1.
Cet article de Florian Cova constitue une introduction très claire à la notion de « surérogation ». Un acte surérogatoire est un acte qu’il est moralement bon d’accomplir, mais que nous n’avons pas le devoir d’accomplir[1]. Voici un exemple d’acte surérogatoire, proposé par J. O. Urmson, et cité par Cova :
Imaginons un groupe de soldats en train de s’entraîner au lancer de grenades ; une grenade glisse des mains de l’un des soldats et atterrit sur le sol auprès d’eux ; l’un d’eux sacrifie sa vie en se jetant sur la grenade pour protéger ses camarades avec son corps.
Sur cette base, on peut donc, avec Cova, établir une distinction entre deux sortes de doctrines morales :
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celles qui se réduisent à une « morale du devoir », comme le kantisme ou l’utilitarisme, et qui ne ménagent aucune place pour des actions à la fois bonnes et non requises ; qui, donc, excluent la possibilité d’actes surérogatoires. La seconde partie de l’article montre que, théologiquement, il s’agit aussi de la position protestante ;
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celles qui admettent la possibilité d’actes surérogatoires : théologiquement, il s’agit aussi de la position catholique.
La croyance en l’existence d’actes surérogatoires est très intuitive ; elle permet d’échapper au caractère démesurément exigeant de certaines théories morales, en particulier l’utilitarisme. Or il se trouve que je viens de lire un intéressant livre d’Avishai Margalit, Du compromis et des compromis pourris. Réflexion sur les paix justes et injustes[2]. Il s’agit d’un livre de philosophie politique et morale, dans lequel son auteur mobilise la notion de « deuxième meilleur », empruntée à la science économique (p. 148) : cette notion offre une solution alternative à celle de surérogation pour, à la fois, briser la tyrannie de la contrainte morale trop exigeante et mettre nos doctrines morales un peu plus en accord avec nos intuitions. Le deuxième meilleur est l’acte sur lequel nous devons nous rabattre lorsque l’acte qui est théoriquement requis nous apparaît comme trop contraignant, semble exiger trop d’héroïsme de notre part.
Le rapprochement entre la notion de surérogation et la notion de « deuxième meilleur » m’a été suggéré par certains exemples donnés par Margalit, qui évoquent ceux présentés par Cova. Ainsi, Margalit écrit (p. 149) :
L’Église catholique considère que la vie de nonne est la vie idéale, la vie faite de perfection pour les femmes. Elle considère également que le sacrifice qu’entraîne le fait de renoncer à la sexualité et à la maternité est tel que l’écrasante majorité des femmes ne peuvent atteindre l’idéal consistant à devenir nonne. Le deuxième meilleur, pour une femme, n’est pas de devenir nonne et d’adopter une attitude laxiste à l’égard de la prohibition de la sexualité, mais, au lieu de cela, de devenir mère.
Et Cova renvoie en note à deux extraits de la première Épître aux Corinthiens qui prouvent selon lui que le célibat est, aux yeux de Paul de Tarse, un acte surérogatoire.
Une page plus loin, Margalit écrit (p. 150) :
L’idée, par-delà cette notion [de deuxième meilleur] est simple. La souffrance en ce bas monde est si intense qu’elle devrait nous imposer une obligation morale de l’alléger. Et celle obligation pesant sur nous est si forte que seul un dévouement total destiné à apaiser le tourment du monde pourrait nous exempter de mener la vie morale requise[3]. Une vie morale ne devrait être rien d’autre qu’une vie de saint.
Or c’est à peu près la position des Réformateurs protestants, telle que l’expose Cova, à ceci près que pour Luther et Calvin même les saints restent en-deçà du devoir :
C’est ainsi que la distinction entre « Commandements de Dieu » et « Conseils de Dieu » (et surtout l’existence de « Conseils de Dieu ») a été vigoureusement rejetée par Luther et Calvin. Selon Luther, « il n’existe pas de bonnes œuvres autres que celles que Dieu a commandées ». Ainsi, tout ce que Thomas qualifiait de « Conseils de Dieu » sont en fait des « Commandements ». De cette façon, ni les saints, ni aucun autre n’ont fait plus que ceux qui leur était demandé (car c’est par définition impossible).
