sexualité

Pavlenski, militant réactionnaire

Je pourrais commencer par dire que je n’ai aucune sympathie pour Benjamin Griveaux, qu’il ne m’inspire aucune espèce de compassion, que je hais tout ce qu’il représente politiquement, et vous savez quoi ? Je vais le faire. Maintenant, cela étant dit, il me semble important de condamner sans aucune espèce d’ambiguïté l’acte dont il a été victime, parce que quelles que soient les justifications minables de Pavlenski et quelles que soient les arguties sur les politiques réactionnaires et liberticides du parti macroniste, il n’empêche : Griveaux n’est pas la seule personne dont il s’agisse dans cette affaire.

Griveaux n’a pas été violé, certes, ni subi d’agression sexuelle physique, mais il a été victime de violence (au moins morale et psychologique), et cette violence touche à l’intime et au sexuel ; il n’est pas déplacé d’utiliser à propos de cette affaire l’expression de « violence sexuelle ». Et les violences sexuelles relèvent d’un registre d’action parfaitement toxique, quelle qu’en soit la victime. Enfin, que dirait-on une femme politique d’extrême droite était violée punitivement par un antifasciste ? « Bien fait pour elle, c’est une fasciste » ? « Circulez, y a rien à voir » ? Ce ne seraient évidemment pas les réactions appropriées. Le concept de « culture du viol » sert précisément à penser ce genre de situations, en décentrant le regard de chaque cas particulier, de chaque victime particulière, pour envisager les choses comme un problème général concernant non seulement la fréquence affolante des viols, mais aussi la tolérance dont on fait socialement preuve envers les viols et les violeurs. Et quand on prend le problème comme cela, on doit bien se rendre compte que pratiquer ou justifier un tel acte, même envers la pire des crapules, cela a pour conséquence sociale d’entretenir la culture du viol, en abaissant notre seuil de révulsion face au viol, etc.

Griveaux n’a pas été violé, certes, mais il a subi quelque chose que le code pénal nomme joliment « pornodivulgation », et que l’on appelle plus couramment « revenge porn ». C’est une forme de violence dont les femmes sont majoritairement victimes, qui relève et participe d’un sexisme structurel, qui sert à humilier la sexualité des femmes. Que la victime ici soit un homme, et un homme puissant, et un homme puissant et hétéro, ne change rien à ce fait. Il est irresponsable d’avoir la moindre indulgence pour un acte d’une part, un argumentaire d’autre part, qui contribuent, fût-ce contre la volonté de Pavlenski (admettons sa bonne foi…), à légitimer des pratiques de slut-shaming. Benjamin Griveaux n’est pas la seule victime.

Au fait, tout cela me rappelle d’assez près la pratique de l’outing punitif telle qu’elle était pratiquée et théorisée voilà quelques années par Act Up : il s’agissait de révéler publiquement l’homosexualité de personnalités politiques qui avaient pris des positions homophobes (Renaud Donnedieu de Vabres en avait fait les frais après qu’il eut participé à des manifestations anti-PACS). L’argumentaire d’Act Up et celui de Pavlenski sont assez similaires : il s’agit de dénoncer l’hypocrisie réactionnaire de ceux qui ne font pas ce qu’ils disent et qui reprochent aux autres de faire ce qu’eux-même font. Sans revenir sur le bien-fondé de telles accusations dans les cas précis de Donnedieu de Vabres ou de Griveaux, il me semble que cette pratique de l’outing punitif pose un gros problème éthique, en ceci qu’elle entérine le fait que l’homosexualité d’un adversaire politique constitue une vulnérabilité – et une vulnérabilité légitime, puisqu’on ne se gêne pas pour l’exploiter, puisqu’on s’en sert comme d’un levier pour nuire. Cela fait longtemps que je trouve qu’il y a quelque chose d’insidieusement réactionnaire dans cette pratique, qui consiste en fait à dire aux homosexuel-le-s qu’ils/elles n’ont pas tout à fait les mêmes droits que les hétéros (droits au nombre desquels je compte celui d’être réactionnaire), puisqu’ils/elles ont une vulnérabilité de plus, dont on ne manquera pas de se servir au nom de la cause. La critique de l’homophobie se retourne elle-même en homophobie larvée, de même que, dans le cas Griveaux, la critique du puritanisme se retourne elle-même en slut-shaming et en puritanisme larvé. L’enfer est pavé de bonnes intentions (quoique celles-ci, je l’avoue, me semblent plus nettes dans le cas d’Act Up que dans celui de Pavlenski).

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Consentement sexuel et tasse de thé

Je me suis récemment ressouvenu de cette vidéo, qui avait eu tellement de succès naguère sur Facebook, et qui prend l’exemple d’une tasse de thé pour expliquer le consentement sexuel. L’idée est de prôner le respect absolu du (non-)consentement sexuel en faisant de ce dernier un simple avatar d’une pratique sociale plus large : il faut respecter le (non-)consentement sexuel aussi naturellement que, dans plein d’autres circonstances de la vie quotidienne, on respecte spontanément le (non-)consentement des gens. Ainsi, on respectera le fait qu’une personne ne consente pas à faire l’amour, de même qu’on respectera le fait qu’une personne ne consente pas à boire du thé, et on ne la forcera alors ni à faire l’amour, ni à boire du thé.

Malheureusement, je ne trouve pas ce parallèle convaincant du tout. Au mieux, il se fonde sur une conception irréaliste de la vie sociale ; au pire, il ne peut qu’inciter les gens à transposer très malencontreusement dans leur vie sexuelle des pratiques normales de leur vie sociale. Il vaut donc beaucoup mieux assumer qu’il y a, quelque part (je ne sais pas où, mais quelque part) une spécificité des activités sexuelles, et que celles-ci requièrent une forme particulière de consentement. Bien sûr, en un sens très général, le principe de respect du consentement vaut dans tous les domaines : quand on est sympathique et bien élevé-e, on ne force pas des gens à faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire. Cependant, voici une série de différences très importantes entre le « consentement » qui est censé s’appliquer dans les choses du sexe et le « consentement » qu’on met en œuvre, habituellement, dans la vie courante :

