je suis allé voter dimanche dernier. Dans une région, l’Île-de-France, où trois listes (PS, Républicains, FN) étaient en lice pour le second tour, mais où il était clair que le FN ne gagnerait pas, beaucoup de mes ami-e-s, refusant de choisir entre les deux versions rose et bleue de la droite libérale-autoritaire, se sont abstenu-e-s, ce que je comprends fort bien. Je ne sais pas si le PS est exactement équivalent aux Républicains, peut-être que les Républicains sont encore un peu pire, mais c’est un geste politique en soi que de dire que, de toute façon, les différences entre les deux partis sont négligeables. S’il y avait un un duel PS-Républicains, je me serais abstenu. Le problème, c’est qu’il y avait le FN – leur score de premier tour m’avait vraiment déprimé, et j’avais très envie que ce parti fasse, dans toute la France, le score (en pourcentages) le plus bas possible au second tour. Autrement dit : en cas de duel PS-Républicains je me serais abstenu, mais en cas de duel PS-FN ou Républicains-FN (comme en PACA ou en Nord-Pas-de-Calais-Picardie), je serais allé voter contre le FN. Que faire alors en Île-de-France, puisque la situation est en quelque sorte un mélange des deux précédentes ?

J’ai décider d’aller voter, et de tirer à pile ou face, au dernier moment (dans l’isoloir) entre la liste PS et la liste Républicains. Mon raisonnement est le suivant. Si le système de vote permettait, non pas simplement de voter pour une liste, mais d’accorder à chaque liste le score de -1, de 0 ou de +1, je suis à peu près sûr que j’aurais voté [0, 0, -1]. Et certain-e-s de mes ami-e-s abstentionnistes sans doute aussi. Du coup, il faut se demander, compte tenu du système de vote réellement en vigueur, quel est le vote qui s’en approche le plus. On pourrait répondre [1, 0, 0] (vote PS) ou [0, 1, 0] (vote Républicains), mais alors on brise l’égalité entre les listes PS et Républicains. En fait, la meilleure solution est de voter [0,5 ; 0,5 ; 0]. Et contrairement aux apparences, c’est possible : il suffit de faire comme je l’ai fait – de tirer au sort avec une pièce de monnaie supposée correctement équilibrée.

On m’a fait observer que [0,5 ; 0,5 ; 0] n’était pas la bonne description de mon vote réel (puisqu’en effet, lorsque je mets le bulletin dans l’urne, je bascule forcément dans la configuration [1, 0, 0] ou [0, 1, 0] : l’incertitude n’est plus maintenue). En particulier, on s’est inquiété-e de ce que, observant cette procédure, j’aie une chance sur deux de favoriser les Républicains. Mais de la part d’abstentionnistes, cette remarque me paraît tout à fait inopportune. Car c’est une erreur que d’envisager mon vote dans une perspective conséquentialiste, comme s’il allait à lui seul faire basculer l’élection. Il y a quelques exemples amusants de votes hyper serrés [en], mais Wikipedia ne signale pas de vote [en] qui se soit joué à une voix près avec plusieurs millions de votant-e-s. Quand je vote pour un-e candidat-e, ce n’est pas parce que moi, j’espère le faire gagner[1], mais c’est parce que j’ai l’impression que mon vote va être imité par d’autres – c’est absurde, bien sûr, puisque mon vote n’a aucune influence sur le vote d’autrui. Mais enfin c’est bien tout de même à peu près comme ça que je fais, et c’est sans doute comme ça que tout le monde fait. La règle du vote n’est pas tant « Vote pour faire gagner ton/ta candidat-e préféré-e », que « Vote d’une manière qui te paraît universalisable ». Le fait que je vote d’une manière qui me paraît universalisable n’implique nullement que d’autres vont effectivement voter comme moi – le paradoxe étant qu’à grande échelle, le postulat faux de l’utilité individuelle du vote se vérifie tout de même, puisque la victoire du/de la candidat-e majoritairement préféré-e est bien la conséquence de tous les votes non conséquentialistes individuels[2]. Mais en tout cas, quand on vote, on n’est pas conséquentialiste (ou alors on est bien naïf/ve). On est kantien-ne.

