racisme et antiracisme

La charge de la preuve, encore

J’ai lu, sur Facebook, une publication très imprudente du “Réseau classe/genre/race », apportant un « soutien total au sociologue Akim Oualhaci, qui vient de subir pour la troisième année consécutive une discrimination raciste de la part du jury d’admission du CNRS qui s’acharne à le déclasser. » Le message rappelle la grande valeur scientifique de l’intéressé, ainsi que la mobilisation en sa faveur de plusieurs syndicats, et contient des formules tonitruantes comme :

Il s’agit purement et simplement de racisme !

Le CNRS ne veut tout simplement pas de cet Arabe, et s’emploie à lui barrer la route, comme il l’a déjà fait par le passé avec d’autres.

[…]

Nous dénonçons le jury d’admission du CNRS comme menant une politique répugnante de racisme.

Ce réseau ignore peut-être que ces déclassements, au CNRS, sont monnaie courante depuis quelques années. On peut trouver cela déplorable, mais il y a de nombreux précédents, touchant aussi, bien sûr, des non-racisé-e-s. Cela pourrait donc être une bonne idée d’éviter de se ruer sur le moindre fait divers pour y trouver une confirmation artificielle de théories préconçues.

Cela étant dit, si je fais ce post, ce n’est pas juste pour défendre le CNRS ou dire du mal du Réseau classe/genre/race, mais parce qu’en discutant de cette histoire sur Facebook avant-hier, on m’a opposé un argument que je trouve très mauvais et que je ne lisais malheureusement pas pour la première fois. Et c’est cette argumentation-là que je voudrais critiquer. Mon propos était de dire que rien ne prouvait que le déclassement de Oualhaci soit raciste ; mon interlocuteur (qui avait partagé et approuvé la publication du Réseau classe/genre/race) m’a répondu que ce n’était pas à lui de prouver que cette décision était raciste, que c’était plutôt au CNRS de prouver que cette décision n’était pas raciste, que c’était à cette institution de mettre en place les contrôles et les procédures adéquates pour garantir le caractère non raciste de son recrutement, et qu’il fallait donc « inverser la charge de la preuve » (voir cet article, pour une discussion plus ancienne sur le sujet, qui prenait le problème sous un autre angle).

J’ai l’impression qu’on traite ici la question de la « charge de la preuve » comme on traite souvent, dans les discussions sur les violences sexuelles, la question de la « présomption d’innocence », à savoir : en oubliant qu’il s’agit de protocoles juridiques, qui servent, en contexte judiciaire, à prendre une décision, mais qui ne sauraient entretenir qu’un rapport très lointain avec la réalité des faits. La « charge de la preuve » n’est pas un protocole d’établissement de la vérité. Savoir à qui revient la charge de la preuve est une convention, nécessaire dans certains contextes institutionnels, mais le fait que la « charge de la preuve » revienne à l’accusateur/trice ou à l’accusé-e n’est pas une loi logique (contrairement au principe de non-contradiction par exemple). Donc si un débat, sur Facebook, porte sur la question de savoir si le déclassement de Oualhaci est raciste ou non, la réponse « On n’en sait rien » est une réponse valable, précisément parce que le débat vise à l’établissement de la vérité, et pas à une prise de décision.

On pourrait éventuellement envisager une procédure de contestation de la décision dans laquelle il y aurait une présomption de racisme (par exemple si on estime que le CNRS n’a pas fait ce qu’il fallait pour se prémunir de ce genre de biais), et donc dans laquelle la « charge de la preuve » reviendrait à la défense (au CNRS). Mais quand bien même le CNRS échouerait alors à faire la preuve de son non-racisme, cela n’impliquerait pas que le déclassement de Oualhaci était réellement raciste : cela créerait simplement la fiction juridique selon laquelle il était raciste (et cette fiction juridique, bien sûr, aurait des conséquences dans la vie réelle, comme toutes les fictions juridiques).

Simplement, quand on est sur Facebook et qu’on débat sur des faits, on n’est pas dans un contexte où ces fictions juridiques sont possibles. La seule chose qu’il nous soit permis de faire, c’est d’examiner les faits. Et si on n’a pas de preuve que le déclassement de Oualhaci est raciste, quand bien même cette absence de preuve serait due à des négligences de la part du CNRS, eh bien tant pis : on ne peut rien dire d’autre que « On ne sait pas ». C’est peut-être frustrant, mais on a des devoirs envers la vérité. On ne peut pas réellement débattre sur autre chose que sur les faits, c’est la structure du langage qui veut cela. Quand je lis : « Le déclassement de Oualhaci est raciste », je comprends nécessairement ceci : « Il est vrai que le déclassement de Oualhaci est raciste ». Je ne peux pas comprendre quelque chose comme : « Je ne sais pas si le recrutement de Oualhaci est raciste mais je vais dire que oui parce que sinon ce n’est pas juste. » Ce n’est pas ma faute, c’est juste comme ça que le langage fonctionne.

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Le racisme anti-blanc existe-t-il ? Une question mal posée

Note : J’avais déjà abordé cette question dans un billet assez ancien, et mes réflexions d’alors me paraissent toujours pertinentes, mais il me semble que dans ce billet-ci je décale un peu le point de vue et envisage les choses d’un peu plus haut.

Les débats sur le « racisme anti-blanc » sont pénibles. Les antiracistes les plus conscient-e-s expliquent généralement que « le racisme anti-blanc, ça n’existe pas », en se fondant pour cela sur une définition du « racisme » qui n’est pas la plus intuitive ni la plus courante, à savoir « système de domination sociale » plutôt que « trait psychologique individuel ».

