questions trans et transphobie

Les femmes trans et le féminisme

Quelques remarques rapides sur un débat qui agite le milieu féministe français en ce moment. Les féministes dites « radicales » et « matérialistes », autour de Pauline Arrighi et de Christine Delphy (voici la tribune écrite par la première et signée, notamment, par la seconde ; et voici, tant que l’on y est, une tribune dans Libération leur répond implicitement), aboutissent à des conséquences pratiques déplorables, à savoir une suspicion généralisée envers les femmes trans, soupçonnées d’être des hommes infiltrés dans les cercles féministes, mais elles mettent quand même le doigt sur un problème réel : il y a bel et bien un souci théorique dans la définition habituelle du « genre » (j’avais déjà évoqué ce point ici). En général on définit le genre comme le sexe social, le sexe tel qu’il est socialement construit et perçu, c’est-à-dire non seulement le fait d’être femme ou homme (la femaleness, la maleness) mais aussi toutes les caractéristiques sociales, tous les traits de caractère (la feminity, la masculinity), tous les préjugés, tous les droits, etc., qui sont associés à ces deux statuts. Et en même temps, on pense le genre sur le mode de l’auto-définition et de l’auto-construction : la majorité des féministes sont acquis-es à l’idée que le « genre » d’un individu, c’est la manière dont il se définit et se désigne, et que c’est pour cela que les femmes trans, qui se sentent femmes, sont des femmes, et que les hommes trans, qui se sentent hommes, sont des hommes.

Mais enfin, il y a quand même une tension entre ces deux définitions. D’un côté on a une définition sociale, de l’autre on a une définition individuelle. D‘un côté on est dans un paradigme de l’injonction, de l’assignation, de l’oppression, de l’étiquetage ; de l’autre côté on est dans un paradigme de la détermination libre. A première vue, c’est contradictoire, et je ne peux pas m’empêcher de trouver un certain mérite intellectuel à celles et ceux qui essaient de penser et de résoudre la contradiction, fût-ce violemment et brutalement, en assumant de privilégier l’un des deux paradigmes (le premier) sur l’autre (le second), comme le font Arrighi et ses allié-e-s. Après, je pense que ce n’est pas du tout la seule ni la meilleure façon de procéder. D’abord, Arrighi, Delphy et les autres négligent complètement le cas des femmes trans qui ont un bon « passing », c’est-à-dire qui passent socialement pour femmes, et dont on ne voit pas pourquoi elles ne seraient pas victimes de violences sexistes au même titre que les femmes cis. Ensuite, je pense qu’on peut avoir une approche beaucoup plus dialectique de la notion de genre, et qu’on peut estimer que le genre d’un individu se définit justement par l’interaction entre de l’individuel et du social, que c’est un mélange de tout cela qui constitue les caractéristiques de genre d’un individu, et que dans le cas où il y a visiblement conflit entre la manière dont un individu se perçoit et la manière dont il est socialement perçu, alors cela n’a aucun sens de vouloir rabattre son identité de genre, de manière non équivoque, sur l’une des étiquettes disponibles : homme, femme, mais aussi éventuellement agenre, non-binaire, etc. La manière la plus dialectique de penser les choses, à mon avis, c’est de dire que le genre d’une femme trans en début de transition n’est pas « homme », ni « femme », mais « trans », c’est-à-dire que la description adéquate de son identité de genre doit nécessairement faire droit à la discordance entre la perception sociale et le ressenti personnel.

Et par ailleurs, si la question est celle de la place des femmes trans dans les mouvements féministes, dans les réunions non mixtes, dans les collectifs de colleuses d’affiches contre les féminicides, c’est une manière bien simpliste et bien pauvre de la poser que de la réduire à celle-ci : tel individu est-il une femme ?

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Arnaud Gauthier-Fawas est-il/elle un homme ?

Sur le plateau d’Arrêt sur image, Daniel Schneidermann reçoit quatre représentants – tous des hommes, du moins en apparence – des associations anti-pinkwashing qui ont participé à la Marche des Fiertés. À un moment, le présentateur soulève la question du manque de mixité du plateau. L’un-e des invité-e-s, Arnaud Gauthier-Fawas, qui présente tous les attributs extérieurs de la masculinité (voix grave, barbe…) répond alors, un peu agressivement : « Je ne vois pas ce qui vous permet de dire que je suis un homme ! » L’intéressé-e, en effet, se définit comme non-binaire, c’est-à-dire comme ni masculin-e, ni féminin-e. Il/elle explique qu’il faut distinguer l’expression de genre (en l’occurrence, masculine) et l’identité de genre (en l’occurrence, non-binaire), et qu’il y a beaucoup plus de fluidités dans les catégories de genre que l’on ne l’imagine parfois. Sa saillie (visible ici) a fait le buzz, et a été beaucoup moquée sur Internet par des idéologues réactionnaires. Et effectivement, il me semble qu’il y a un problème dans la conception du genre qu’il/elle défend, même si on peut la critiquer sur d’autres bases que lesdit-e-s réactionnaires.

