Je comptais au départ faire un seul billet sur la question, mais il se trouve que le texte que j’ai écrit dépasse (de peu) la limite supérieure que je me suis assignée (cinq pages Word en Times New Roman, police 12, si vous voulez tout savoir : au-delà, il y a un risque qu’on trouve ça trop long…). J’ai déjà tout sous le coude, mais pour m’en tenir à mes principes, je publie mon texte en deux fois. La suite arrivera bientôt.
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La pédophilie est un sujet bizarre, qui, pour reprendre l’heureuse formule d’un ami, a le don de rendre très vite tout le monde d’extrême-droite – et en particulier de faire perdre à des gens a priori intelligents et bien intentionnés tout sens de la mesure et toute espèce de rigueur logique. Il convient donc de jeter un peu de clarté dans les ténèbres, et, pour éviter de tout mélanger, de procéder aux distinctions qui s’imposent. Ce billet va donc être beaucoup plus analyse que synthèse.
1.
Quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal, et cela doit être sévèrement puni par la loi. Peu importe le « consentement » apparent de l’enfant.
(Je ne discute pas à partir de quel âge on devient un adulte, et à partir de quel âge on cesse d’être un enfant. Cette discussion m’ennuie, même si elle est nécessaire pour les juristes. Si vous voulez qu’on fixe les idées pour la suite du billet, imaginez que quand je dis « adulte », je pense à un homme ou à une femme de 40 ans, et que quand je dis « enfant », je pense à un petit garçon ou à une petite fille de 8 ans. Comme ça, il n’y a pas de débat.)
(La thèse de cette section semble être l’expression du bon sens, et ne pouvoir appeler aucune objection sérieuse. Cela dit, on peut sans doute au moins questionner son caractère universel. Le constructiviste qui sommeille en moi a une vague réticence à admettre que le caractère néfaste de la sexualité adulte-enfant puisse être absolument universel, naturel, etc., dans la mesure où la sexualité adulte-enfant n’implique pas nécessairement de lésion organique chez l’enfant, donc de dommage physique objectivable. Cela me fait penser à ce que je disais ici sur le caractère sacré de la sexualité comme argument contre le viol et contre la prostitution. Je propose que dans ce billet, on admette au moins par provision, que, au moins dans le cadre social et culturel qui est le nôtre, « quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal. »)
2.
Mais le mot pédophilie ne désigne pas nécessairement une activité sexuelle, il peut aussi désigner des pulsions et des phantasmes. Les termes désignant des paraphilies et des orientations sexuelles n’incluent pas dans leur définition analytique l’idée de réalisation ou de passage à l’acte. Être urophile implique d’avoir des fantasmes fétichistes impliquant l’urine, mais pas nécessairement d’avoir déjà pratiqué la chose – et l’on peut être homosexuel-le, bisexuel-le ou hétérosexuel-le même si l’on est vierge.
Il y a donc là une distinction importante, qu’il est dommageable et même désastreux de ne pas faire. Être pédophile n’implique pas d’être un-e criminel-le, puisque cela n’implique en soi aucun passage à l’acte. Comme on ne voit pas pourquoi il y aurait un rapport statistique quelconque entre le fait d’avoir des fantasmes pédophiles et le fait d’avoir un sens moral dégradé, et comme il faut tout de même un sens moral sérieusement dégradé pour se croire autorisé-e à violer un enfant, on ne voit pas non plus pourquoi il n’y aurait pas énormément de pédophiles secret-te-s, qui ne sont jamais passé-e-s et ne passeront jamais à l’acte, et qui vivront paisiblement leur vie sans jamais faire de mal à quiconque. Confondre l’ensemble des pédocriminel-le-s sexuel-le-s (des criminel-le-s pédosexuel-le-s ?) avec l’ensemble des « pédophiles » est non seulement tout à fait inadéquat, mais en plus injustement stigmatisant pour les malheureux/ses qui vivront leurs fantasmes dans l’abstinence, la chasteté et la névrose.
Pour l’instant, je n’ai pas l’impression d’avoir dit grand-chose qui ne puisse pas faire l’unanimité chez des gens raisonnablement intelligents. J’ai déjà discuté de cette question plusieurs fois, sur Facebook ou sur des forums (il faut dire que j’aime bien chercher la bagarre), et je n’ai jamais entendu ni lu aucun argument qui puisse s’opposer à ce que j’ai énoncé jusqu’à présent (en laissant tomber les passages entre parenthèses dans la section 1). Pourtant, d’expérience, je pense pouvoir dire que la plupart des gens manifestent d’énormes résistances, complètement irrationnelles, à ces idées. C’est tout de même malheureux.
3.
On s’avance sur un terrain un peu plus délicat avec la question de la pédopornographie. Dans cette troisième section, je vais simplement parler de la pédopornographie virtuelle – celle qui, pour sa réalisation, n’implique pas de maltraitance sur un enfant réel. C’est-à-dire tout ce qui est dessin, image de synthèse, fiction écrite, etc. Je crois qu’en droit français, même cette partie-là de la pédopornographie est réprimée, ce qui est un pur scandale.
Le seul argument (apparemment) valable pour interdire la pédopornographie virtuelle est un argument conséquentialiste du type : de telles productions encouragent les passages à l’acte réels.