Mais, premièrement, ces anti-racistes-là ne sont pas tout à fait cohérent-e-s : eux/elles-mêmes, en général, n’hésitent pas à traiter certains propos, certains comportements, certains individus, de « racistes ». Dans ce cas ils/elles n’ont aucun problème à faire du « racisme » une caractéristique, non seulement de la société dans son ensemble, mais aussi de tel propos, de tel comportement, de tel individu. Le racisme est donc bien aussi une question individuelle, personnelle, psychologique, même s’il n’est pas que cela. Et cela me paraît déjà constituer une objection à la thèse selon laquelle « le racisme anti-blanc n’existe pas ».

Et surtout, deuxièmement, se battre pour une question de définition n’a pas beaucoup d’intérêt. Sur Facebook, je vois très souvent des gens s’opposer sur la question de savoir si le racisme anti-blanc existe ou pas, chacun-e campant sur ses positions et ses définitions ; dans ces débats, les partisan-e-s de la thèse « oui » ont pour eux/elles, en gros, le dictionnaire, le sens commun, et l’usage courant du mot, et les partisan-e-s de la thèse « non » ont pour eux/elles des travaux de sociologue qui utilisent une définition plus spécifique du « racisme ». Mais comme toujours quand on débat sur le sens des mots, les arguments finissent toujours par manquer d’un appui solide, et on se retrouve vite à dire : « Le racisme, c’est ça ! », « Non, le racisme, c’est ça ! », « Moi je lis ce qui est écrit dans le dictionnaire ! », « Moi je suis plus formé-e que toi parce que j’ai lu de la socio », etc., avec des pelletées d’arguments d’autorité à l’appui. On s’enferme dans des discussions absurdes où la raison n’a plus aucun rôle à jouer, où personne ne peut sérieusement espérer convaincre quiconque – tout au plus, intimider ou impressionner son interlocuteur/trice.

On ferait vachement mieux, dans ces cas-là, de prendre un peu de distance par rapport à cette question mal posée, et d’entrer franchement dans le fond du problème, de se demander de quoi on parle, quel phénomène social on désigne, etc. Faire de la lutte contre le « racisme anti-blanc » une cause politique prioritaire est évidemment, au mieux une grave erreur, au pire une diversion ignoble ; mais rien n’impose que la seule réponse correcte à cette prise de position erronée soit de répéter comme un mantra que « le racisme anti-blanc n’existe pas » : il peut suffire de montrer, comme le faisait par exemple Albert Memmi, que le racisme des dominé-e-s contre les dominant-e-s est un « racisme édenté ». Notez bien que littéralement, analytiquement, si les dominé-e-s peuvent éprouver de la haine raciale, fût-elle édentée (c’est-à-dire impuissante, sans armes, sans force sociale), à l’égard des dominant-e-s, alors c’est bien que le racisme anti-blanc existe. Mais en vérité, et l’on touche là le coeur du problème, cela n’a pas beaucoup d’importance d’adopter un paradigme « memmiste » (et de parler de « racisme [antiblanc] édenté ») ou un paradigme plus mainstream-militant et de dire que le racisme antiblanc n’existe pas ; le tout est d’être un peu modeste quant au statut même de ce que l’on dit, et de ne pas prendre pour des vérités générales, intangibles, gravées dans le marbre, des assertions qui ne prennent en réalité leur sens que localement, dans leur opposition avec d’autres assertions, et qui surtout peuvent très bien n’être que des manières concurrentes, voire littéralement incompatibles, d’exprimer des réalités sociales identiques.

J’admire beaucoup par exemple que Sadri Khiari, dans ce texte, se retrouve à manier presque indifféremment les deux paradigmes concurrents, sans en paraître plus gêné que cela. À certains moments il explique que « le racisme est un système de domination » (ce qui semble exclure qu’un « racisme antiblanc » existe), à d’autres endroits il évoque la « haine raciale » des dominé-e-s et parle même, sans embarras, du « racisme anti-Blanc » qui a traversé les luttes des noir-e-s aux Etats-Unis. Il se retrouve aussi, à l’occasion, à utiliser une formule un peu étrange comme « racisme à proprement parlé » (sic), qui suggère que le « racisme anti-blanc » est bien un racisme, mais pas vraiment un vrai racisme, donc pas un racisme à proprement parler, donc pas tout à fait un racisme, etc. On aurait tort de prendre une telle formule pour la marque d’un embarras conceptuel : en fait, Khiari s’en fout, que le racisme anti-blanc « existe » ou non, et il a raison. Il fait un texte, lui ; il raisonne, il pense ; les mots qu’il emploie sont infiniment moins importants que l’argumentation où ils s’insèrent ; il ne se contente pas d’asséner des slogans.

L’universalisme contre la morale des situations

Avant-hier, je discutais avec quelqu’un qui reprochait à la gagnante (israélienne) de l’Eurovision d’avoir été membre d’une armée coloniale d’occupation. J’ai objecté que ce reproche était injuste : en Israël le service militaire est obligatoire (brrrrr), y compris pour les femmes. Il m’a été répondu qu’il y a en Israël des objecteur/trice-s de conscience. Ce à quoi j’ai rétorqué que oui, peut-être, et ces gens-là sont des héros, mais ils/elles vont en prison, ce qui est une punition dure, et que moi-même la prison me terrifie, et que je ne peux décemment pas exiger des gens qu’ils aillent en prison, et que donc on ne peut pas reprocher à un-e Israélien-ne de faire l’armée.