  • l’impératif de respect du consentement est beaucoup plus universel en matière sexuelle qu’ailleurs. Dans plusieurs situations, il est parfaitement acceptable de contraindre des personnes, ou de les forcer à faire des choses. On empêche physiquement les enfants de quitter l’école, et les prisonnier-e-s de quitter la prison. On admet que des parents puissent forcer leurs enfants à faire certaines choses (manger leurs légumes, prendre leur bain, aller se coucher). La règle selon laquelle le consentement est un prérequis de toute activité sexuelle est beaucoup plus absolue : elle n’admet d’exception ni pour les prisonnier-e-s, ni pour les enfants, ni pour les handicapé-e-s sous tutelle ou curatelle, etc. ;
  • dans la vie de tous les jours, on se satisfait généralement d’un consentement négatif (d’un consentement par défaut), et non d’un consentement affirmatif comme celui qui est requis en matière sexuelle. Dans beaucoup de situations, c’est la règle du « qui ne dit mot consent » qui prévaut. Si une personne me dit qu’elle ne veut plus que je lui parle, ou qu’elle ne veut plus que je lui parle d’un certain sujet qui la met mal à l’aise, j’ai le devoir de respecter cette volonté, mais je n’ai pas forcément à anticiper son non-consentement et je n’ai pas, en général, à vérifier par avance qu’elle consent à interagir avec moi (sinon, on ne s’en sortirait plus). Ou alors, on se satisfait d’un consentement tacite – et cela est vrai, en particulier, de certains types de contacts physiques : si je m’apprête à serrer la main à une personne, ou à lui faire la bise, je peux considérer comme un indice suffisant de son consentement le fait qu’elle collabore par sa gestuelle et son attitude, même si elle le fait de manière mécanique et sans enthousiasme particulier (il s’agit donc d’un standard de consentement bien en-deçà de ce qu’on exige dans le domaine sexuel). Là encore, si cette personne me dit qu’elle ne souhaite pas que je la salue de telle ou telle manière, je dois respecter ce choix (elle a le droit de ne pas consentir) ; mais on est là dans un registre de comportement où la situation par défaut est le consentement, et pas le non-consentement. On considère comme une précaution suffisante le fait que, si tel comportement déplaît à telle personne, celle-ci pourra nous le signifier après coup – et on ne recommencera pas, et tout ira bien ;
  • surtout, dans la vie de tous les jours, on prend des engagements : on promet à quelqu’un qu’on fera quelque chose plus tard. Pour exprimer cela en termes de consentement, on peut dire que l’on consent à un instant t à consentir plus tard (à un instant t + 1). Bien sûr, si à l’instant t + 1 j’ai cessé de consentir, la personne auprès de qui je m’étais engagé n’a pas pour autant le droit de me forcer à faire ce à quoi je m’étais engagé. Si j’ai promis à un ami d’aller voir une expo avec lui, et que finalement je n’ai plus envie d’y aller, cet ami n’a pas le droit de me kidnapper pour m’y emmener de force. Cependant, il a le droit de me reprocher de ne pas tenir ma promesse, et il a même le droit d’insister pour que je tienne mon engagement. Pour reprendre le parallèle avec la tasse de thé, qui trouve ici clairement sa limite, si je demande à quelqu’un de me préparer une tasse de thé mais que je lui dis ensuite que finalement, non, je n’en veux pas, on aura raison de trouver mon comportement franchement grossier (et il me semble alors qu’il conviendrait que je me force à en boire un peu quand même, à moins vraiment que mon dégoût, pour une raison ou une autre, soit insurmontable). Ce phénomène de dédoublement temporel du consentement, si fréquent dans notre vie sociale courante, n’a guère d’équivalent (en tout cas, beaucoup moins) dans la vie sexuelle : en gros, dans le domaine sexuel, il n’y a pas tellement de promesse ou d’engagement qui vaille, en tout cas pas avec la même force (je parle d’un engagement à faire quelque chose, évidemment ; pas d’un engagement à ne pas faire quelque chose, qui est la norme dans les couples exclusifs : on s’engage à ne pas avoir de sexe avec une tierce personne). Le seul consentement qui compte est celui que l’on exprime au moment même de l’acte ;
  • par généralisation du cas précédent : dans la vie sociale, on est fréquemment forcé-e de consentir à certaines choses. Le paradoxe n’est qu’apparent. Même sans s’y être formellement engagé-e, on a le devoir de venir en aide à ses ami-e-s, aux membres de sa famille, etc., et on est tenu-e de leur rendre certains services. Si je refuse systématiquement d’aider mes ami-e-s à déménager, ou de relire et corriger les textes qu’ils/elles ont écrits (en admettant que j’en aie la compétence), alors je vais finir par être un mauvais ami, une personne égoïste, un individu peu sympathique – et il sera légitime de m’en faire le reproche. Il n’y a rien de comparable en matière sexuelle : si je refuse systématiquement de faire l’amour, même si certaine personne aurait très envie que je le fasse (avec elle, par exemple), il n’y a pas lieu de me reprocher quoi que ce soit.

Ce ne sont que quelques idées en vrac, qui pourraient sans doute être mieux formalisées, mais en attendant d’y parvenir, voilà : l’idée que les normes du consentement sexuel iraient de soi, ou qu’on pourrait les déduire instantanément des pratiques habituelles de la vie quotidienne, me paraît franchement naïve. En fait, même si dans ce billet j’ai essayé de décrire les pratiques de la vie quotidienne en termes de « consentement » afin de mieux marquer les différences entre des conceptions différentes du consentement, ce qui apparaît surtout au bout du compte, c’est que le « consentement » n’est pas une notion si opérante que cela pour décrire l’essentiel de notre vie quotidienne : on parlera plutôt de respect, de fiabilité, d’altruisme, d’attention à l’autre, etc. Bien entendu, ces notions ne sont pas non plus étrangères à l’éthique sexuelle, mais celle-ci se retrouve tout de même très souvent ramenée à l’unique question du consentement. Il ne s’agit pas de dire que c’est bien ou mal – peut-être après tout que le sexe est une chose suffisamment différente du reste pour qu’on ait besoin d’un critère moral ad hoc – mais il s’agit au moins d’en prendre conscience, de s’en étonner, et de s’efforcer de fonder la pertinence de ce critère (et des interprétations particulières qu’on en donne) autrement que par une analogie douteuse : le consentement sexuel, décidément, n’est pas soluble dans une tasse de thé.

Un photographe pédophile à la plage

[TW : discussions scholastiques sur la pédophilie]

Il y a quelques jours, à la plage, j’ai assisté à une scène étonnante. J’étais avec quelques ami-e-s, nous revenions de nous baigner, quand soudain nous tombons sur un attroupement de quinze ou vingt personnes qui insultaient et bousculaient un type assez vieux, l’air hagard. En nous approchant, nous comprenons que l’homme a été surpris en train de photographier des petites filles sur la plage. Des gens s’en sont rendus compte, lui ont pris son portable et ont constaté qu’il était plein de photos du même genre. Tout le monde est en colère contre lui, certains lui mettent des petits taquets, les plus furieuses sont des femmes (mères ou tantes, semble-t-il, des petites filles photographiées) qui l’injurient copieusement, le menacent de mort et essaient de le frapper. Redoutant un peu un lynchage, nous restons un moment sur les lieux pour voir comment les choses évoluent. Mais la plupart des gens se montrent raisonnables. Des hommes s’interposent et s’efforcent à la fois d’immobiliser le vieux pédophile en attendant que la police arrive (elle a été appelée) et d’empêcher les personnes les plus furieuses de le frapper. « Ca ne sert à rien de le frapper », « C’est à la police de s’en occuper », « On ne va pas se mettre en tort nous-mêmes », « On n’est pas un tribunal » : voilà quelques-unes des phrases entendues, qui redonnent un peu foi en l’humanité en ce qu’elles témoignent d’une adhésion minimale aux principes de l’État de droit. La police a fini par arriver, elle a embarqué le type et nous sommes parti-e-s à ce moment-là.