En fait, la position d’Arnaud Gauthier-Fawas repose sur l’idée que le genre est quelque chose de relativement simple, en tout cas de relativement univoque : le genre de quelqu’un, c’est le genre que la personne revendique, point barre. Le genre serait donc un élément de la personnalité totalement indépendant de choses comme le sexe biologique, l’apparence physique, le choix d’un prénom (car Arnaud n’est pas précisément épicène).

Mais ça ne tient pas. Premièrement, si on définit le genre comme cela, alors on ne peut plus rien dire sur le genre, on ne peut plus faire d’études de genre, on ne peut plus analyser les discriminations de genre, on ne peut plus analyser les rapports sociaux entre les genres, tout simplement parce que, dans la plupart des relations interpersonnelles où le genre entre en ligne de compte, les personnes impliquées ne se connaissent pas suffisamment bien pour connaître leur « identité de genre » au sens où Gauthier-Fawas l’entend. Comme le suggère ici Daniel Schneidermann, penser le harcèlement de rue en termes de rapport de genre, cela implique de donner au « genre » un contenu beaucoup plus large que le simple fait de se sentir, pour un individu, dans le secret de son cœur, homme, femme, ou ni l’un ni l’autre. Les discriminations de genre à l’embauche ont au moins autant à voir avec l’expression de genre d’une part, avec le sexe biologique réel ou supposé de la personne d’autre part – puisque les employeur/se-s et DRH se méfient, non sans raison de leur point de vue, des femmes qui tombent enceintes…– que de l’« identité de genre » Pour résumer tout cela autrement, il faut choisir : on ne peut pas à la fois définir le genre comme « sexe social », ce qui est l’approche féministe la plus courante, et le définir uniquement à partir du ressenti intime des personnes, de manière totalement non sociale, sans prendre même en compte la manière dont ces personnes signalent leur genre aux gens qu’elles rencontrent.

Deuxièmement, cette approche analytique de l’« identité de genre » (opposée au sexe et à l’expression de genre) exprime peut-être quelque chose du vécu des personnes trans, et des personnes non binaires, mais elle rend insuffisamment compte, à mon avis, de l’expérience de la plupart des personnes cisgenres. Je vais prendre un exemple que je connais bien : moi. Qu’est-ce qui fait que je suis un homme ? Il serait erroné de dire que c’est (seulement) mon sexe biologique ; mais il serait aussi erroné de dire que c’est (seulement) la manière dont les autres me perçoivent, ou l’ensemble des signaux physiques de manhood que j’envoie aux autres ; il serait erroné de dire que c’est (seulement) la manière dont je me perçois moi-même. En fait, c’est un peu tout cela à la fois. Mon expérience de la manhood est synthétique : le fait d’utiliser un pronom masculin, le fait d’avoir un pénis, le fait d’être reconnu comme un homme par toutes les personnes qui me voient, contribuent tous à me constituer comme homme (c’est déjà ce que j’expliquais ici). Je peux me poser la question contrefactuelle de savoir ce qu’il adviendrait de ma manhood si l’une de ces caractéristiques me manquait, ou venait à me manquer ; mais l’honnêteté m’oblige à dire que cette question ne pourrait pas recevoir de réponse simple. Si je n’avais pas (plus) de pénis, ou pas (plus) d’apparence masculine, ou pas (plus) l’envie de me désigner par le pronom il, je pense que cela mettrait mon genre en crise, que cela déstabiliserait mon identité de genre, et que cette crise et cette déstabilisation feraient elles-mêmes partie de la définition de mon genre.

C’est pourquoi, pour échapper aux difficultés ci-dessus, il me paraît utile et nécessaire de définir l’identité de genre, non simplement à partir du ressenti des individus, ou de leur envie/besoin de se désigner par tel ou tel pronom, mais comme un faisceau de facteurs – ces facteurs incluant, au moins, le sexe biologique, l’apparence physique, l’assignation sociale de genre et, bien sûr, tout de même, le sentiment intime. Je propose de dire que le genre, c’est tout ça à la fois. Dans ces conditions, il y a des personnes (cisgenres) à propos desquelles cela a complètement un sens de dire qu’elles sont hommes ou femmes : dans leur cas, tous les facteurs convergent harmonieusement vers la valeur « homme » ou la valeur « femme » de la variable « genre » (je laisse de côté la question de savoir si ce sont des valeurs discrètes, ou deux pôles d’un continuum). Et puis il y a des personnes (transgenres, non binaires…) pour lesquelles ces différents facteurs ne concordent pas.