C’est à peu près à ce moment-là que mon interlocuteur m’a traité de nazi, alors la discussion a pris fin, mais si elle avait continué j’aurais pu développer mon point de vue de la manière suivante : je suis, moi, un universaliste conséquent, et c’est pourquoi je n’accorde pas grand crédit aux morales des « situations », sartriennes, etc. Je ne vois pas très bien pourquoi le fait aléatoire d’être né-e ici imposerait plus de devoirs, un plus grand devoir d’héroïsme en l’occurrence, que le fait d’être né là. Version psychologique de cet argument théorique : je suis né en France, je vis dans un pays où le service militaire obligatoire a été supprimé, je n’ai jamais eu à choisir entre aller faire la guerre et faire un séjour en prison ; donc je ne vois pas très bien de quel droit je donnerais des leçons à ceux et celles qui ont dû faire ce choix.

Une constante de la pensée de gauche, quand même, c’est de lutter contre les fatalités sociales. C’est de faire en sorte qu’on ne soit pas mieux ou moins bien loti-e en fonction des hasards de la naissance. C’est, idéalement, essayer de construire un monde où le fait d’être né-e en France ou en Somalie n’aura pas d’incidence sur le bonheur des gens, ni le fait d’être né-e blanc-he ou noir-e, ni le fait d’être né-e homme ou femme, ni – dans la mesure du possible – le fait d’être né-e valide ou handicapé-e, ni le fait de devenir homo ou hétéro, etc. Mais il est aberrant et illogique de réintroduire par la fenêtre ce qu’on a chassé par la porte, de remplacer la fatalité sociale par la fatalité du devoir moral. On ne peut pas déplorer d’un côté que les gens soient traités différemment selon leur couleur de peau ou leur pays de naissance, et de l’autre les traiter soi-même différemment en leur appliquant des standards moraux différents.

Une objection possible et attendue consisterait à se dédouaner en reportant sur la situation elle-même la responsabilité du double standard : ce n’est pas moi qui impose un degré différent d’héroïsme aux Israélien-ne-s et aux Français-es, c’est « la situation » ; c’est le fait que, eux, pas de chance et tant pis pour eux, ils vivent dans un pays colonial militariste et brutal. Je vais être un peu taquin et puiser de manière opportuniste dans le vocabulaire sartrien, mais cette position me paraît, précisément, être le summum de la « mauvaise foi » (« c’est pas moi, c’est la situation »). Surtout, pour être moins taquin et plus précis, elle méconnaît le fait que porter un jugement moral est un acte, et pas un simple enregistrement passif de données déjà là. Prétendre que la situation impose à des gens d’être héroïques relève de l’idéalisme et de l’animisme : la situation n’impose rien, parce que le monde est silencieux. Par contre les gens qui parlent et qui donnent des ordres ou des conseils, eux, les gens qui distribuent des bons et des mauvais points, ils ont le choix de parler ou de se taire, et en l’occurrence c’est à eux de choisir, dans les jugements qu’ils forment et qu’ils énoncent, d’être xénophobes ou de ne pas l’être. Expliquer aux Israéliens qu’ils sont obligés d’être des héros, sous peine d’indignité morale, me paraît à peu près de même nature que d’expliquer aux femmes comment elles doivent se conduire ou s’habiller. Parenthèse : il est curieux que ceux-là et celles-là même qui sont les plus volontaristes en politique soient aussi les plus enclin-e-s à se laisser porter par les événements en matière de jugement moral, les plus pressé-e-s d’abdiquer à ce sujet toute liberté, au nom de l’évidence fallacieuse du conséquentialisme.

C’est un peu pour les mêmes raisons que j’ai du mal à digérer la manière dont Bouteldja et les bouteldjistes expliquent aux femmes et aux gays indigènes comment il faut se comporter pour la cause (c’est-à-dire la seule qui vaille, bien sûr, l’antiracisme). Je suis tout à fait prêt à admettre que les gays et les femmes indigènes soient parfois clivé-e-s entre des fidélités contradictoires. Mais ce constat devrait nous pousser à conclure que les individus concernés, pris dans des situations délicates, doivent pouvoir se dépatouiller comme ils le veulent et le peuvent, le mieux possible, pour les autres mais d’abord pour eux-mêmes. Du constat, qu’on peut tenir pour vrai pour les besoins de la discussion, à l’injonction politico-morale, il y a un saut qu’on ne saurait franchir si aisément. Et considérer que les gays et les femmes indigènes doivent s’astreindre à des sacrifices qui sont épargnés aux gays et aux femmes blanc-he-s, cela me paraît relever d’une pensée qui est en l’occurrence moins sexiste ou homophobe que, tout simplement, raciste.

Les trois essentialismes

Il est d’usage de distinguer deux formes de racisme, ou deux étapes dans l’histoire de l’essentialisme racial.

Le premier est un essentialisme biologique, en vertu duquel les caractéristiques propres à chaque race seraient inscrites dans la biologie dans individus, par exemple dans leurs gènes.

Le second est un essentialisme culturaliste, en vertu duquel les caractéristiques propres à chaque groupe d’individus seraient déterminées par leur culture. Le racisme biologique ayant été durablement discrédité par diverses horreurs intervenues au cours du XXe siècle, c’est le racisme culturaliste qui l’a remplacé dans le discours politique contemporain, notamment d’extrême droite. Ce racisme culturaliste peut s’attaquer à des groupes qui ont été précédemment racisés sur une base biologique, comme les noir-e-s ou les juif/ve-s, mais aussi, du coup, à des groupes identifiés par leur culture, ou leur religion. C’est à ce titre qu’on peut considérer l’islamophobie comme un racisme.