Cet épisode m’a quand même mis un peu mal à l’aise. La manière dont les gens l’insultaient (« pervers », « pédophile », « vieux dégueulasse », et même « pédé », mais bon, passons là-dessus) semblait témoigner du fait que ce qui lui était reproché, c’était moins l’acte en lui-même consistant à prendre des photographies de petites filles, que la nature de ses fantasmes et de ses attirances. Bref, il était coupable moins pour ce qu’il avait fait que pour ce qu’il était – et ce qu’il avait fait, simplement, révélait ce qu’il était. Ou disons plutôt que les deux se mêlaient dans l’esprit des gens. En tout cas je ne pense pas que la colère dont faisaient preuve tous ces badauds aurait pu se soutenir à un tel niveau d’intensité si elle n’avait pas été alimentée par la certitude que cet homme était habité par des désirs intrinsèquement immoraux. Car enfin, autant qu’on le sache, il n’avait fait de mal à aucun enfant – du moins rien ne permettait de le penser. S’il n’avait pas été surpris, les petites filles et les mères concernées auraient continué à passer des vacances paisibles et insouciantes. Alors quelle est la nature exacte de ce crime sans victime qu’on lui reprochait ?

On pourrait attaquer la conduite du vieux pédophile sous l’angle du « droit à l’image ». Mais le droit à l’image, c’est un principe qui me laisse dubitatif, tant il me paraît difficile d’en donner une formulation vraiment solide et cohérente. Car en l’occurrence, le pédophile n’a rien vu qu’il n’avait pas le droit de voir. Que l’on soit bien d’accord : il ne s’agit pas ici de pédopornographie. Des enfants peu vêtus sur une plage ne sont pas un spectacle intrinsèquement sexuel ; c’est seulement l’usage qui peut être fait ou non de ces représentations qui est sexuel. Si vous voulez voir des photos d’enfants en maillot de bain, c’est très facile : allez sur n’importe quel site de colonie de vacances, ce n’est pas interdit. Les petites filles étaient en maillot de bain sur la plage, elles étaient offertes au regard de tout le monde ; si l’homme s’était contenté de les regarder et de conserver leur image mentale dans son esprit, cela aurait été irréprochable, quand bien même il se serait ensuite servi de cette image mentale à des fins masturbatoires. Pourquoi alors semble-t-il plus grave de conserver une image photographique qu’une simple image mentale ? On pourrait être tenté-e-s de dire que c’est parce qu’une image photographique peut être diffusée, au contraire d’une image mentale. Mais alors, premièrement, c’est la diffusion elle-même qu’il faut réprouver, non la simple capture ou possession de photographies (et rien n’indiquait que le pédophile eût l’intention de diffuser ses images), et, deuxièmement, une image mentale pourrait fort bien être reproduite sous une forme susceptible d’être diffusée (supposons que le pédophile ait à la fois une excellente mémoire et un grand talent de dessinateur…). D’autre part, comme tout le monde, j’ai déjà pris des photos à la plage : pas des photos de petites filles ou de petits garçons, certes, mais des photos de vacances avec des ami-e-s dessus, ou encore des photos panoramiques. Sur certaines de ces photos, il y a certainement des petites filles et des petits garçons, un peu flou-e-s, en arrière-plan. Si on pense qu’il est mal de photographier des enfants en maillot de bain sur la plage, est-ce que c’est le fait spécifique de les prendre en gros plan que l’on condamne ? Ou bien le fait de les prendre tout court ? Mais dans le premier cas, qui me paraît le plus plausible, en quoi serait-il problématique de prendre une photo panoramique avec un appareil à très haute résolution, puis de zoomer et de rogner la photo pour se retrouver, en fin de compte, avec une photo d’enfant de bonne qualité ? La manière dont le pédophile, une fois rentré chez lui, utilise Photoshop ne regarde que lui. Mais si on admet qu’il est moralement licite de traiter ainsi les photographies panoramiques que l’on a prises, pourquoi ne le serait-il pas de photographier directement un enfant en gros plan, puisque le résultat est le même ? D’ailleurs, qui nous dit que les photographies que le pédophile avait dans son téléphone n’ont pas été faites, justement, à partir de photos panoramiques rognées et redimensionnées ? Ce que je veux dire avec ce développement, c’est qu’il est vraiment difficile de fonder un « droit à l’image » qui puisse empêcher, je ne dis pas la diffusion (c’est une autre question), mais la simple prise de photographies dans l’espace public. Ma position serait donc plutôt la suivante : quand on est dans l’espace public, eh bien, notre image devient publique, et on ne peut pas empêcher les gens de s’en servir, de la graver (en mémoire ou dans leur appareil), de s’en servir (à des fins artistiques, sexuelles ou autres).

Et puis au fond, quand bien même il serait moralement répréhensible de prendre des photos de gens dans l’espace public, est-ce que cela justifierait une telle animosité à l’égard du vieux monsieur ? Il s’agirait au pire d’une infraction morale assez bénigne. Ce qui explique la fureur des gens, en l’occurrence, c’est qu’ils supposent que le vieux monsieur utilise ses photographies pour s’exciter sexuellement. Et les gens ont sans doute confusément le sentiment qu’utiliser un enfant comme support masturbatoire, c’est d’une manière ou d’une autre porter atteinte à l’intégrité de cet enfant. Je pense que les mères qui étaient là étaient tout simplement révulsées, non pas à l’idée que l’on prenne leur fille en photo (dans plein d’autres contextes, cela aurait été tout à fait anodin), mais à l’idée que quelqu’un se masturbe en pensant à elle. Mais alors là, pardon, il y a un problème. Les gens et l’image des gens, ce n’est pas la même chose. Et autant faire des choses sexuelles avec des gens sans leur consentement, c’est un gros problème, autant faire des choses avec l’image des gens sans leur consentement, ce n’en est pas un du tout. Tout le monde a déjà fantasmé sur des stars sans leur demander leur avis. Tout le monde, je suppose, a déjà fantasmé sur des gens qu’il ou elle connaissait personnellement sans solliciter leur autorisation. Et ce n’est pas non plus un problème moral que de s’imaginer avoir avec son copain ou sa copine des pratiques sexuelles dont on n’a pas encore osé lui parler. Le consentement est un principe moral très important, mais il ne concerne que les actes, pas les fantasmes : nous ne sommes pas, nous ne pouvons pas exiger d’être, propriétaires des images de notre corps comme nous le sommes de notre corps lui-même ; nous pouvons encore moins exiger un droit de regard sur l’usage intime qui est fait des représentations de notre corps. Si des gens se masturbent sur des photos publiques de moi, je n’ai rien à dire (et s’ils se masturbent en s’imaginant me faire du mal, je n’ai rien à dire non plus).