Du coup, la question de savoir si Arnaud Gauthier-Fawas est un homme est piégée. Il y a tout simplement plusieurs manières d’entendre cette question. Si on considère, comme je propose de le faire, que la définition du genre inclut l’apparence physique (l’« expression de genre », comme dit l’intéressé-e) et la manière dont les gens nous perçoivent, donc nous traitent, alors la réponse est évidemment : oui, Arnaud Gauthier-Fawas est un homme, au moins en partie. Mais si, plutôt que de se placer à ce niveau d’abstraction classificatoire, on réfléchit pragmatiquement à la manière dont on peut et dont on doit s’adresser à Arnaud Gauthier-Fawas, alors rien n’interdit d’adopter des pratiques sociales (et notamment des pratiques linguistiques, via le choix des pronoms et des accords, comme je le fais moi-même dans ce billet) qui entérinent sa revendication de non-binarité. On peut tout à fait respecter la volonté d’Arnaud Gauthier-Fawas de ne pas être appelé-e « Monsieur », par exemple, et on peut tout à fait parler de lui/elle au masculin ou au féminin alternativement, si c’est cela qu’il/elle souhaite. Il n’y a pas besoin pour ce faire de théoriser que Gauthier-Fawas n’est pas un homme. Il y a simplement besoin de considérer que dans les relations interpersonnelles, ce qui est pertinent, ce n’est pas le genre dans son ensemble, mais seulement certains éléments parmi ceux qui contribuent à définir le genre, à savoir ceux qui relèvent du sentiment intime.

Comment l’interaction entre Schneidermann et Gauthier-Fawas aurait-elle donc pu se passer ? Daniel Schneidermann a eu raison de soulever le problème du manque de femmes sur le plateau ; Arnaud Gauthier-Fawas aurait pu, et dû, reconnaître la validité de son point, et reconnaître que dans la perspective qui justifiait la remarque de Daniel Schneidermann, il n’était pas absurde de le/la considérer comme un homme. Il/elle aurait aussi pu faire remarquer, en passant, que lui/elle-même ne s’identifiait pas comme un homme, qu’il/elle était non-binaire, mais que cela ne changeait rien au problème du manque de femmes sur le plateau. Une phrase comme : « Vous avez raison, ce plateau manque de femmes, même si en ce qui me concerne, je tiens à préciser que je ne me considère pas vraiment comme un homme, mais plutôt comme une personne non-binaire » aurait sans doute été parfaite, et tout le monde aurait été satisfait.

Les réactionnaires naturalistes transphobes et les progressistes constructivistes trans-friendly sont en fait d’accord sur une chose : les uns comme les autres considèrent que, pour un individu donné à un moment t, le genre est une variable qui ne peut prendre qu’une seule valeur. Certes, les uns et les autres diffèrent sur la manière d’établir cette valeur : les réactionnaires naturalistes indexent strictement le genre sur le sexe, alors que les progressistes constructivistes, bien souvent, considèrent que sexe et genre mènent deux existences à peu près complètement autonomes, sans aucun rapport conceptuel entre l’un et l’autre. Ces derniers admettent aussi que la variable « genre » peut prendre d’autres valeurs que « homme » ou « femme » (non-binaire, agenre, demiboy, etc.). Mais dans tous les cas, pour un individu donné, il y a un mot, et un seul, à écrire dans la case « genre » de la fiche d’identité. Est-ce que ce préjugé regrettable vient du fait qu’effectivement, on est souvent obligé-e de remplir des questionnaires où on nous demande notre genre ? Et du fait que les documents d’état-civil, les papiers d’identité, etc., imposent de donner une valeur unique et stable à la variable « genre » ? Pour ma part, je soutiens que ce dogme de la monovalence du genre ne rend pas justice à la richesse et à la complexité du « genre » comme pratique sociale et comme expérience vécue.

Trans et thérianthropes

Il y a longtemps, j’avais commis un article un peu embarrassé pour examiner les conditions de validité de l’auto-définition des individus : pourquoi est-on tenté-e de donner du crédit à une personne qui dirait, en dépit de son sexe de naissance, « Je suis une femme », et pas à une personne qui dirait « Je suis un oiseau » ? À l’époque, j’ignorais l’existence de ces personnes qu’on appelle (qui s’appellent) « otherkins », ou « thérianthropes », et qui, précisément, revendiquent leur appartenance à une autre espèce que l’espèce humaine, quitte à utiliser le paradigme trans de l’auto-définition pour produire et soutenir des assertions comme : « Je suis un renard gris d’Amérique », « Je suis un loup », etc. Il n’est pas exclu qu’il existe des trolls qui revendiquent une identité thérianthrope uniquement pour embêter et décridibiliser les trans, en poussant jusqu’à l’absurde, et pour le plaisir, la logique de l’auto-définition. Cela dit, il existe vraisemblablement des gens chez qui ces revendications d’identité animale correspondent à des sentiments profonds et réels, à un véritable malaise en tant qu’êtres humains.