En ce qui concerne l’essentialisme racial, le second type a à peu près totalement éradiqué le premier. Pour d’autres formes d’essentialisation, il semble que ce ne soit pas le cas. Ainsi, l’essentialisme de genre continue à faire fond sur certains résultats obtenus en neurosciences. C’est en raison de caractéristiques neurologiques, donc biologiques, propres, que les femmes sont supposées [en], par exemple, avoir plus d’inclination que les hommes pour les métiers où elles se trouvent en contact avec des êtres humains plutôt que pour ceux où elles se trouvent en contact avec des objets.

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À ce stade, je voudrais préciser mon choix terminologique consistant à parler d’« essentialisme » plutôt que d’autre chose, comme de « racisme » ou de « sexisme », ou même de « X-phobie »* puisque j’ai jadis inventé ce mot pour cela. Mais le problème, c’est que les mots racisme, sexisme ou X-phobie sont à la fois descriptifs et évaluatifs : en même temps qu’on rend compte analytiquement d’un système de pensée, on le condamne par le mot même qu’on emploie pour le désigner (c’est un problème dont je me plaignais déjà à la fin de cet article). Or je voudrais, ici, suspendre le jugement de valeur sur les idéologies et les discours évoqué-e-s – même si bien sûr, je n’interdis à personne de penser qu’il est idiot de croire que les noir-e-s sont génétiquement paresseux/ses. Mais en ce qui concerne l’exemple mentionné à la fin du précédent paragraphe, je n’ai pas envie d’avoir à me prononcer sur l’existence ou non d’une inclination neurologiquement déterminée des femmes (ou, symétriquement, des hommes) envers telles ou telles activités. Essentialisme m’a l’air plus neutre.

S’agit-il d’« essentialisme », cependant, lorsqu’on ne prétend pas que les individus sont strictement déterminés par les caractéristiques biologiques de leur groupe d’appartenance, mais seulement qu’il y a des régularités observables qui sont d’ordre statistique ? Car personne ne prétend que toutes les femmes aient une inclination pour les métiers orientés vers les personnes. En fait, je garde essentialisme parce que je ne vois pas tellement d’autres mots convenables. Mais en effet, il ne s’agit pas tout à fait du même « essentialisme » que celui que l’on mobilise lorsqu’on définit une catégorie par son « essence » et que l’appartenance d’un objet à cette catégorie dépend de sa participation à cette essence – ainsi, j’appellerais « essentialiste » une démarche par laquelle je définirais la poésie par la présence de vers rimés, et j’exclurais au nom de cette essence les Petits Poèmes en prose de Baudelaire de ce que j’appellerais « poésie ». Il y a là de quoi distinguer un essentialisme fort et un essentialisme faible – et c’est plutôt le second qui m’intéresse.

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À présent, il reste à examiner une troisième forme possible d’essentialisme, qui me semble être logiquement appelée par l’histoire à se réaliser sous une forme ou sous une autre, et qui d’ailleurs existe peut-être déjà : il s’agirait d’un essentialisme au carré, ou encore d’un essentialisme constructiviste, ou d’un méta-essentialisme (choisissez le terme que vous préférez), qui considèreraient les caractéristiques des groupes sociaux, non pas déterminées par la biologie, non pas déterminées par la culture desdits groupes, mais par leur essentialisation elle-même. Mais n’est-ce pas le discours militant antiraciste lui-même qui nous permet d’envisager cette perspective, lorsqu’il explique – à juste titre, selon moi – que les races sociales existent, en tant que produit du racisme, donc de la racisation, donc de l’essentialisation ? La blanchité et la non-blanchité deviennent des concepts pertinents, non au regard de leur vérité biologique ni parce qu’il y aurait une culture blanche et une culture non blanche plus ou moins éternelles, mais parce que les blanc-he-s et les non-blanc-he-s (et parmi ceux/celles-ci, les noir-e-s, les arabes, les asiatiques, etc.) sont incité-e-s par le système raciste à se comporter de telle ou telle manière.

En matière d’essentialisme de genre, cet essentialisme-là va même assez loin, puisqu’on lit assez fréquemment, sous la plume de féministes, l’idée que les hommes seraient tous des oppresseurs à divers degrés, précisément à cause de leur éducation et de leur socialisation masculine, donc à cause de leur appartenance à une société qui repose implicitement sur une répartition essentialiste des rôles de genre. Cet essentialisme-là, d’ailleurs, et bien que progressiste (en tant qu’il est conçu comme un outil théorique de la lutte contre le sexisme), est beaucoup plus rigide, et beaucoup plus universel dans son application, que l’essentialisme culturaliste du deuxième type. Il peut se trouver des féministes qui disent que tout homme est un oppresseur, alors qu’aucun-e sexiste ne prétendra (plus) que toutes les femmes aiment le contact humain, et qu’aucun-e raciste ne pense (plus) que tous les musulman-e-s sont contre la démocratie.

Je cite là des usages a priori progressistes de cet essentialisme constructiviste. Cela permet de bien faire comprendre ce dont je parle. Mais rien ne s’oppose à ce que de tels schèmes de pensée servent aussi à des usages réactionnaires : on pourrait, par exemple, prendre acte de l’essentialisation antécédente d’un groupe pour justifier un mépris, voire une violence, à leur égard. Sans pouvoir citer de sources précises, il me semble avoir déjà croisé de la littérature antisémite ancienne où le mépris envers les juif/ve-s était justifié par leur disposition supposément victimaire, elle-même découlant de persécutions bien réelles qu’ils/elles ont subies.