2.
Depuis la perspective qui semble être celle de Cova, on risque d’avoir du mal à comprendre ce que Margalit entend par « deuxième meilleur ». On peut soit rabattre la théorie du « deuxième meilleur » sur une doctrine de la surérogation, et faire du « premier meilleur » un acte surérogatoire, soit la rabattre sur une « morale du devoir » au sens de Cova (excluant la surérogation), et faire du « deuxième meilleur » un acte moralement défectueux, supérieur certes à presque tous les autres actes possibles (à l’exception du « premier meilleur »), mais seulement dans la mesure où le fait de casser un doigt à quelqu’un est moralement supérieur à lui casser un bras : ce n’est qu’une question de degré dans la faute morale. Or Margalit nous donne les clés, me semble-t-il, pour échapper à cette alternative, en introduisant une distinction entre justifier et excuser :
Je suggère une distinction entre la théorie du juste et la théorie du bien pour ce qui est des compromis pourris. La théorie du juste nous dit qu’il n’existe pas de justification pour un compromis pourri, en aucune circonstance, indépendamment de ses conséquences pour ceux qui le signent. La théorie du bien nous dit que, bien qu’il n’existe aucune justification pour un compromis pourri, il y a place pour le pardon, ou au moins la compréhension, en fonction des conséquences d’un tel compromis. (p. 160)
Si un compromis est pourri, cela signifie que la considération morale aurait dû prendre le dessus, et qu’il n’y a pas de justification pour contracter le compromis pourri. Mais le choix tragique signifie que le fait de signer un compromis pourri peut être excusé, non pas au sens où il peut être exonéré, mais au sens où il a de fortes raisons d’être pardonné. (p. 180)
Peu importe ce que Margalit entend par « compromis pourri » : c’est l’objet de son livre, et ça ne nous intéresse pas ici. Je ne vais pas non plus revenir sur sa distinction entre « juste » et « bien », parce qu’elle est redondante avec celle entre « justifier » et « excuser », et parce qu’elle risque d’obscurcir ma réflexion. L’important est qu’un acte que d’aucuns pourraient juger surérogatoire (le refus du « compromis pourri ») est considéré par l’auteur comme impérativement requis, bien que le manquement à ce devoir soit considéré par l’auteur simultanément comme non justifiable et excusable. Margalit ne semble pas étendre explicitement cette solution à tous les cas moraux concernés par le problème de la surérogation, et, sauf erreur de ma part, il n’établit pas de lien conceptuel entre la notion de « deuxième meilleur » et la distinction justifiable/excusable. Mais je propose, moi, de le faire, au moins à titre d’hypothèse et de proposition : on pourrait considérer que nos devoirs moraux sont infinis, et que par conséquent la surérogation est impossible, mais qu’il serait « excusable » de ne pas accomplir certains de ces devoirs particulièrement difficiles. En fait, même si cette proposition offre une solution alternative à la surérogation, elle peut aussi se combiner avec elle : même si l’on croit à la possibilité de la surérogation et que l’on ne considère pas que nos devoirs moraux soient infinis, la transgression de certains d’entre eux pourrait être « excusable ». Il y aurait alors une distinction entre le bien non requis (le surérogatoire), le bien requis (le devoir), le moralement neutre, le mal excusable et le mal inexcusable.
Avishai Margalit emprunte à Maïmonide un exemple de mal excusable : tuer un-e innocent-e pour sauver sa propre vie (p. 146). Je ne pense pas que je serais d’accord avec Maïmonide (qui se fait ici l’exégète de la loi juive) pour considérer cela comme un mal, mais en la matière il me paraît difficile d’exhiber un exemple consensuel. Peut-être pourrait-on reprendre et modifier l’exemple d’Urmson cité au début de ce billet : si un soldat, par inadvertance, laisse tomber une grenade qui risque de tuer ses camarades, il a l’obligation morale de se sacrifier pour les autres, mais est excusable de ne pas le faire. Je ne suis pas bien certain que ce soit vraiment ce que je pense ; c’est un exemple que je donne pour fixer les idées.