Néanmoins, il me paraît très coûteux pour le bon sens, et pour le sens des mots, d’accepter l’idée que telle personne « est » un renard ou un loup : mieux vaut dire qu’elle croit être un renard ou un loup, ou qu’elle voudrait en être un, mais qu’elle commet une erreur de catégorie en utilisant le verbe être pour désigner son expérience. Mais inversement, il n’est pas évident de déterminer de manière précise et objective à quel titre et pour quelle raison, autre que l’intuition, l’auto-définition serait valable pour le genre mais pas pour l’espèce. Dire que le genre est socialement construit mais pas l’espèce, par exemple, cela ne suffit pas : les thérianthropes pourraient dire que l’espèce aussi est une construction sociale, et que leur propre expérience en est la preuve. Si on leur objecte la biologie, ils/elles pourront faire remarquer que les personnes ayant un sexe masculin mais se revendiquant femmes font, précisément, peu de cas de la biologie. Bref, il n’est pas facile de trouver des arguments qui ne soient pas tautologiques.

Or certains de mes articles récents, et notamment celui-ci, me permettent (me semble-t-il) de proposer une solution élégante, et dialectique, au problème. J’écrivais naguère :

L’habitude consiste à définir la transidentité ou la cisidentité par la disjonction ou la conformité entre, d’une part, le sexe et le genre assigné, et d’autre part le genre ressenti. C’est-à-dire que ce qui définit une personne trans, c’est, par exemple, le fait d’avoir des organes mâles et une assignation de genre masculine, et d’autre part un sentiment de genre féminin. Ce qui me définit comme cis, au contraire, c’est le fait d’avoir un sexe masculin, d’être perçu comme un homme et de me sentir homme. Mais la nature de ce « sentiment de genre féminin », de ce « sentir homme », reste flottante et mystérieuse. Or on peut voir les choses un peu autrement, et considérer qu’à partir d’un sexe et d’un genre assigné donnés, on va développer (pour des raisons qu’il revient sans doute à la psychanalyse de mettre au jour) une attitude de rejet ou d’acceptation, qui va en conséquence nourrir le sentiment d’être un homme ou une femme (ou autre chose, peut-être, mais on m’excusera de simplifier pour les besoins de l’exposition). C’est-à-dire que le fait d’être cis ou trans serait logiquement premier par rapport au fait d’être un homme ou une femme ; et le fait d’être un homme ou une femme ne serait rien d’autre que le nom du rapport qu’on entretient à nos déterminations biologiques ou sociales.

La conséquence de cela, me semble-t-il, c’est qu’il faut renoncer à penser dans les catégories indigènes, comme disent les sociologues, et à prendre trop au sérieux le discours des trans FtM (par exemple) qui disent : « Je suis un homme. » Plus exactement, il ne faut pas donner à cette assertion plus de portée qu’elle n’en a. L’affirmation « Je suis un homme », chez un trans, a une validité dans un certain régime de genre, qui, précisément, permet de fonder le genre sur le ressenti. Mais « être un homme » ne recouvre alors aucune autre réalité que celle-ci : « homme » est le nom qu’on donne à l’état d’arrivée d’une personne trans née femme.

Je me souviens d’avoir vu jadis un film iranien de Negar Azarbayjani intitulé Une femme iranienne, qui raconte l’histoire d’une personne née femme, et perçue socialement comme telle, qui entame une transition pour devenir un homme. Les sous-titres ont été critiqués, et le film lui-même me paraissait politiquement douteux (par certains aspects il ressemblait à un film de propagande à la gloire du régime iranien), mais j’avais été frappé par le fait que le personnage principal, d’après les sous-titres tout du moins, formulait tantôt son expérience en disant : « Je suis un homme », tantôt : « Je voudrais être un homme ». Pour les trans occidentaux, la première formulation paraît la plus naturelle, mais je trouve intéressant que dans un autre contexte, la seconde soit également possible. Que le même phénomène psychique puisse se dire aussi bien sur le mode de l’être et sur le mode du vouloir-être tend bien à prouver qu’ « être un homme », pour un trans, ne désigne pas quelque chose de très substantiel – sinon, l’essentialisme guette. Cela désigne simplement une certaine manière socialement admise, socialement possible, d’être trans.

Une amie évoquait récemment le cas des aristocrates travestis de l’Ancien Régime qui, disait-elle, parlaient parfois d’eux-mêmes – mais par jeu – au féminin, et se maquillaient, et mettaient des robes, et satisfaisaient par là, sans doute, le désir d’échapper, fût-ce momentanément, à des normes de genre trop contraignantes et étouffantes. Voyez par exemple l’abbé de Choisy. Ce travestissement ludique n’empêchait pas que les hommes en question se considérassent, et fussent considérés socialement, comme des hommes. Il était simplement, suggérait cette amie, la forme que pouvait prendre, compte tenu du régime de genre alors en vigueur, le sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de son sexe et de son genre assigné. Ce n’est pas exactement de la « transidentité », si l’on veut, mais c’en est l’équivalent local.