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Il me semble qu’il y a aujourd’hui, en France, un mouvement qui est assez fort pour exploiter de manière très ambiguë cette forme-là d’essentialisme : le Parti des indigènes de la République. Que ces gens disent-ils des juif/ve-s ? Qu’ils/elles sont, parmi les racisé-e-s, ceux et celles qui sont le plus près d’accéder au privilège de la blanchité, sans toutefois jamais pouvoir y accéder complètement, et qu’ils/elles se retrouvent, à cause d’une histoire juive faite d’oppression et de persécution, à jouer le rôle d’allié-e-s aussi objectif/ve-s qu’inconfortables du colonialisme. Que disent-ils/elles des gays, et des gays de banlieue en particulier ? Que leur essentialisation comme figures de la modernité sexuelle fait d’eux les fers de lance de l’homonationalisme et du racisme. Toutes les analyses sociologiques de gauche sur le caractère socialement construit des catégories de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc., se retrouvent dans discours du PIR. Et cela rend, à mon avis, définitivement caduque toute tentative de stigmatisation du PIR qui consisterait, sur la base de leur homophobie, de leur antisémitisme ou de leur sexisme, à les rapprocher de l’extrême droite ou à les inclure dans des filiations politiques avec lesquelles ils/elles n’ont rien à voir. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a de l’essentialisation. Et que pour le coup, autant il peut sans doute y avoir dans certains cas une essentialisation constructiviste progressiste, autant lorsque cet essentialisme constructiviste a pour conséquence, dans le discours du PIR, d’enjoindre aux gays de banlieue de ne pas faire leur coming-out pour ne pas nuire à la cause (antiraciste – la seule qui vaille !), ou aux racisé-e-s de ne pas faire de mariage mixte, ou aux femmes racisées de demeurer solidaires de leurs maris violents, alors l’essentialisation est bien mise au service d’un discours réactionnaire, et le relève pleinement, pour le coup, de l’homophobie, du racisme ou du sexisme.

Tout cela dit, entre autres, pour décrisper un peu les débats sur le PIR. Les demi-habiles des deux bords s’en donnent à cœur joie. D’un côté, des universalistes neuneus et pleins de bonnes intentions, mais fort peu subtils, versent sans autre forme de procès le PIR dans le camp de l’extrême droite, utilisant l’antisémitisme comme un épouvantail, sans voir l’essentiel, qui est que l’antisémitisme du PIR est un antisémitisme sui generis. De l’autre côté, les bouteldjobéat-e-s absolvent leur égérie en se laissant complaisamment abuser par ses sinuosités rhétoriques et en invoquant, en quelque sorte, le caractère sui generis des positions X-phobes* du PIR pour ne pas voir qu’elles sont, quand même, X-phobes : homophobes, sexistes, antisémites. La critique du PIR me paraît nécessaire, mais on ne s’en sortira pas par des courts-circuits paresseux qui reviendraient à plaquer sur l’idéologie du PIR des schémas pré-existants : la moindre des choses est tout de même de lui reconnaître une certaine originalité, voire une certaine audace, théoriques. Ça ne veut pas dire qu’il a raison.

Houria Bouteldja et les enfants juifs

Une citation particulièrement polémique des Blancs, les Juifs et nous, le dernier livre d’Houria Bouteldja, est celle-ci (où elle s’adresse aux juif/ve-s) :

Après tout, vos renoncements vous regardent. Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m’arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure.

Passage qu’Ivan Segré commente en ces termes :

Concluons. Après nous avoir parlé en long et en large de 1492, de l’impérialisme « blanc », du génocide des indigènes d’Australie et d’Amérique, de la colonisation du monde arabe depuis 1830, d’Hiroshima et de « la Une du Monde » titrant le 8 août 1945 « Une révolution scientifique : Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon » (cité p. 31), du « racisme républicain », des contrôles au faciès, de sa souffrance, etc., l’auteure nous explique posément, au beau milieu du livre, que lorsqu’elle croise « un enfant portant une kippa », elle s’arrête pour le regarder. Et à lire entre les lignes, on n’aimerait pas être à la place de l’enfant durant l’« instant furtif ». Mais qu’est-ce donc, me demanderez-vous, qu’un « enfant portant une kippa » ? Je n’en sais fichtrement rien.

Ce que je sais en revanche, c’est qu’il suffirait que l’enfant ne porte pas de kippa pour que l’auteure ne s’arrête pas pour le regarder. Sans kippa, en effet, il ne serait pas « Juif », il serait… « blanc ». Un enfant comme il y en a tant d’autres en France. Et alors l’auteure le croiserait au pire indifférente. C’est pourquoi j’y reviens, et j’y insiste : demandez aux Inuits, aux Dogons, aux Tibétains, et croyez-moi, ils vous diront que cette « indigène » qui prétend parler en leur nom, elle a le visage pâle. Mais fort heureusement, pas plus qu’elle n’est la porte-parole des Inuits, des Dogons ou des Tibétains, Houria Bouteldja n’est la porte-parole des arabes, des musulmans ou des Palestiniens. Elle n’est que la porte-parole du « possible prélude de sa ruine intérieure ». Il ne tient cependant qu’à elle d’en conjurer le cours et de nous rejoindre, nous qui sommes issus de toutes les « races » et partageons un même axiome : lorsqu’un adulte porte un sale regard sur un gosse, pour la seule raison que ce gosse est juif, noir, arabe, indien, jaune ou que sais-je, on n’est pas « juste avant la haine », on est « juste après ». C’est le b-a.ba de l’amour révolutionnaire, outre que la terre est bleue comme une orange.