Je pense donc que la colère des gens présents avait de très mauvais fondements. Il n’y a qu’à se balader un peu sur Facebook pour se rendre compte que, comme je l’écrivais jadis, la question de la pédophilie a ce pouvoir étrange de rendre complètement fascistes des gens a priori très raisonnables. La pédophilie fait figure de crime absolu, et les pédophiles de monstres absolus. (Bon, c’est en train de changer, maintenant on a aussi les terroristes qui leur font concurrence.) C’est en soi une excellente raison de se méfier des impulsions de la foule, de considérer les choses avec raison et froideur et, dans les situations qui nous inspirent de la méfiance ou du dégoût, d’essayer identifier ce qui nous gêne exactement et pourquoi. Et si l’on se rend compte que la principale chose qu’on a à reprocher à quelqu’un, ce sont ses fantasmes, alors il est temps de se dire que l’on fait fausse route.

Vincent Cassel épouse Tina Kunakey

J’ignorais tout de la vie affective de Vincent Cassel, et je n’en portais pas spécialement mal, jusqu’à ce que je tombe sur cet article écrit par une certaine Élodie Émery, à propos du mariage prochain entre l’acteur, âgé de 51 ans, et Tina Kunakey, 21 ans. L’article propose une analyse féministe de ces couples caractérisés par une grande différence d’âge, et où l’homme est le plus vieux.

D’abord, j’apprécie le ton relativement modéré de cet article, et son souci de déplacer la question d’un niveau individuel à un niveau collectif. En effet, s’il y a tellement d’hommes âgés qui sortent avec des femmes beaucoup plus jeunes, et que l’inverse est soit si rare, cela a forcément quelque chose à voir avec le sexisme, et en particulier avec l’idée que le capital érotique des femmes serait périssable beaucoup plus vite que celui des hommes.

Mais cette analyse très générale ne dit rien de la manière dont il faut considérer, individuellement, les hommes mûrs ou âgés qui sortent avec des femmes de 30 ans de moins qu’eux. Car après tout, ce n’est pas parce que la relation entre Vincent Cassel et Tina est colorée par le sexisme, que leur amour, qu’on espère réciproque, est insincère, inauthentique ou dégoûtant. Et surtout, si le problème est le fait qu’il y ait un déséquilibre entre les genres, alors Vincent Cassel est autant un symptôme de ce fait social que n’importe quelle femme de 50 ans qui ne sort pas avec un jeune homme de 20 ans.

Personnellement, je ne comprends pas comment on peut vouloir être en couple avec quelqu’un qui a 30 ans de plus ou de moins que soi. Indépendant même de tout critère d’attirance physique, les deux personnes ont une expérience tellement différente de la vie que cet écart d’âge me paraît assez rédhibitoire. Mais justement, on est là dans un domaine où je crois qu’il est important de ne pas chercher à tout comprendre. On n’est pas tou-te-s fait-e-s pareil, on ne recherche pas tou-te-s la même chose, et toute morale amoureuse bien faite doit partir de là.

En matière amoureuse, et sexuelle, c’est important de savoir renoncer à comprendre. De toute façon il y a toujours quelque chose d’un peu inexplicable dans l’amour. On tombe amoureux de A, pas de B, alors que B a tout pour plaire, on peut essayer de dire pourquoi a posteriori, mais pas rendre raison de son choix, qui n’en est pas un ; et puis C, qu’on aime bien, tombe amoureux de D, qu’on n’aime pas, et on trouve ça bizarre. Bon, tant pis.

Voici une expérience de pensée utile : mettez-vous à la place d’une personne asexuelle (qui n’a pas de désir sexuel), ou d’une personne dite « aromantique » (qui ne tombe pas amoureuse). Et demandez-vous quelle attitude d’esprit ces personnes-là doivent adopter pour ne considérer comme des cinglés ces gens bizarres qui sont la proie de sentiments si étranges, et qui trouvent un plaisir inexplicable à faire se rencontrer des organes si spécifiques de leur propre corps avec ceux d’une autre personne. Là non plus, il n’y a rien à comprendre, il y a juste à prendre acte – du fait que ça existe, du fait que les gens ne fonctionnent pas tous pareil. Maintenant, il s’agit de transposer cette attitude d’esprit éminemment saine, et de l’adopter soi-même face aux comportements sexuels et affectifs qui nous paraissent curieux, voire dérangeants[1].

Il n’y a aucun mérite à vouloir toujours tout comprendre, même ce qui y résiste. Un peu de réflexivité nous fait suffisamment voir qu’il y a beaucoup de choses, dans notre propre vie, dans notre propre conduite, qui sont parfaitement incompréhensibles vues du dehors, et qui pourraient très bien susciter la réprobation, la méfiance ou le dégoût de la part de gens qui ne se sentiraient pas concernées par elles. C’est trop tentant et trop facile de caricaturer les Vincent Cassel, Richard Gere et autres Johnny Depp en vieux dégueulasses bavant devant de la chair fraîche (et ce n’est pas tout à fait ce que fait cet article, certes, mais on ne sait jamais). Il me semble que dans ce genre de cas, la prudence et l’humilité valent beaucoup mieux.


[1] Voir aussi, à ce propos, ce que j’écrivais jadis – et – sur la pédophilie.

La pédophilie (2e partie)

Première partie

Dans mon précédent article, j’avais essayé de préciser ce qu’il fallait entendre par « pédophilie », et j’avais argumenté contre la pénalisation de la pédopornographie virtuelle (c’est-à-dire de la pédopornographie qui n’implique pas d’enfants réels). Cet article-ci va envisager le problème de la pénalisation de la pédopornographie réelle. Il reprend les choses exactement au point où je les avais laissées ; par conséquent, il est très conseillé de lire d’abord la première partie.

*

4.

Reste la question de la pédopornographie réelle. Pour des raisons évidentes, la production d’un matériel pédopornographique impliquant réellement des enfants me paraît aussi condamnable que le passage à l’acte direct (cf. section 1).

Si l’on se place du point de vue du/de la consommateur/trice, le problème est plus compliqué. Faut-il réprimer la détention de matériel pédopornographique réel ?

Il y a quelques mois, j’aurais clairement répondu oui, parce que j’aurais assimilé le/la consommateur/trice de pédopornographie au/à la producteur/trice – j’en aurai fait, au minimum, son complice, puisque c’est la consommation en bout de chaîne qui justifie et permet les exactions en début de chaîne. Je ne suis plus si sûr de moi à présent ; ce qui m’a ébranlé, c’est notamment une discussion que j’ai eue avec un ami sur la question de la pénalisation des client-e-s de prostitué-e-s. Cet ami m’a fait remarquer qu’il était contraire à tous les principes du droit de réprimer pénalement quelqu’un pour atteindre quelqu’un d’autre à travers lui. Si l’on part du principe que, dans la prostitution, le/la méchant-e, c’est le/la proxénète, il est absolument injuste et immoral de mettre en prison quelqu’un d’autre sous prétexte que ça permet de faire diminuer la demande, donc d’affaiblir l’offre, donc d’affaiblir les proxénètes, donc de permettre indirectement à des prostitué-e-s de se libérer d’une situation qu’ils/elles n’ont pas choisie. Cela revient à punir quelqu’un non pour le tort qu’il a commis, mais parce qu’on considère que cela sera socialement utile. Cela ne respecte pas les droits, l’intégrité, la dignité, etc., de la personne que l’on punit.