Ces exemples suggèrent donc qu’il ne faut pas accorder une validité trop grande, et surtout pas une signification essentialiste, à des phrases comme « Je suis une femme » ou « Je suis un homme » prononcées par des trans. Du même coup, la question de la comparaison avec les thérianthropes doit pouvoir être réglée comme ceci : il n’y a pas actuellement de « régime d’espèce » (et il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’une telle chose soit possible) qui permette de décrire le sentiment d’étrangeté vis-à-vis de son corps humain dans les termes d’une revendication d’identité non humaine. Il n’y a pas lieu de remettre en cause la sincérité des thérianthropes ; il y a simplement lieu de remettre en cause leur essentialisme implicite qui leur a fait prendre un peu trop au pied de la lettre ce genre « homme » ou « femme » que les trans revendiquent pour eux/elles.

MOGAI ou LGBTI ?

Les Jeunes Anticapitalistes belges (JAC) ont publié sur leur site un texte qui défend l’usage de l’acronyme MOGAI (« Marginalized Orientations, Gender identities, Asexuals and Intersex ») en lieu et place du bien connu LGBT (éventuellement LGBTI, voire avec d’autres lettres derrière). L’introduction du texte annonce que le sigle LGBT « souffre de deux défauts majeurs » ; un seul, en fait, puisque le second « défaut » concerne moins le sigle LGBT en lui-même que ses variantes allongés (LGBTQIAAP, etc.), et n’affecte qu’une solution elle-même destinée à corriger le premier de ces deux défauts. Autrement dit, il n’est pas besoin de prendre en compte le second argument si on s’est débarrassé du premier.

Or quel est-il, ce premier argument ? Le voici :

Il [le sigle LGBT] n’est pas complet : en effet, les lettres de l’acronyme ne mentionne [sic] que trois orientations sexuelles bien précises (en plus du terme Trans, lui-même relativement inclusif). Ainsi, les pansexuel.le.s, les asexuel.le.s, les personnes polyamoureuses ou intersexuées n’apparaissent pas dans ce sigle alors que tou.te.s ces oublié.e.s font communément partie des mêmes cercles militants et sont tout aussi opprimées par la même idéologie.

La thèse de ce paragraphe est très discutable. Contrairement aux homos, aux bis et aux trans, les asexuel-le-s par exemple ne sont pas frappé-e-s, viré-e-s de leur famille, assassiné-e-s, discriminé-e-s à l’emploi en raison de ce qu’ils/elles sont, ni victimes de discriminations légales. Idem pour les polyamoureux/ses… Je veux bien admettre que ces personnes sont victimes de préjugés, de remarques désobligeantes, et éprouvent éventuellement certains obstacles ou certaines difficultés dans leur vie affective… Mais tout de même, tout n’est pas équivalent.

Il n’y a qu’à regarder ce que signifie MOGAI pour saisir le problème : le M initial est là pour marginalized. Or il me paraît tout à fait erroné de vouloir fonder une communauté politique sur le seul fait d’être « marginalisé-e ». Ce mot peut avoir des sens extrêmement vagues ; il peut renvoyer aussi bien à une véritable exclusion sociale qu’à une simple invisibilisation dans les discours ou les représentations culturelles – désagréable, je n’en doute pas, mais enfin qui ne porte pas à des conséquences si graves que cela. C’est vrai, il y a probablement peu de films qui nous montrent explicitement des personnages asexuels, et c’est probablement dommage… Je ne dis pas non plus que l’asexualité ou le polyamour, ne peuvent pas être politisé-e-s. Tout est politique, c’est entendu, et les questions de sexe et d’amour en particulier. Mais tout n’est pas politique au même degré, ni de la même façon, et les éventuelles revendications politiques des asexuel-le-s et des polyamoureux/ses ne me paraissent pas pouvoir aller au-delà d’une demande de plus grande reconnaissance sociale. D’autres groupes, les homos par exemple, réclament aussi une plus grande reconnaissance sociale. Mais dans leur cas, cette revendication ne se suffit pas à elle-même : l’enjeu de la normalisation sociale de l’homosexualité, ce n’est pas simplement, et ce n’est pas avant tout, que les homos puissent s’identifier plus facilement aux personnages de films qu’ils/elles regardent. C’est surtout, indirectement, de faire diminuer la violence qu’ils/elles subissent. La violence, l’oppression, la domination : ce sont de bonnes raisons d’ériger une condition amoureuse ou sexuelle en cause politique – la « marginalisation », non. Si le seul problème d’un individu est qu’il n’est pas à l’aise avec sa sexualité ou ses orientations et pratiques amoureuses, son problème se règlera plus probablement autour d’un verre, avec des ami-e-s, ou bien chez lui ou elle, avec son, sa, ses partenaire(s) affectif/ve-s ou sexuel-le-s, que sous une banderole en manifestation.