Le texte de Segré a ceci de commun avec la prose habituelle de Bouteldja qu’il met en œuvre un style sinueux et contourné, qui permet de ne jamais dire les choses clairement et de se ménager toujours mille possibilités de rétractation. Mais tout de même, dans ce passage, on sent affleurer un reproche de nature morale, en même temps qu’une injonction faite à Bouteldja de corriger ses penchants racistes (d’en « conjurer le cours »).

Cette critique, placée en conclusion du texte, me paraît injuste et basse – et je suis souvent sévère avec le PIR, mais là, ça tombe à côté. De ce que je comprends de la démarche générale de Bouteldja, elle veut faire une sorte de psychanalyse à la fois personnelle et collective – collective en tant qu’elle postule, ce qui n’est pas idiot, que son cas n’est pas singulier et que ses pairs, ses frères et soeurs racisé-e-s[1], étant dans la même situation qu’elle, peuvent se reconnaître dans l’exposition de sa propre subjectivité. Elle veut réactualiser Fanon, quoi. Et quand on fait une psychanalyse, forcément, on étale ses névroses. Et les névroses, parfois, ça n’est pas joli joli. C’est comme ça.

Je voudrais proposer une comparaison qui, chose inhabituelle sur ce blog, sera un peu personnelle. Il se trouve qu’il y a quelques semaines, je me suis rendu compte que j’aime l’État. Il faut bien me comprendre. D’un côté, je suis très sensible à sa violence ; les abus policiers, si nombreux ces temps-ci, me rendent furieux ; je déteste viscéralement la police, à cause de tout ce que je vois sur Internet et en manif, et je déteste aussi Valls et Cazeneuve, que je tiens pour complices. Ces sentiments-là, vu mes positions politiques, sont logiques. Par tous ces aspects, je hais l’État. Or il se trouve que quand je me regarde, je me rends compte que mon rapport à l’Etat est fait de détestation et de fidélité. C’est comme ça. Car le fait est que j’ai été, à toutes les étapes de ma scolarité et de ma carrière, validé, encouragé, payé, bien traité, choyé par l’État. Hors contextes militants, je n’ai pas à me plaindre de lui, et j’ai globalement l’impression d’être du même côté que lui : il y a donc une partie de moi qui aime l’État. J’ai d’ailleurs parlé de cela sur Facebook et certain-e-s de mes camarades m’ont dit qu’il/elle-s s’étaient reconnu-e-s dans ce que j’avais écrit, ce qui m’a fait plaisir, et me prouve que bien souvent, en parlant de soi, on parle des autres, c’est-à-dire aux autres.

Bref, je pense que j’aime l’État de la même manière que Bouteldja n’aime pas les juif/ve-s : comme une névrose que l’on découvre ou constate avec étonnement, dont on n’a aucune raison de se satisfaire, mais qu’il faut pourtant gérer. La différence, évidemment c’est qu’aimer l’État, même si c’est paradoxal et surprenant dans mon cercle de sociabilité, c’est encore avouable (ça pourrait même être, allez savoir, une forme de coquetterie que de le reconnaître), alors que ne pas aimer les juif/ve-s, ça l’est beaucoup moins. Indépendamment de toutes les stratégies tordues qu’on peut soupçonner chez elle, il me semble qu’on doit plutôt savoir gré à Bouteldja d’être honnête et courageuse sur ce point. Elle est antisémite, elle n’en est pas fière, elle le dit, et elle a le droit. L’essentiel, c’est qu’elle n’agresse pas les gens. Le reste, cela relève du droit à la névrose, dont j’ai déjà parlé ici – et qui devrait être garantit par la constitution.


[1] Je laisse de côté la question, éminemment problématique, de savoir quelle est la catégorie raciale pertinente dans l’affaire : tou-te-s les immigré-e-s ? les immigré-e-s issu-e-s d’anciennes colonies ? les arabes ? les musulman-e-s ?…

Éloge des vieilles lois

Je discutais vaguement avec un ami, l’autre jour, des rapports entre libéralisme et conservatisme. C’était une discussion de fin de soirée, donc pas très sérieuse, mais cela m’a fait penser qu’il y avait bien un point par où mon libéralisme pouvait s’apparenter à une certaine forme de conservatisme, à savoir mon goût pour les vieilles lois.

Je ne veux pas dire par là que toutes les vieilles lois sont dignes d’être défendues, mais simplement que toutes choses égales par ailleurs, le fait qu’une loi soit vieille est plutôt, à mes yeux, un bon point en sa faveur.