Mais premièrement, ce n’est pas sûr du tout. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre étude statistique sur la question (je ne vois pas comment il pourrait y en avoir…), et je ne vois donc pas comment on est censé-e savoir que les conséquences néfastes de la pédopornographie virtuelle l’emportent sur ses possibles conséquences bénéfiques. On pourrait par exemple imaginer que la pédopornographie virtuelle offre un défouloir masturbatoire à des personnes qui, du coup, seront moins enclines à s’en prendre à des enfants réels. Je ne dis pas que c’est vrai, je dis simplement que personne n’a prouvé que c’était faux.
Deuxièmement, l’argument tombe de toute façon de lui-même, parce qu’il est absolument isomorphe à des raisonnements qui, dans des domaines différents mais proches, n’emporteraient pas la conviction. Ainsi, faudrait-il interdire la pornographie (adulte) virtuelle, sous prétexte que l’excitation sexuelle risque de pousser des hommes sexuellement frustrés à violer des femmes ? Pour prendre un exemple dans un domaine un peu moins proche : faudrait-il interdire toute représentation de la violence dans la fiction, sous prétexte que cela pourrait donner de mauvaises idées à certain-e-s ? La liberté (en l’occurrence, liberté artistique et liberté d’expression) implique toujours un certain niveau de risque. Cela n’implique pas qu’il faille accepter n’importe quel risque au nom de la liberté ; mais en l’occurrence, le risque me paraît à la fois beaucoup trop incertain et beaucoup trop indirect pour justifier l’interdiction.
Je dis : « beaucoup trop indirect », parce qu’il implique l’intervention criminelle d’une personne autre que celle qui produit le matériel pédopornographique ; il me semble qu’on a d’autant moins le droit de sanctionner l’individu A qui fait un dessin pédopornographique pour des individus B, si c’est l’individu C qui commet le crime et qu’il soit possible de faire porter à C la responsabilité de ce crime. Il en irait peut-être différemment si le tort était commis à la suite d’un acte de A et sans autre intervention d’un nouvel agent humain – dans ce cas, le tort serait moins indirect.
Et puis cette interdiction de la pédopornographie virtuelle au nom de sa dangerosité passe par pertes et profits le fait que ce matériel est réellement utile à des gens qui, comme on l’a vu dans le second paragraphe, ne sont peut-être que de paisibles citoyen-ne-s qui n’ont pas l’intention de faire de mal à une mouche (à un enfant mouche). Dans le cas de pédophiles exclusif/ve-s (en supposant que cela existe, mais je suppose que oui, puisqu’en matière de sexualité à peu près tout existe…), et soucieux/ses de respecter les autres et les lois, la masturbation pourrait bien être la seule forme de sexualité qui puisse jamais leur procurer du plaisir. Les priver de la seule forme de pédopornographie acceptable (parce que virtuelle) en raison des crimes que d’autres gens à l’esprit moins noble pourraient hypothétiquement commettre, cela ressemble fort à une iniquité, et cela leur constitue en tout cas un tort considérable.
Je crois, au bout du compte, que ces deux premiers arguments en faveur de la légalité de la pédopornographie virtuelle doivent nécessairement être acceptés à partir du moment où l’on a accepté les thèses de ma seconde section. Je pense réciproquement que la meilleure, voire la seule, manière d’être contre la légalisation de la pédopornographie virtuelle, c’est de partir du principe plus ou moins conscient que tous ces gens-là (les pédocriminel-le-s sexuel-le-s, mais aussi les producteur/trice-s et consommateur/trice-s de pédopornographie virtuelle) sont des monstres, certainement pas des citoyen-ne-s comme les autres, et qu’il n’est pas légitime d’accorder le moindre poids à leurs droits (à la liberté d’expression, à la liberté artistique, à la sexualité) lorsque ceux-ci sont mis en regard de la sécurité des enfants.
Il y a encore un troisième argument en faveur de la pédopornographie virtuelle, mais qui me semble d’une nature très différente des deux autres : il n’y a pas de définition claire de ce que c’est que représenter un enfant. Quel degré de réalisme dans la représentation faut-il pour qu’une silhouette vaguement crayonnée soit considérée comme anthropomorphe ? Quelles caractéristiques physiques le personnage en question, qui n’existe pas en réalité, doit-il avoir pour être réputé avoir plus ou moins de tel ou tel âge ? Qu’est-ce qui m’empêche de dessiner des relations sexuelles entre créatures extraterrestres, dont certaines auraient des apparences plus ou moins enfantines, mais qui seraient tout de même, parce que j’en aurais décidé ainsi, parfaitement mûres sexuellement ? Tous ces problèmes ne se posent pas avec la pédopornographie réelle (les acteur/trice-s ont tel ou tel âge, théoriquement déterminable avec précision), mais se posent avec la pédopornographie virtuelle. Ils impliquent leur lot d’appréciation subjective du/de la juge, d’arbitraire (et l’arbitraire, c’est mal), et d’insécurité juridique.
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Dans la suite (coming soon), je parlerai de la pédopornographie réelle et des problèmes juridiques et moraux qu’elle pose.