Bref, le sigle LGBTI sacrifie une exhaustivité suspecte à une louable cohérence : ce n’est pas un mal. Au demeurant, il est vrai que ce sigle pose déjà des problèmes – mais pas ceux relevés par la JAC : il est parfois ennuyeux de parler de « LGBTI » comme si l’expérience des trans et celle des homos étaient identiques, que les causes étaient toujours les mêmes… Souvent, on dit « LGBT » pour être inclusif/ve alors qu’on pense en fait « homo », voire « gay », ce qui, pour le coup, marginalise et invisibilise la spécificité de la condition trans… C’est d’ailleurs pour cela que dans les mots-clés de mon blog, il y a d’une part « questions LGB et homophobie », et d’autre part « questions trans et transphobie ». Le sigle LGBT m’est spontanément suspect. Morale de tout cela : il me semble qu’avant de se demander quel sigle utiliser, il faudrait déjà se demander de qui exactement on entend parler, et pourquoi. Parfois il s’agit de parler des homos, parfois des bis, parfois des trans, parfois des LGBT, parfois des LGBTI… parfois, peut-être, mais plus rarement à mon avis, des « MOGAI »… Vouloir décréter une fois pour toutes, a priori, que tel sigle est le bon, et que tel autre souffre de défauts rédhibitoires, est à mon avis une erreur. Mais d’un point de vue militant et politique (et je suppose que les Jeunes Anticapitalistes se placent de ce point de vue), LGBT(I) est plus opérant que MOGAI.

Un genre sans contenu ?

Comme le dernier, ce billet est adapté d’un statut Facebook. Pourquoi pas, après tout. Facebook me sert facilement à mettre en œuvre un type d’écriture que j’aime de plus en plus pratiquer : plutôt que la prose métaphysique abstraite qui a largement dominé, depuis trois ans, sur ce blog, élaborer des réflexions de nature philosophique à partir de mon vécu et de mon introspection. La limite évidente de l’exercice, c’est que sur un blog public comme celui-ci, et bien qu’il soit anonyme, je ne tiens pas à me mettre complètement à nu. Il n’est pas question pour moi de faire une psychanalyse publique. Mais dans la mesure où je dis des choses d’ordre assez général et peu compromettantes, il me semble que ces productions sont parfaitement à leur place sur ce blog. Il y a d’ailleurs une logique, à la fois personnelle ET philosophique, à cette évolution tendancielle de mon style. J’en parlerai peut-être une autre fois.

*

Hier, j’ai eu l’occasion de réfléchir à la question suivante : qu’est-ce que ça veut dire, se sentir homme ? C’est un problème délicat, bien sûr, puisqu’on sait – vu qu’il y a des personnes trans – que « se sentir homme » n’est pas identique au fait de savoir qu’on a des organes mâles, ni au fait d’être socialisé comme un homme, et puisque d’autre part on ne peut pas non plus définir le fait d’être un homme par l’adoption de comportements associés à la masculinité. Il y a des hommes peu virils, des femmes qui ont des comportements culturellement associés à la masculinité, et tout le monde s’accorde à dire que ça ne suffit pas à faire changer de genre ces personnes-là. Ce serait vraiment souscrire à un constructivisme sommaire et naïf que de penser que le genre homme, sous prétexte qu’il est « social », puisse simplement se décrire comme la somme de certains comportements donnés – et à vrai dire, je ne pense pas que quiconque puisse vraiment s’accrocher à cette position après y avoir un peu réfléchi.

Je suis certain d’être un homme. Je ne me suis jamais posé la question de mon « genre », ou alors de manière purement abstraite, et la réponse a toujours été évidente et immédiate. Mais je ne peux pas vraiment expliciter le contenu de cet être-homme. Il se peut que j’aie des goûts, des attitudes, des comportements masculins, mais je suis persuadé que ce sont là des caractéristiques beaucoup plus inessentielles pour moi que le fait d’être un homme. Je pourrais tout changer à mes goûts, à mes attitudes, à mes comportements, je n’en serais pas moins un homme. La langue anglaise, plus subtile que la nôtre, distingue utilement la maleness et la masculinity : les degrés de réalisation de la seconde n’ont pas d’impact sur les degrés de réalisation de la première.

Si je réfléchis à partir de ma propre expérience, donc, je ne vois pas ce que le fait d’être un homme (cis, en l’occurrence) peut être d’autre que l’acceptation heureuse et apaisée de mes déterminations biologiques d’une part, de mon assignation sociale de genre d’autre part – la seconde, bien sûr, reposant sur les premières. Ça n’a l’air de rien, mais en formulant les choses ainsi, j’ai l’impression qu’on évite l’essentialisme latent qui hante souvent le récit des vécus trans. Car si on a des organes mâles, qu’on a été assignée homme à la naissance, comment peut-on se découvrir un être-femme ? Quel peut-être le contenu précis d’une telle expérience intime ? Il semblerait à première vue que cette expérience ne puisse consister qu’en la découverte en soi d’une « essence » féminine, plus profonde que notre corps ou que le regard de la société. Bien sûr, c’est gênant. C’est une question classique, mais c’est une question sérieuse. Peut-être justement la solution consiste-t-elle à dire que cette expérience n’a pas de contenu, et que le fait de se sentir homme ou femme n’est jamais que l’interprétation que l’on donne d’une attitude d’acceptation, ou au contraire d’hostilité, vis-à-vis de l’assignation dont on est l’objet.