Un exemple ou cela me paraît particulièrement claire, c’est la laïcité. On entend parfois des hommes ou des femmes politiques expliquer qu’il faut moderniser les lois laïques, et notamment adapter celle de 1905 au goût du jour. La société ayant évolué, il conviendrait de mettre le droit en accord avec elle. Or moi, ce que j’aime bien dans la loi de 1905, c’est précisément qu’elle est ancienne, c’est-à-dire qu’elle a été faite pour répondre à une situation qui n’a pas grand-chose avec celle d’aujourd’hui. La loi a été faite dans un contexte où il s’agissait surtout de régler les rapports entre l’État et l’Église catholique : il me plaît beaucoup qu’elle puisse servir aujourd’hui à régler les rapports entre l’État et des pratiquant-e-s musulman-e-s. Le fait d’appliquer à des musulman-e-s une loi qui n’a pas été faite pour eux/elles est la garantie qu’ils/elles seront traité-e-s de manière neutre, non arbitraire, non discriminatoire. Même si l’application d’une loi ancienne et pas faite pour eux/elles se trouve les désavantager d’une manière apparemment injuste, eh bien ce ne sera la faute de personne ; en tout cas il ne s’agira pas d’une loi ad hoc faite pour les humilier. Toutes les lois « laïques » récentes, au contraire, que ce soit celle de 2004 sur les signes religieux à l’école, celle qui interdit le port de la burqa, etc., visent spécifiquement les musulman-e-s. Même si les lois en question sont formulées en termes généraux (ce n’est pas « le voile » mais « les signes religieux ostensibles » qui sont interdits, ce n’est pas « la burqa » mais le fait de se couvrir le visage dans un lieu public qui est interdit), il n’empêche qu’elles ciblent les musulman-e-s, comme en témoignent les débats publics qui les ont précédées et accompagnées. Ce sont donc des lois ad hoc – et en termes d’équité et de refus de l’arbitraire, les lois ad hoc, c’est un problème.

Au moment de son adoption, la loi de 1905 était aussi une loi ad hoc, et c’est peut-être dommage. Mais aujourd’hui, plus d’un siècle s’est écoulé, et ce désancrage contextuel de la loi est ce qui garantit sa neutralité et sa portée réellement universelle.

Autrement dit, de même qu’un principe n’est pas fait pour être adéquat aux situations où on l’applique, de même une bonne loi est une loi qui n’a pas été faite en vue de la situation où on l’applique.

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Dans un article contre l’interdiction des signes religieux, j’écrivais :

Je ne trouve pas forcément cela rédhibitoire de soutenir une loi qui alimente ou crée des sentiments racistes, ou instaure une discrimination, si par ailleurs cette loi se justifie par des principes forts. Par exemple, peut-être qu’une loi contre la circoncision serait perçue comme humiliante par un grand nombre de juif/ve-s et de musulman-e-s, et peut-être que cela alimenterait des campagnes antisémites et islamophobes, mais on peut raisonnablement estimer que c’est un prix à payer pour faire prévaloir un principe fort comme celui du respect de l’intégrité physique des enfants. Pour prendre un exemple sans doute un peu moins sensible, si c’est pour de légitimes raisons d’hygiène qu’on impose le port de maillot de bain (plutôt que d’autres vêtements plus couvrants) dans les piscines, alors il n’y a pas de raison de faire des exceptions pour des femmes dont les croyances religieuses leur imposeraient de s’habiller comme ceci ou comme cela. Si la norme est légitime (et a priori, la norme hygiénique l’est) et que l’application stricte de cette norme entraîne une discrimination religieuse, alors les préférences religieuses des individus concernés doivent être considérés comme des goûts dispendieux (selon le jargon de la philosophie politique contemporaine), auxquels ils sont libres de renoncer, et non comme une donnée de la situation à laquelle la norme générale devrait s’adapter.

Ce qui me paraît vrai pour les principes me paraît également vrai, dans une certaine mesure, pour les vieilles lois, dans la mesure où une vieille loi acquiert une valeur de principe. L’intérêt de l’état de droit, c’est que pour réglementer ou interdire un comportement particulier, il faut en passer par loi, donc par le général. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, énoncer une norme générale qui aura valeur de principe. Mais lorsqu’une loi est faite en vue d’une situation particulière, sa dimension générale et principielle n’est souvent qu’un habillage factice, qui permet de donner l’apparence de l’universalité à une décision particulière. Cependant, lorsque les circonstances qui ont donné naissance à cette loi ont disparu, la loi se retrouve réduite à son principe, qui survit auxdites circonstances.

C’est pour cela d’ailleurs que, comme je le disais plus haut, « même si l’application d’une loi ancienne et pas faite pour [les musulman-e-s] se trouve les désavantager d’une manière apparemment injuste, eh bien ce ne sera la faute de personne ; en tout cas il ne s’agira pas d’une loi ad hoc faite pour les humilier ». Si c’est au nom d’une loi qui n’a rien à voir avec l’islam qu’on interdit les vêtements de bain couvrants dans les piscines, aucune femme musulmane ne pourra légitimement râler si on ne la laisse pas se baigner en burkini. En revanche, si on a inventé cette loi pour répondre au « problème » des femmes qui se baignent en burkini, c’est autre chose.

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Un autre exemple du même type que j’aime bien, c’est le fait d’utiliser, pour sanctionner les personnes qui transmettent volontairement le VIH, une loi des années 1830 qui réprime l’ « administration de substances nuisibles » (si pas d’intention homicide) ou l’empoisonnement (si intention homicide) (voir Maître Eolas pour les détails). Je trouve cela assez merveilleux : on utilise, pour réprimer un comportement aux enjeux sociétaux lourds, une très vieille loi qui a sans doute plutôt été faite pour régler les cas où on met de l’arsenic dans le yaourt de quelqu’un. Les législateurs de l’époque n’avaient sans doute pas pensé à la possibilité d’appliquer cette loi à des transmissions volontaires de maladies vénériennes, et c’est précisément pour cela que c’est cette loi qu’il faut appliquer. Il serait très ennuyeux de faire une loi exprès pour la contamination au VIH (même si cette loi faisait semblant d’être générale en réprimant, par exemple, toute transmission de MST potentiellement mortelle), car elle risquerait d’être soit trop sévère (à cause de la stigmatisation que subissent les personnes séropositives), soit trop clémente (à cause par exemple du lobbying anti-pénalisation mené par une association comme Act Up). Il s’agirait alors d’une loi ad hoc, faite exprès pour régler un problème de société spécifique, avec tous les risques d’arbitraire que cela comporte. Utiliser une loi de 1832 sur l’empoisonnement, cela paraît baroque, mais en fait c’est beaucoup mieux.