On pourrait me demander de préciser ce que j’entends par « excusable » (par opposition à « justifiable »). Mais le piège serait de répondre. En effet, si je me lançais dans une tentative de définition de l’ « excusable », je serais certainement contraint soit de sortir une tautologie (« l’excusable, c’est le mal que l’on peut excuser »), soit de situer l’excusable par rapport au justifiable, au bien, au mal, au devoir, bref, aux notions morales dont la définition ne fait pas problème. Je me retrouverais sans doute à donner une définition du type : « L’excusable, c’est ce qui est mal, mais pas trop mal, c’est ce qui est suffisamment mal pour que ce soit interdit, mais pas assez pour que ce soit inexcusable », etc. Bref, je serais tenté de fournir une définition en termes de degrés : l’excusable serait le mal/l’injustifiable ; l’inexcusable serait le très mal/le complètement injustifiable. À ce compte-là, on en reviendrait simplement à un schéma compatible avec celui de Cova : que la surérogation existe ou non, il y a du mal, et, à l’intérieur de ce mal, différents degrés de gravité. Voilà qui ne va pas bien loin. Et surtout, voilà qui ne rend pas compte du fait que si l’on juge excusable un acte mauvais, ce n’est pas seulement parce qu’on le trouve moins mauvais qu’un autre, mais aussi parce qu’on prend en compte les conditions de sa réalisation : on pourra par exemple trouver excusable un acte mauvais commis sous le coup de la colère, ou bien un acte mauvais commis en conformité avec des croyances profondes mais erronées de l’agent, etc. Le caractère excusable ou non d’un acte mauvais semble bel et bien dépendre partiellement d’un élément quantitatif, mais ne s’y réduit pas.
Outre la tautologie et la définition en termes de degré, une troisième solution pour définir l’excusable pourrait consister, justement, dans l’exhibition des critères qui rendent excusable un acte mauvais (le fait qu’il soit commis sous le coup de la colère, par exemple), mais alors on ne définirait pas à proprement parler l’excusable : on ne ferait que donner des clés pour l’identifier (de même que l’utilitarisme ne définit pas le bien et le mal, mais fournit un critère pour les identifier).
En réalité, il faut renoncer à produire une définition de l’excusable, pour les mêmes raisons que les philosophes moraux renoncent à produire une définition du bien et du mal : il n’y en a pas besoin, parce que tout le monde voit à peu près ce que cela veut dire. Je ne peux pas plus donner de définition non tautologique du bien et du mal que je peux en donner une de l’excusable : l’idée que certains actes mauvais sont excusables, n’appellent pas la même réprobation rétrospective que d’autres actes mauvais, correspond à une intuition morale authentique, et c’est de là qu’il faut partir.
3.
Ce billet plaide donc pour un pluralisme des concepts moraux : j’en propose au moins deux, le concept de bien/mal (c’est le même concept, sous une forme positive et sous une forme négative) et le concept d’excusable/inexcusable. Rien n’exclut qu’il puisse y en avoir d’autres, et même pas mal d’autres : notre psychologie est sans doute suffisamment complexe pour cela. Quoi qu’il en soit, ce serait une erreur de considérer les doctrines de la surérogation comme authentiquement pluralistes, sous prétexte qu’elles distinguent le bien et le devoir (il peut y avoir un bien au-delà du devoir). En réalité, les doctrines de la surérogation et les « morales du devoir » au sens de Cova fonctionnent à peu près pareil : dans chaque cas, on établit un axe allant de l’horriblement mal au merveilleusement bien, et l’on fixe sur cet axe un point au-delà duquel on sort de ce que l’on appelle le devoir. Ce point se trouve tout au bout de l’axe dans le cas des morales du devoir, un peu avant dans le cas des doctrines de la surérogation. Mais il ne s’agit jamais que d’établir une rupture qualitative au sein d’un continuum : tout cela reste parfaitement unidimensionnel. Au contraire, l’excuse procède d’une opération psychologique tout à fait différente de la justification ; peut-être y a-t-il là aussi un critère quantitatif sous-jacent (peut-être, de fait, l’excusable est-il souvent ce qui est faiblement injustifiable, alors que l’inexcusable serait ce qui est fortement injustifiable), mais les deux opérations, justifier et excuser, sont bien qualitativement différentes.