Disons les choses autrement. L’habitude consiste à définir la transidentité ou la cisidentité par la disjonction ou la conformité entre, d’une part, le sexe et le genre assigné, et d’autre part le genre ressenti. C’est-à-dire que ce qui définit une personne trans, c’est, par exemple, le fait d’avoir des organes mâles et une assignation de genre masculine, et d’autre part un sentiment de genre féminin. Ce qui me définit comme cis, au contraire, c’est le fait d’avoir un sexe masculin, d’être perçu comme un homme et de me sentir homme. Mais la nature de ce « sentiment de genre féminin », de ce « sentir homme », reste flottante et mystérieuse. Or on peut voir les choses un peu autrement, et considérer qu’à partir d’un sexe et d’un genre assigné donnés, on va développer (pour des raisons qu’il revient sans doute à la psychanalyse de mettre au jour) une attitude de rejet ou d’acceptation, qui va en conséquence nourrir le sentiment d’être un homme ou une femme (ou autre chose, peut-être, mais on m’excusera de simplifier pour les besoins de l’exposition). C’est-à-dire que le fait d’être cis ou trans serait logiquement premier par rapport au fait d’être un homme ou une femme ; et le fait d’être un homme ou une femme ne serait rien d’autre que le nom du rapport qu’on entretient à nos déterminations biologiques ou sociales.

Je ne sais pas quelle portée accorder à cette réflexion. Ce que je peux dire c’est qu’appliquée à mon cas, elle me convainc. Mon expérience du genre est caractérisée par un très fort sentiment d’évidence qui traduit peut-être, précisément, le fait que c’est cette évidence même (cette harmonie puissante, cet accord entre mon corps, mon être et l’assignation sociale que j’ai reçue) qui définit mon genre. Au demeurant, je ne suis pas persuadé de dire des choses si révolutionnaires que cela. Mais cet « essentialisme » de genre qui transparaît parfois dans les récits trans, jadis, m’avait un peu embêté ; et je sais bien qu’il y a des courants féministes qui prennent argument de cela pour condamner les trans. Je me demande donc s’il n’est pas possible de court-circuiter cet embarras en proposant la notion d’un genre sans contenu.

Dialectiser la transidentité

Sophi(sm)e Labelle fait dire à son personnage, une fille trans :

« Si j’étais née dans un corps de garçon, ce serait parce que j’en suis un. Mais je suis une fille, et puisque mon corps m’appartient, j’ai donc un corps de fille ! »

Notez qu’avec un pareil raisonnement, s’il venait à faire un temps pourri en plein mois d’août et que je dise : « Il fait un temps d’automne aujourd’hui ! », Sophi(sm)e Labelle pourrait me répondre : « Non ! S’il faisait un temps d’automne, ce serait parce qu’on est en automne ! Mais on est au mois d’août, donc par définition il fait un temps d’été ! ».

Il me semble que l’humanité a fait un grand pas en avant lorsque, substituant la dialectique à la tautologie, elle a compris qu’une chose n’était pas toujours exactement adéquate à son concept, et que corollairement un concept n’était pas réductible à la pure somme des objets réels qu’il subsume.

Le concept d’été est notamment défini par rapport à la représentation qu’on s’en fait : beau temps, soleil, chaleur. Et il est aussi défini – en l’occurrence, ça va avec – par ce que les météorologues appellent des moyennes saisonnières. Ce qui n’implique nullement – c’est là toute la subtilité de la chose – que chaque jour de chaque été soit nécessairement beau et chaud.

Le concept de femme est notamment défini par rapport à la représentation qu’on s’en fait, et sans doute aussi par les normes statistiques de la classe femme. Ce qui inclut, par exemple, les organes sexuels que je persiste à appeler féminins. Ce qui n’implique nullement – c’est, là encore, toute la subtilité de la chose – que chaque femme ait nécessairement un vagin.

Sinon, d’ailleurs, quel sens donner à la notion de transidentité ? Pour que ce phénomène soit digne d’un concept, pour que cette expérience existe, tout simplement, il faut bien se donner les moyens de la penser comme une discordance entre une chose et une autre. Sinon, il y aurait des femmes, des hommes, dont l’identité de genre ne ferait jamais problème ; il n’y aurait pas de trans.