Le vote est kantien. Et c’est pour cette raison que [0,5 ; 0,5 ; 0] est une description valable de mon vote aléatoire – même si, bien sûr, je mets un bulletin et un seul (et entier) dans mon enveloppe. Ce qui est doit être universalisable, en effet, ce n’est pas mon vote, c’est la maxime de mon vote. Je ne propose d’universaliser la maxime « Vote PS » si c’est le PS qui gagne le tirage au sort, ni d’universaliser la maxime « Vote Républicains » si ce sont les Républicains qui gagnent le tirage au sort. Ce que je propose d’universaliser, c’est la maxime « Tire au sort entre le PS et les Républicains ». Et si un grand nombre de personnes respectent cette maxime (ce qui est faux, sans doute, en l’occurrence, mais c’est néanmoins ce que l’on postule toujours quand on vote, sinon on n’irait pas voter), alors mathématiquement il y aura à peu près autant de votes effectifs PS que de votes effectifs Républicains. Par conséquent, si l’on considère qu’il est acceptable de s’abstenir mais pas de voter Républicains, alors qu’on se rassure : même si au bout du compte je vote Républicains, la description correcte de mon action la rapproche beaucoup plus de l’abstention que du vote Républicains. Il n’est pas vrai, en tout cas, que je favorise le parti pour lequel je vote effectivement.

Il se trouve que c’est le PS qui a gagné le tirage au sort dans l’isoloir. Mais la description correcte de mon vote est bien [0,5 ; 0,5 ; 0], et non [1, 0, 0]. Il est parfaitement acceptable, et même requis, d’utiliser des fractions de voix pour décrire adéquatement mon vote. Je dirais donc volontiers, pour conclure, qu’étant kantien, le vote est aussi un peu quantique.


[1] Voir le paradoxe de Downs.

[2] Je suis en train de me demander si l’exemple du vote, relativement simple et facile à formaliser, ne pourrait pas fournir des arguments généraux en défense de règles d’action déontologiques plutôt que conséquentialistes.

Légitimité de la révolution en démocratie

Comment une révolution peut-elle être légitime ? La question ne se pose guère quand elle vise à renverser un dictature : prendre les armes est alors le seul moyen, en l’absence d’élections, qu’ont les gens pour faire valoir leurs droits à prendre part à la marche des affaires. Mais en démocratie ? On pourrait être tenté-e de croire qu’à partir du moment où l’on est en démocratie, et où le peuple dispose d’un moyen pacifique de provoquer le changement, la révolution n’a plus aucune légitimité possible. C’était, par exemple, la position de Victor Hugo : l’instauration du suffrage universel au lendemain de la Révolution de 1848 avait, selon lui, supprimé le droit moral à l’insurrection. Dans Les Misérables, il se justifie rétrospectivement sur son attitude anti-révolutionnaire pendant les journées de juin 1848 : l’insurrection ouvrière ne peut pas être une insurrection véritable, mais une émeute, car elle s’en prend à un gouvernement légitimement élu, donc, indirectement, au peuple qui l’a élu ; elle ne peut donc pas être le fait du peuple, mais seulement d’une fraction du peuple contre une autre. 1832 (Gavroche), c’est oui, parce qu’on est en régime censitaire ; juin 1848, c’est non, parce que le suffrage est universel[1].

Mais cette distinction repose sur l’idée que la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Or la démocratie souffre à cet égard d’un vice fondamental qui l’empêche irrémédiablement de se conformer à son beau programme : la procédure électorale ne représente jamais l’état réel de l’opinion du peuple qu’au prix d’une trahison, dans la mesure même où elle accorde un poids égal à des opinions qui diffèrent à tout point de vue, et notamment en intensité et en maturité. Si 53% des gens votent pour Tartempion, et 47% pour Machinchouette, alors Tartempion est élu. Mais pour pouvoir dire que la volonté populaire s’est efficacement exprimée, il faut admettre que l’opinion du peuple est valablement décrite par un énoncé du type : « 53% des gens préfèrent Tartempion à Machinchouette, et 47% l’inverse ». Or cet énoncé est parfaitement inadéquat, parce que gravement lacunaire : il ne dit pas, notamment, à quel point les partisan-e-s de Tartempion le préfèrent à son adversaire, et vice versa. L’opinion du peuple n’est exprimée par le vote qu’au prix d’une énorme altération.

Or la révolution, par rapport à la démocratie électorale, constitue pour choisir ses gouvernant-e-s une procédure alternative qui règle en partie ce problème. Une révolution, en effet, c’est coûteux en temps et en énergie ; de plus, c’est risqué. La procédure révolutionnaire sélectionne d’elle-même les gens les plus motivés, puisque ceux-là seuls accepteront de consentir pour la cause aux sacrifices qu’elle requiert. Elle constitue, en un sens élargi du mot démocratie, une forme de démocratie immanente, et corrige ce qu’il peut y avoir d’injuste dans la procédure électorale.