Dans le cas précis de la prostitution, on peut peut-être considérer que le/la client-e commet un tort direct sur la personne du/de la prostitué-e, auquel cas l’argument tombe. (Et puis on peut se poser des questions sur l’efficacité de la pénalisation du/de la client-e, etc.). Reste que je suis tout de même très sensible à la forme générale de cet argument, qui me semble fonctionner remarquablement bien dans le cas de la pédopornographie. Le/la consommateur/trice ne commet pas de tort direct : si la vidéo qu’il/elle regarde existe, c’est que le mal est déjà fait. L’enfant concerné a déjà subi un dommage, et que la vidéo soit regardée ou non n’y change rien. Si l’on frappe le/la consommateur/trice, c’est simplement pour faire diminuer la consommation globale de pédopornographie, et donc pour protéger les enfants. Mais même si le but est noble, je ne suis pas du tout sûr qu’il soit moralement acceptable de frapper des innocent-e-s (de les mettre en prison, éventuellement) sous prétexte que cela permet d’arracher des victimes aux griffes des coupables[1]. Je ne crois pas que l’on puisse faire si peu de cas du droit que nous avons tou-te-s à être jugé-e-s en fonction de la moralité de notre comportement, pas en fonction de la gravité des crimes commis par d’autres.

L’excellent blog Repugnant Conclusions, dont j’ai déjà parlé dans mon premier billet sur l’avortement, propose une autre raison d’être contre la consommation de pédopornographie, qui me paraît à la fois contre-intuitive et séduisante. D’après Max Lewis (l’auteur du blog), la consommation de pédopornographie serait moralement répréhensible parce qu’elle porte atteinte au droit de l’enfant à son intimité et à sa privacy (« vie privée », ici, ne convient pas très bien) :

That is, the viewer of child pornography violates the child’s right that people not watch or listen to him or her at a time when that child would most like that right to be enforced—at a moment when another right is being violated.  This is a moment, which is intensely personal and hurtful and thus ought to be protected by privacy more than other, more mundane moments, e.g. when a child is eating ice cream at home.

Pourquoi pas. C’est élégant. Mais le problème, tout de même, c’est que dans le cas de la pédopornographie, le droit de l’enfant à sa privacy me paraît nettement moins enfreint par le/la consommateur/trice que par le/la producteur/trice. Si un magazine diffuse des photos volées d’une star, il pourra à juste titre être condamné, mais je ne pense pas que quiconque puisse sérieusement estimer que les personnes qui ont acheté le magazine, même en sachant ce qu’elles y trouveraient, doivent être condamnées. Max Lewis met lui-même le doigt sur le problème, sans vraiment s’en rendre compte semble-t-il, quand il précise : « However, even viewing a recording a child eating ice cream at home—without any kind of consent—is immoral, because it violates that child’s privacy. »

Autrement dit, il est d’autant plus important de respecter la privacy de l’enfant lorsque celui-ci est impliqué dans un acte pénible dont il est la victime (un acte sexuel auquel il n’a pas pu consentir), mais c’est surtout une question de degré : la privacy de l’enfant doit aussi être respectée lorsque celui mange une glace, et il est également immoral de regarder un enregistrement d’un enfant qui mange une glace à la maison. C’est tellement bizarre que ça ressemble à un argument par l’absurde – pourtant, ça n’en est pas un. Peut-on sérieusement considérer que je commets une faute morale si je regarde un blog où une maman ou un papa met des photos de son bébé ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose à creuser du côté de l’argument de la privacy, mais contrairement à ce que semble croire Max Lewis, l’idée de ce que l’on pourrait appeler un continuum de la privacy joue sérieusement contre cet argument.

D’autre part, il faut prendre la mesure de ce qu’implique le critère de Max Lewis. Si le problème, c’est que le visionnage d’une vidéo pédopornographique enfreint la privacy de l’enfant, alors le problème tombe dès lors que l’enfant est mort, ou dès lors qu’il est devenu adulte et qu’il a rétrospectivement donné son consentement à la diffusion des images en question. Dans ce cas, non seulement la consommation, mais même la diffusion du matériel en question devraient être autorisées. Cette conséquence ne me paraît ni suffisamment répugnante, ni suffisamment contre-intuitive pour emporter le rejet de ses prémices, mais il faut être prêt-e à l’assumer et à voir où elle nous mène.

De façon générale, je tiens quand même à dire que je trouve l’article de Max Lewis un peu embarrassé. Son but n’est pas de déterminer si la consommation de pédopornographie est immorale ou non, et pourquoi elle l’est, en posant comme hypothèse de travail « le caractère sérieux de l’offense », ce qui est une manière de fausser par avance le débat. Son dernier paragraphe respire le soulagement d’avoir trouvé un semblant de solution « au moins plausible », et la mise à distance véhémente de toute perspective conséquentialiste dont il semble intuiter qu’elle minerait nécessairement sa condamnation de la pédopornographie. Et de fait, dans une perspective conséquentialiste, on serait peut-être obligé-e de reconnaître que regarder une vidéo pédopornographique sur l’ordinateur d’un ami (donc sans qu’on l’ait téléchargée soi-même, donc sans que quiconque puisse jamais savoir que cette vidéo a été regardée par une personne de plus) ne cause de tort à personne et n’est donc pas immoral (sous réserve, peut-être, de l’existence de variantes plus raffinées de l’éthique conséquentialiste).

Je m’en voudrais de ne pas évoquer, avant de finir, un troisième argument possible contre la répression de la consommation de pédopornographie, mais je suis vraiment incapable de le développer de manière élaborée. C’est vraiment une intuition, que je jette : il me paraît très contestable moralement de condamner des gens à des peines lourdes alors que le délit est si facile à commettre (sur Internet, un ou deux clics suffisent, et l’on n’a pas besoin de bouger de chez soi). J’ai tendance à penser, je crois, que l’immoralité d’un délit est proportionnelle à la difficulté de sa mise en œuvre, c’est-à-dire au nombre d’obstacles qu’il a fallu surmonter pour l’accomplir, parce que chaque nouvel obstacle est une occasion manquée de renoncer à l’accomplissement dudit délit. Un délit commis en deux clics peut n’être qu’une erreur passagère – en revanche, un assassinat planifié, ou même un crime non prémédité mais impliquant une série de gestes distincts et inhabituels (prendre une arme, la braquer, appuyer sur la gâchette…), ne peut pas tomber dans cette catégorie. Peut-être d’ailleurs est-ce pour une raison de ce type que l’assassinat (homicide volontaire avec préméditation) est plus sévèrement puni que l’homicide volontaire sans préméditation.

5.

Je ne suis évidemment pas sûr de tout ce que j’ai écrit dans ces deux billets (surtout le second), mais je crois qu’il est de toute façon utile de poser le débat en des termes aussi clairs que possibles, plutôt que de l’obscurcir à coup de terrorisme intellectuel, d’amalgames et d’intimidations, comme cela s’observe parfois dans les discussions sur le sujet. L’essentiel, à mon avis, c’est d’être prudent et précis : quand on parle de « pédophilie », de quoi parle-t-on exactement ? D’actes précis, de fantasmes, de pornographie ? Pour pouvoir ensuite avoir des débats sérieux, qui relèvent de la philosophie morale ou de la philosophie du droit, il faut déjà être à peu près au clair sur les distinctions nécessaires.