Et s’il est impossible de définir l’excusable, il est cependant possible d’en exhiber une caractéristique qui le distingue qualitativement du justifiable : l’excusable concerne l’évaluation des actes déjà réalisés, et non le choix d’un acte encore à faire. Je cite encore Margalit (p. 180) : « Une justification confère une justification morale[4] à un acte avant même qu’il ne soit commis, alors que l’excuse est un argument rationnel plaidant pour le pardon après que l’acte a été commis. »
Avant, après. Cela n’a l’air de rien, mais Margalit met là le doigt sur un énorme présupposé de la plupart des théories de philosophie morale : l’idée que c’est le même arsenal conceptuel (le bien, le mal, le devoir, le permis, l’interdit…) qui permet, d’une part, de s’orienter moralement dans la vie (« que dois-je faire ? ») et, d’autre part, d’évaluer moralement des actes déjà commis (« X a-t-il/elle eu moralement raison d’agir ainsi ? »). Autrement dit, en général, la philosophie morale traite d’un même mouvement la dimension prescriptive et la dimension évaluative (rétrospective) de la morale. Prenons l’utilitarisme : cette doctrine fournit un critère (la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines) censé permettre à la fois de s’orienter dans la vie et d’évaluer les actions d’autrui. L’utilitariste se demandera donc comment il/elle doit agir pour maximiser les plaisirs et minimiser les peines face à une situation donnée, et, à partir du même critère, il/elle portera des jugements moraux sur les actions d’autrui. Tout se passe comme si ces deux opérations étaient au fond équivalentes. Or il n’y a pas de raison a priori qu’il en soit ainsi, et les réflexions de Margalit me donnent à penser que ce n’est vraisemblablement pas le cas. Au-delà du kantisme et de l’utilitarisme, on devrait peut-être essayer de penser une théorie de la morale qui soit fondée, donc, sur un pluralisme conceptuel adéquat à la pluralité de ses fonctions : agir, juger.
Et c’est peut-être encore trop simple (mais « pluralisme » ne veut pas dire « dualisme ») : on pourrait distinguer les jugements portés sur une action déjà accomplie par quelqu’un d’autre, les jugements portés sur un action déjà accomplie par soi-même, les jugements portés sur une action future que quelqu’un d’autre s’apprête à accomplir, etc. La mauvaise foi pourrait justement consister en ceci : prendre une fonction pour une autre ; utiliser comme outils moraux pour agir des outils moraux destinés à juger rétrospectivement des actes ; et, notamment, s’excuser par avance d’une action que l’on sait ou que l’on pressent injustifiable. Est de mauvaise foi celui ou celle qui, sachant qu’il/elle va mal agir, adopte frauduleusement la position du/de la spectateur/trice rétrospectif/ve de son propre acte, et s’octroie à lui/elle-même des excuses : « Je sais que je ne devrais pas me garer là, mais j’ai une excuse : je suis pressé-e, et je n’en ai pas pour longtemps… ».
[1] J’en ai déjà parlé dans une note de bas de page de ce billet. Dans mon article « Militer n’est pas un devoir moral », c’est aussi de cela que je parlais, même si alors je ne connaissais pas le terme technique : il s’agissait en fait pour moi d’établir le caractère surérogatoire du militantisme.
[2] Denoël, 2012 ; 1re éd. 2010 ; trad. de l’anglais par Frédéric Joly.
[3] Je soupçonne ici une imprécision dans la traduction. C’est « acquitter » plutôt qu’ « exempter » qu’il faudrait dire : mener une vie de saint n’est pas une manière d’échapper à son obligation morale, mais de s’y conformer.
[4] Sic. Là encore, problème de traduction ?