Sexisme anti-homme, racisme anti-blanc

Le racisme anti-blanc, le sexisme anti-hommes existent-ils ? Beaucoup de gens de gauche ont une réponse bien tranchée : non – sous prétexte que ni l’un ni l’autre ne sont « structurels », et qu’ils sont invoqués en manière de diversion par des masculinistes ou des gens d’extrême-droite. Il me semble pourtant que cette position réactive et défensive n’est pas la plus fine. Cela fait longtemps que j’ai envie de parler de ça sur ce blog ; je profite d’avoir retrouvé quelque part dans mon ordinateur un commentaire facebook assez ancien sur la question, pour proposer enfin cette analyse.

(Cet article est donc, pour l’essentiel, un commentaire facebook adapté au format billet de blog).

Je tiens, préalablement, à dire qu’il est possible que les points que je vais développer fonctionnent mieux pour la question du sexisme anti-homme que pour celle du racisme anti-blanc. Mais mutatis mutandis, il y a sans doute quand même des choses à garder pour le racisme anti-blanc.

1 : L’idéologie sexiste n’est pas, avant tout, une haine ou un mépris dirigé contre une partie de la population (les femmes par exemple, mais aussi les hommes pour les gens qui pensent que le sexisme anti-homme existe) ; c’est, avant tout, un phénomène d’essentialisation et de naturalisation des rôles sexués ;

2 : La hiérarchisation est indissociable de l’essentialisation, dont elle est même en quelque sorte la raison d’être : du coup, si on essentialise des genres et des rôles genrés, on en arrive forcément à un stade où un genre se voit assigner une position sociale moins enviable que l’autre ;

3 : Du coup, le mépris envers les femmes, et les comportements sociaux discriminatoires qui vont avec, sont l’expression majoritaire du sexisme : les femmes sont les victimes ultra-majoritaires du sexisme ;

4 : Mais comme effet collatéral de cette essentialisation, il peut arriver que les hommes soient aussi victimes de sexisme (par exemple ils peuvent être condamnés à de plus lourdes peines de prison parce qu’ils passent pour des brutes, ou ils peuvent être enfermés dans un rôle stéréotypé d’homme fort dans lequel ils ne se reconnaissent pas et dont ils souffrent) ;

5 : Il est cependant abusif de parler du sexisme anti-homme comme d’une réalité autonome, car ce sexisme est le même que celui qui touche les femmes. Malgré la différence d’objets, il s’agit du même phénomène fondamental d’essentialisation, quand bien même ses manifestations concrètes sembleraient à l’exact opposé de celles du sexisme anti-femmes ordinaire ;

6 : En un sens, il n’y a donc pas de sexisme anti-homme ni même de sexisme anti-femme, mais un sexisme multiforme dont les premières victimes sont les femmes, mais dont rien n’exclut a priori que les hommes puissent en être victimes aussi. Mais il s’agit à chaque fois d’aspects différents du même phénomènes, et non de phénomènes différents (et encore moins de phénomènes opposés).

Je tiens donc à exprimer un désaccord à la fois avec les tenant-e-s du racisme anti-blanc ou du sexisme anti-homme et avec ceux et celles qui critiquent ces concepts au nom d’une conception du racisme ou du sexisme comme phénomènes « structurels » (c’est-à-dire avec ceux et celles qui disent qu’il n’y a pas de racisme anti-blanc parce que les blanc-he-s ne sont pas victimes de discrimination à l’embauche et de contrôle au faciès). Je pense que cette redéfinition du racisme qu’ils/elles proposent est un coup de force lexical qui a le gros défaut d’être tautologique (car s’il n’y a de racisme que structurel, comment établir le caractère structurel d’un phénomène sinon par la compilation et la mise bout à bout de comportements qu’on a jugés racistes ?) et de reposer sur une conception du « structurel » qui s’interdit de considérer différents niveaux d’analyse – différents champs, différentes « structures » comme je disais dans cet article. Après tout, il se pourrait fort bien que les blanc-he-s soient occasionnellement victimes de racisme « structurel » dans un champ, dans un micro-milieu où, pour une raison ou une autre, les non-blanc-he-s soient dominant-e-s (il peut y avoir des cercles de sociabilité organisés en fonction de la race, par exemple). Implicitement, en refusant de considérer le racisme anti-blanc au nom de son caractère non « structurel », ces camarades identifient « structurel » et étatique ou « structurel » et national, comme si l’Etat, ses institutions et son territoire étaient les seules structures valables pour penser les phénomènes sociaux. Ou bien ils identifient « structurel » et majoritaire, comme s’il n’y avait pas aussi des structures sociales marginales, plus ou moins confidentielles. Du coup, leur position revient à dire que le racisme anti-blanc n’est pas un racisme majoritaire ni un racisme d’Etat, ce qui, sauf pour que quelques sombres brutes au crâne rasé, est une trivialité et une évidence. Bref, j’ai l’impression que ma solution est beaucoup plus satisfaisante et beaucoup plus économique (et beaucoup plus dialectique) que la leur.