[1] Un parallèle possible : sommes-nous moralement coupables, si nous consommons en connaissance de cause des vêtements fabriqués par des enfants asiatiques sur-exploités ? Serait-il légitime de punir de prison l’achat de tels vêtements ?

La pédophilie (1re partie)

Je comptais au départ faire un seul billet sur la question, mais il se trouve que le texte que j’ai écrit dépasse (de peu) la limite supérieure que je me suis assignée (cinq pages Word en Times New Roman, police 12, si vous voulez tout savoir : au-delà, il y a un risque qu’on trouve ça trop long…). J’ai déjà tout sous le coude, mais pour m’en tenir à mes principes, je publie mon texte en deux fois. La suite arrivera bientôt.

*

La pédophilie est un sujet bizarre, qui, pour reprendre l’heureuse formule d’un ami, a le don de rendre très vite tout le monde d’extrême-droite – et en particulier de faire perdre à des gens a priori intelligents et bien intentionnés tout sens de la mesure et toute espèce de rigueur logique. Il convient donc de jeter un peu de clarté dans les ténèbres, et, pour éviter de tout mélanger, de procéder aux distinctions qui s’imposent. Ce billet va donc être beaucoup plus analyse que synthèse.

1.

Quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal, et cela doit être sévèrement puni par la loi. Peu importe le « consentement » apparent de l’enfant.

(Je ne discute pas à partir de quel âge on devient un adulte, et à partir de quel âge on cesse d’être un enfant. Cette discussion m’ennuie, même si elle est nécessaire pour les juristes. Si vous voulez qu’on fixe les idées pour la suite du billet, imaginez que quand je dis « adulte », je pense à un homme ou à une femme de 40 ans, et que quand je dis « enfant », je pense à un petit garçon ou à une petite fille de 8 ans. Comme ça, il n’y a pas de débat.)

(La thèse de cette section semble être l’expression du bon sens, et ne pouvoir appeler aucune objection sérieuse. Cela dit, on peut sans doute au moins questionner son caractère universel. Le constructiviste qui sommeille en moi a une vague réticence à admettre que le caractère néfaste de la sexualité adulte-enfant puisse être absolument universel, naturel, etc., dans la mesure où la sexualité adulte-enfant n’implique pas nécessairement de lésion organique chez l’enfant, donc de dommage physique objectivable. Cela me fait penser à ce que je disais ici sur le caractère sacré de la sexualité comme argument contre le viol et contre la prostitution. Je propose que dans ce billet, on admette au moins par provision, que, au moins dans le cadre social et culturel qui est le nôtre, « quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal. »)

2.

Mais le mot pédophilie ne désigne pas nécessairement une activité sexuelle, il peut aussi désigner des pulsions et des phantasmes. Les termes désignant des paraphilies et des orientations sexuelles n’incluent pas dans leur définition analytique l’idée de réalisation ou de passage à l’acte. Être urophile implique d’avoir des fantasmes fétichistes impliquant l’urine, mais pas nécessairement d’avoir déjà pratiqué la chose – et l’on peut être homosexuel-le, bisexuel-le ou hétérosexuel-le même si l’on est vierge.

Il y a donc là une distinction importante, qu’il est dommageable et même désastreux de ne pas faire. Être pédophile n’implique pas d’être un-e criminel-le, puisque cela n’implique en soi aucun passage à l’acte. Comme on ne voit pas pourquoi il y aurait un rapport statistique quelconque entre le fait d’avoir des fantasmes pédophiles et le fait d’avoir un sens moral dégradé, et comme il faut tout de même un sens moral sérieusement dégradé pour se croire autorisé-e à violer un enfant, on ne voit pas non plus pourquoi il n’y aurait pas énormément de pédophiles secret-te-s, qui ne sont jamais passé-e-s et ne passeront jamais à l’acte, et qui vivront paisiblement leur vie sans jamais faire de mal à quiconque. Confondre l’ensemble des pédocriminel-le-s sexuel-le-s (des criminel-le-s pédosexuel-le-s ?) avec l’ensemble des « pédophiles » est non seulement tout à fait inadéquat, mais en plus injustement stigmatisant pour les malheureux/ses qui vivront leurs fantasmes dans l’abstinence, la chasteté et la névrose.

Pour l’instant, je n’ai pas l’impression d’avoir dit grand-chose qui ne puisse pas faire l’unanimité chez des gens raisonnablement intelligents. J’ai déjà discuté de cette question plusieurs fois, sur Facebook ou sur des forums (il faut dire que j’aime bien chercher la bagarre), et je n’ai jamais entendu ni lu aucun argument qui puisse s’opposer à ce que j’ai énoncé jusqu’à présent (en laissant tomber les passages entre parenthèses dans la section 1). Pourtant, d’expérience, je pense pouvoir dire que la plupart des gens manifestent d’énormes résistances, complètement irrationnelles, à ces idées. C’est tout de même malheureux.

3.

On s’avance sur un terrain un peu plus délicat avec la question de la pédopornographie. Dans cette troisième section, je vais simplement parler de la pédopornographie virtuelle – celle qui, pour sa réalisation, n’implique pas de maltraitance sur un enfant réel. C’est-à-dire tout ce qui est dessin, image de synthèse, fiction écrite, etc. Je crois qu’en droit français, même cette partie-là de la pédopornographie est réprimée, ce qui est un pur scandale.

Le seul argument (apparemment) valable pour interdire la pédopornographie virtuelle est un argument conséquentialiste du type : de telles productions encouragent les passages à l’acte réels.

Mais premièrement, ce n’est pas sûr du tout. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre étude statistique sur la question (je ne vois pas comment il pourrait y en avoir…), et je ne vois donc pas comment on est censé-e savoir que les conséquences néfastes de la pédopornographie virtuelle l’emportent sur ses possibles conséquences bénéfiques. On pourrait par exemple imaginer que la pédopornographie virtuelle offre un défouloir masturbatoire à des personnes qui, du coup, seront moins enclines à s’en prendre à des enfants réels. Je ne dis pas que c’est vrai, je dis simplement que personne n’a prouvé que c’était faux.

Deuxièmement, l’argument tombe de toute façon de lui-même, parce qu’il est absolument isomorphe à des raisonnements qui, dans des domaines différents mais proches, n’emporteraient pas la conviction. Ainsi, faudrait-il interdire la pornographie (adulte) virtuelle, sous prétexte que l’excitation sexuelle risque de pousser des hommes sexuellement frustrés à violer des femmes ? Pour prendre un exemple dans un domaine un peu moins proche : faudrait-il interdire toute représentation de la violence dans la fiction, sous prétexte que cela pourrait donner de mauvaises idées à certain-e-s ? La liberté (en l’occurrence, liberté artistique et liberté d’expression) implique toujours un certain niveau de risque. Cela n’implique pas qu’il faille accepter n’importe quel risque au nom de la liberté ; mais en l’occurrence, le risque me paraît à la fois beaucoup trop incertain et beaucoup trop indirect pour justifier l’interdiction.