Serait-il possible d’inventer une réforme de la procédure électorale qui la rende plus conforme à sa fonction – représenter la volonté du peuple ? On peut l’imaginer, pour rire, mais on va vite voir que les solutions possibles n’apparaissent pas très sérieuses. On pourrait ainsi pondérer le vote par le temps que chaque électeur/trice a passé dans l’isoloir (certain-e-s pourraient sans doute tenir plusieurs heures !), la quantité de temps sacrifiée étant alors considérée comme une approximation acceptable de la motivation. Un ami suggère une variante : on pourrait accorder plus de poids aux votes exprimés tôt dans la journée, la hâte à se rendre au bureau de vote étant supposée être un indice de l’abnégation du/de la votant-e.

Il n’empêche que la révolution semble une solution bien plus réaliste. Certes, elle ne corrige les déficiences de la procédure électorale que sur un seul point : elle prend en compte la motivation des individus. Elle ne permet pas de corriger l’indifférence électorale à, mettons, la maturité, l’approfondissement, la solidité des opinions, ce que l’on pourrait pourtant trouver souhaitable (ou alors, elle ne le permet qu’indirectement, dans la mesure où la motivation d’un individu peut être fonction de la maturité ou de la solidité d’une opinion. Mais ce n’est pas forcément le cas, semble-t-il.) Mais enfin, on ne peut pas tout avoir.

*

La critique de la démocratie que je viens de formuler me paraît pouvoir être rapprochée de deux traditions très différentes.

Tout d’abord, on aura peut-être constaté que je reproche à la procédure électorale à peu près la même chose que Pierre Bourdieu reproche aux sondages d’opinion dans son texte fameux « L’opinion publique n’existe pas ».

Mais on peut également être frappé-e par le caractère libéral de mon développement. En effet, la révolution joue dans ma prose un rôle analogue à celui du marché pour les libéraux/ales, celui d’une manière immanente, résumable au fond à un pur rapport de force, de résoudre un problème et de créer un nouvel état de choses. En effet :

  • les deux types de procédure (révolutionnaire et marchande) reposent sur l’idée que l’ordre légitime est celui que produit une combinaison des désirs non médiés (non institutionnellement médiés, c’est-à-dire non transformés, par le jeu d’un système institutionnel complexe, en une série de bulletins de vote). Le désir du/de la consommateur/trice, immédiatement traduit en achat, ou le désir de l’insurgé-e, immédiatement traduit en acte révolutionnaire, sont à cet égard homologues ; il n’y a pas besoin d’inventer une fonction de choix sociale (une procédure électorale) pour les rendre efficaces ;
  • les deux types de procédure ont le même rapport ambivalent à la démocratie : elles en contestent la forme (électorale), et peut-être même l’essence, au nom de son propre principe de représentativité populaire. En prenant le mot démocratie dans un sens large, et en jouant un peu sur les mots, on pourra même dire que la révolution et le marché ne contestent la démocratie qu’au nom d’une conception supérieure et plus authentique de la démocratie. Sur la barricade, je vote avec mon fusil, pour une certaine option politique parmi plusieurs possibles ; quand je fais mes courses, je vote avec mon porte-monnaie pour ou contre un produit ;
  • les deux types de procédure reposent sur le même principe élitiste et aristocratique d’indifférence aux indifférent-e-s : les choses sont faites par ceux et celles qui sont motivé-e-s, qui y ont un intérêt subjectif. Si le destin de mon pays m’indiffère, je ne serai ni d’un côté ni de l’autre de la barricade. Et si je n’ai aucune envie de m’acheter un smartphone, je ne participerai pas à la procédure qui va, in fine, décider si c’est plutôt Apple, Nokia ou Samsung qui va conquérir le monde. Les deux types de procédure reposent sur l’idée qu’il est mauvais que la masse indifférente décide pour les autres ; ma critique rejoint là une vieille tradition libérale de critique de la démocratie comme tyrannie (possible) de la majorité sur la minorité (voire sur l’élite), qui court de Tocqueville à Hayek, en passant certainement par beaucoup d’autres.

Tout cela étant dit, la démocratie a sans doute aussi ses avantages. Mais peut-être sont-ils plus pragmatiques que principiels : il n’est pas si mauvais, au fond, de vivre sous un régime de paix civile où les désaccords politiques se règlent d’une manière douce, pacifique, toujours partiellement prévisible, et sans bain de sang. Mais cela n’empêche pas que la procédure démocratique électorale échoue largement à faire ce qu’elle prétend faire : permettre à la volonté populaire de s’exprimer.


[1] Pour purifier le problème, je considère pour le moment que le contenu de la révolution n’est pas en débat – admettons qu’il soit positif. Admettons qu’il s’agisse, par exemple, de remplacer un régime néo-libéral par un régime de gauche. Mes lecteur/trice-s de droite sont autorisé-e-s à intervertir mentalement, s’ils/elles le souhaitent, les termes du problème.