Je dis : « beaucoup trop indirect », parce qu’il implique l’intervention criminelle d’une personne autre que celle qui produit le matériel pédopornographique ; il me semble qu’on a d’autant moins le droit de sanctionner l’individu A qui fait un dessin pédopornographique pour des individus B, si c’est l’individu C qui commet le crime et qu’il soit possible de faire porter à C la responsabilité de ce crime. Il en irait peut-être différemment si le tort était commis à la suite d’un acte de A et sans autre intervention d’un nouvel agent humain – dans ce cas, le tort serait moins indirect.

Et puis cette interdiction de la pédopornographie virtuelle au nom de sa dangerosité passe par pertes et profits le fait que ce matériel est réellement utile à des gens qui, comme on l’a vu dans le second paragraphe, ne sont peut-être que de paisibles citoyen-ne-s qui n’ont pas l’intention de faire de mal à une mouche (à un enfant mouche). Dans le cas de pédophiles exclusif/ve-s (en supposant que cela existe, mais je suppose que oui, puisqu’en matière de sexualité à peu près tout existe…), et soucieux/ses de respecter les autres et les lois, la masturbation pourrait bien être la seule forme de sexualité qui puisse jamais leur procurer du plaisir. Les priver de la seule forme de pédopornographie acceptable (parce que virtuelle) en raison des crimes que d’autres gens à l’esprit moins noble pourraient hypothétiquement commettre, cela ressemble fort à une iniquité, et cela leur constitue en tout cas un tort considérable.

Je crois, au bout du compte, que ces deux premiers arguments en faveur de la légalité de la pédopornographie virtuelle doivent nécessairement être acceptés à partir du moment où l’on a accepté les thèses de ma seconde section. Je pense réciproquement que la meilleure, voire la seule, manière d’être contre la légalisation de la pédopornographie virtuelle, c’est de partir du principe plus ou moins conscient que tous ces gens-là (les pédocriminel-le-s sexuel-le-s, mais aussi les producteur/trice-s et consommateur/trice-s de pédopornographie virtuelle) sont des monstres, certainement pas des citoyen-ne-s comme les autres, et qu’il n’est pas légitime d’accorder le moindre poids à leurs droits (à la liberté d’expression, à la liberté artistique, à la sexualité) lorsque ceux-ci sont mis en regard de la sécurité des enfants.

Il y a encore un troisième argument en faveur de la pédopornographie virtuelle, mais qui me semble d’une nature très différente des deux autres : il n’y a pas de définition claire de ce que c’est que représenter un enfant. Quel degré de réalisme dans la représentation faut-il pour qu’une silhouette vaguement crayonnée soit considérée comme anthropomorphe ? Quelles caractéristiques physiques le personnage en question, qui n’existe pas en réalité, doit-il avoir pour être réputé avoir plus ou moins de tel ou tel âge ? Qu’est-ce qui m’empêche de dessiner des relations sexuelles entre créatures extraterrestres, dont certaines auraient des apparences plus ou moins enfantines, mais qui seraient tout de même, parce que j’en aurais décidé ainsi, parfaitement mûres sexuellement ? Tous ces problèmes ne se posent pas avec la pédopornographie réelle (les acteur/trice-s ont tel ou tel âge, théoriquement déterminable avec précision), mais se posent avec la pédopornographie virtuelle. Ils impliquent leur lot d’appréciation subjective du/de la juge, d’arbitraire (et l’arbitraire, c’est mal), et d’insécurité juridique.

*

Dans la suite (coming soon), je parlerai de la pédopornographie réelle et des problèmes juridiques et moraux qu’elle pose.

La sexualité est-elle sacrée ? un argument contre la prostitution

Parmi les débats sanglants qui agitent les milieux féministes, outre la question du foulard musulman, il y a celle de la prostitution. L’adoption prochaine, en France, d’une loi sur la pénalisation des client-e-s, a ranimé les divergences entre ceux et celles qui sont favorables à l’abolition de la prostitution, les « abolitionnistes », et ceux et celles, les « réglementaristes », qui sont opposé-e-s au mot d’ordre d’abolition de la prostitution, et qui considèrent que la seule perspective digne d’être défendue à court ou moyen terme est celle d’une amélioration des conditions de travail des prostitué-e-s.

L’une des difficultés du débat tient au fait que les perspectives à moyen terme et les perspectives à long terme se mélangent un peu. Il n’est a priori pas impossible d’être favorable à une amélioration des conditions de travail des prostitué-e-s, tout en conservant l’horizon théorique de l’abolition de la prostitution. Il est fort possible que les étiquettes, dans ce domaine, rendent les choses encore plus confuses qu’elles ne le sont, et que l’on gagnerait à s’en passer – mais on les utilise, faute de mieux. Personnellement, je regarde tout cela avec une certaine distance ; je ne suis pas assez versé en la matière pour avoir un avis bien arrêté sur ces questions. Si vraiment je dois choisir mon camp, je pense que je pencherais plutôt pour les réglementaristes, essentiellement parce que les abolitionnistes ont tendance à employer une série d’arguments assez consternants :

  • « La prostitution n’est pas un travail. » Il s’agit pourtant d’une activité, considérée comme pénible par ceux et celles qui la dénoncent, et qui vise à fournir un service à un certain nombre de personnes ;
  • « La prostitution, c’est de l’esclavage. » C’est parfois vrai (si les prostitué-e-s sont soumis-es à un-e proxénète qui leur extorque tout l’argent qu’ils/elles gagnent, par exemple), mais tout métier, accompli dans certaines conditions, peut être de l’esclavage. La prostitution peut avoir lieu sous le régime de l’esclavage comme elle peut avoir lieu sous le régime du travail indépendant ou du salariat. Notez que cette proposition est contradictoire avec la précédente (« la prostitution n’est pas un travail ») : l’esclavage est, par définition, une forme possible du travail. Ce qui n’empêche pas de nombreux/ses abolitionnistes de proclamer, guidé-e-s par l’émotion plus que par la rigueur intellectuelle, que « la prostitution n’est pas un travail, mais de l’esclavage » ;
  • « Les prostitué-e-s vendent leur corps. » Non : si c’était vrai, ils/elles ne le récupéreraient pas à l’issue de l’acte sexuel. Les client-e-s ne peuvent pas disposer du corps du ou de la prostitué-e, mais seulement d’un service sexuel. Il s’agit donc non d’acheter un corps, mais d’acheter un service sexuel temporel ;
  • « La prostitution est un viol. » Cet argument, qui revient à dénier la validité du consentement sexuel quand celui-ci est conditionné par la perspective d’un gain financier, a déjà plus de substance que les précédents. Cependant, il se fonde sur une conception très restrictive de l’idée de consentement, en vertu de laquelle beaucoup trop d’actes sexuels devraient alors rentrer dans la catégorie du viol ;
  • « Si la prostitution c’est si bien, pourquoi tu ne te prostitues pas, toi ? » (Variante : « Tu aimerais que ta fille se prostitue ? ») Là, je renvoie dédaigneusement à Schopenhauer ;
  • « La prostitution n’est pas un métier comme les autres. » À cela, je réponds : croque-mort, est-ce un métier comme les autres ? Médecin légiste ? Chirurgien ? Avocat ? Général dans l’Armée de terre ? Artiste peintre, footballeur, trapéziste ? Je ne sais pas bien ce qu’est un « métier comme les autres » ; aucun métier, en un sens, c’est « comme les autres », et parmi les métiers qui sont encore moins « comme les autres » que les autres, certains ont à l’évidence une utilité sociale incontestable[1].

Bien sûr, tout cela ne constitue pas des arguments positifs en faveur des thèses réglementaristes. Cela dit, le fait que les abolitionnistes aient souvent besoin, pour étayer leur position, de recourir à des arguments incompatibles avec la rigueur intellectuelle, pourrait être un indice de leur faiblesse théorique et le signe qu’ils/elles sont plus soumis à l’émotion qu’à la raison.

*

À présent que j’ai avancé des arguments contre les arguments contre la prostitution, je voudrais proposer, à mon tour, un argument contre la prostitution – qui rebondit, en fait, sur l’idée que « la prostitution n’est pas un métier comme les autres. » Certes, cette affirmation ne veut pas dire grand-chose ; elle reflète pourtant l’intuition que la sexualité elle-même n’est pas une activité comme les autres, quoi que cela veuille dire. Bien sûr, une intuition pèse peu face à la raison ; mais il se pourrait bien que cette intuition, même si on a du mal à la formuler d’une manière claire et satisfaisante, corresponde à une vérité que l’on ne fait qu’entrevoir et qui soit pourtant, à certains égards, décisive.

Car si l’on refuse un statut spécifique à la sexualité, que faire du viol ? Les féministes réglementaristes, par hypothèse, sont féministes ; à ce titre, ils/elles sont contre le viol, et trouvent même qu’il s’agit d’un crime très grave – certain-e-s féministes pensent qu’il n’est pas puni assez sévèrement. Pourtant, le viol, qu’est-ce que c’est ? On le définit en général comme un rapport sexuel non consenti[2]. Un rapport sexuel est une activité normalement fort agréable ; comment le simple fait qu’il soit non consenti pourrait-il légitimer d’en envoyer l’auteur en prison pendant quinze ans ? Il existe beaucoup d’infractions définies par le non consentement. Le vol, par exemple, est l’appropriation d’un bien sans le consentement de son/sa propriétaire antérieur-e (sinon, il s’agit d’un don). L’injure, dans la plupart des cas, n’est pas consentie – et je pense que lorsqu’elle l’est[3], elle cesse d’être une infraction aux yeux d’un-e juge. Mais le seul fait que le vol ou l’injure soient non consenti-e-s ne suffit pas pour qu’il/elle soient puni-e-s d’une aussi lourde peine. Il n’y a donc pas de sens à faire reposer la gravité du viol seulement sur l’absence de consentement : il faut qu’il y ait aussi quelque chose de spécifique dans l’acte en question, c’est-à-dire la pénétration sexuelle.

Il faut donc bien supposer qu’il y a quelque chose de spécifique dans la sexualité, qui la rende extrêmement grave lorsqu’elle n’est pas consentie. Et ce quelque chose, je pense, ne tient pas à la matérialité du fait. En soi, le fait d’introduire un organe sexuel dans un autre organe n’implique pas de lésion organique particulière, ni même de douleur particulière – il peut y avoir des viols douloureux, ou des viols qui blessent la victime, ou des viols qui entraînent des complications sanitaires, en cas, par exemple, de transmission d’une M.S.T., mais ce sont des cas particuliers : rien de tout cela n’appartient à la définition analytique du viol. Ce quelque chose est de nature purement psychologique, et non physiologique : il se décrit en termes de traumatisme, de choc, de stress, mais n’est pas réductible à une réalité matérielle, corporelle et physique objectivable.

Du coup, la sévérité de la sanction contre le viol repose entièrement sur la reconnaissance sociale d’un statut particulier de l’acte sexuel – sur la reconnaissance de son caractère sacré, en ce sens qu’il est chargé de significations sociales qui excèdent largement sa réalité matérielle, et en ce sens qu’il est extrêmement grave de le profaner. Je ne pense pas qu’on puisse invoquer le traumatisme des victimes comme élément matériel permettant de fonder la gravité du viol, dans la mesure où ce traumatisme :

  • n’est pas systématique ;
  • dépend sans doute du type de viol[4] ;
  • dépend du caractère, de la force morale, de l’état psychique de la victime ;
  • tient peut-être en partie lui-même au caractère sacré de la sexualité.

Au bout du compte, tout cela fournit un argument contre la prostitution : la société a besoin de reconnaître la sexualité comme sacrée pour sanctionner le viol comme il l’est. Et si la sexualité est reconnue comme sacrée, alors de fait, la prostitution n’est pas « un métier comme les autres ». Le fait qu’on ne puisse pas utiliser de formule plus précise ou plus satisfaisante, loin d’être, comme je l’ai suggéré au début de cet article, un élément à charge contre cette thèse, souligne au contraire qu’elle est, par nature, irréductible à toute tentative d’élucidation rationnelle : la sexualité est sacrée, le viol est grave et la prostitution ne devrait pas exister, parce que c’est comme ça.

Les plus rationalistes de mes lecteur/trice-s ne seront peut-être pas vraiment convaincu-e-s par cette conclusion : je ne leur cache pas que moi non plus. Je n’aime pas quand la raison abdique, et je n’affirmerai pas trop vite qu’il soit tout à fait impossible de fonder cette sacralité du sexe sur des arguments moins tautologiques. Mais qu’on puisse ou non le faire, il n’en reste pas moins que l’opposition à la prostitution peut être, de façon très convaincante, appuyée l’évidence de la gravité du viol.

Encore un dernier point : naturellement, l’argument est réversible. Si l’on refuse cette idée d’une sacralité de la sexualité, on peut très bien tenir ensemble, et de façon cohérente, l’idée que la prostitution devrait être autorisée et l’idée que le viol n’est au fond pas si grave. Mais alors on ne comprendrait plus pourquoi, tout de même, dans de nombreux cas, le viol est une expérience si traumatisante : pour qu’il en soit une, il faut bien que le sexe ait un statut particulier, que ce soit d’un point de vue social, psychologique ou les deux, et quelles que soient les raisons de ce statut particulier (y compris, même, s’il n’y a au fond pas de raison).


[1] Un indice : je ne pense pas ici au métier du général dans l’Armée de terre.

[2] Le droit français, en ce qui concerne le viol, ne fait pas intervenir la notion de « consentement », mais passons – ce n’est pas tellement mon propos.

[3] Par exemple dans le cadre de pratiques sexuelles.

[4] Sans être du tout expert dans la question, il me paraît vraisemblable que le traumatisme est moins lourd ou moins fréquent après les viols conjugaux, c’est-à-dire après les viols commis par une personne avec qui la victime a, par ailleurs, l’habitude d’avoir des rapports sexuels.