Discordance entre quoi et quoi ? Entre genre et sexe ? Soit ; mais pour qu’il puisse y avoir une discordance entre genre et sexe – entre, par exemple, des organes sexuels masculins et une identité de genre féminine –, il faut bien que genre et sexe soient, par certains côtés, de même nature. Être pianiste et être végétarien sont des choses différentes, mais il ne peut y avoir aucune discordance dans le fait d’être d’une part végétarien et d’autre part pianiste. Être végétarien et être pianiste sont des qualités parfaitement orthogonales, sans rapport l’une avec l’autre ; ce n’est évidemment pas le cas du genre et du sexe. Il faut donc que cette distinction entre deux caractéristiques (genre et sexe) d’une personne donnée puisse aussi s’analyser comme la division interne d’une seule et même caractéristique. Cette caractéristique, l’excessif penchant analytique des militant-e-s et théoricien-ne-s de l’identité empêche de la désigner adéquatement, car ni genre ni sexe ne conviennent : il faudrait la nommer d’un mot valise du type « sexe-genre », comme je le proposais ici.

Entre genre assigné et genre réel ? Soit, on progresse ; mais outre que, dans la quasi-totalité des cas, le genre assigné l’est sur la base d’un certain état des organes sexuels (et voir, alors, le paragraphe précédent), il me paraît arbitraire et insoutenable de considérer, alors même qu’on défend une approche constructiviste de la notion de genre, que l’assignation sociale de genre n’est pour rien dans la définition de genre d’une personne. D’abord parce que cette efficacité de l’assignation sociale de genre est admise dans le cas des personnes cisgenres (un homme cisgenre est entre autres constitué comme homme par le fait d’être perçu socialement comme tel) ; or si l’on admet que le regard social (l’assignation sociale « homme ») contribue à définir le genre d’un homme cis, mais pas d’une femme trans, alors on donne, dans un cas et dans l’autre, deux définitions subtilement et commodément différentes du mot genre. Ensuite parce que si dire « je suis une fille » suffit à faire de quelqu’un une fille, mais que dire « tu es un garçon » ne participe nullement de la définition de quelqu’un comme garçon, il faudra expliquer par quel magie le verbe être est le seul de la langue française à avoir un comportement syntaxique aussi bizarre, ou à quoi tient cet étonnant privilège de la première personne. La distinction entre genre assigné et genre vécu a évidemment une grande pertinence, mais il est difficile de nier que l’un et l’autre sont aussi chacun un aspect d’une réalité unique, qui est l’identité de genre d’une personne.

Il y a une part de malléabilité dans la langue : en l’absence de définition incontestable de ce que c’est que le genre, on est probablement fondé-e à considérer que l’auto-détermination prévaut, et qu’une femme trans est une femme, donc à considérer comme correct l’énoncé « Une femme trans est une femme » : c’est une simplification, mais qui n’est pas fausse, et qui arrange tout le monde. Simplement, il ne faut pas pour autant perdre de vue ce qu’il y a, sinon de faux, donc, du moins d’imprécis dans cette assertion ; par certains côtés, je pense qu’on peut soutenir que l’assertion inverse (« Une femme trans n’est pas tout à fait une femme ») est vraie aussi – la manière la plus synthétique de tenir ensemble ces deux propositions contradictoires étant sans doute celle-ci : « Une femme trans n’est pas une femme tout à fait adéquate à son concept. » Et en fait, c’est la condition même de l’expérience transidentitaire.

Genre et sexe

La doxa des milieux militants impose de distinguer le « genre », qui serait socialement construit, du « sexe », qui, « naturel » ou non, quoi que cela veuille dire (et il y a des débats là-dessus), aurait en tout cas un ancrage biologique, et correspondrait, chez un individu donné, à un certain état de ses organes génitaux externes et internes, de ses caractères sexuels secondaires (pilosité, masse musculaire…), de ses chromosomes, de ses gamètes, etc. Il y a des gens pour lesquels cette distinction est extrêmement utile, comme les trans, qui sont précisément dans la situation où genre et sexe ne correspondent pas.

Seulement, il y a aussi beaucoup de gens qui ne sont pas trans, comme moi, et pour ces personnes, la question des rapports entre genre et sexe se pose différemment. Il me semble même qu’il y a des cas où la distinction entre les deux concepts, et l’absence d’un concept-parapluie qui engloberait les deux, sont source de problèmes. J’aimerais faire un parallèle avec la notion marxiste de « classe » : on distingue la « classe-en-soi », définie objectivement par sa position dans les rapports d’exploitation, et la « classe-pour-soi », c’est-à-dire la classe en tant qu’elle a conscience de son unité et de ses intérêts communs, en tant qu’elle est organisée dans des syndicats et/ou des partis, etc. La distinction analytique entre les deux concepts est pertinente, et permet de saisir le réel avec précision. Mais il arrive aussi que l’on ait besoin de parler de « classe » tout court, parce qu’on se place à un niveau d’abstraction où la distinction cesse d’être pertinente. Si je parle de la « lutte des classes », par exemple, celle-ci peut affecter la classe ouvrière « en-soi » si elle consiste en une offensive des patron-ne-s pour faire baisser le coût du travail, par exemple, mais aussi la classe ouvrière « pour-soi » si cette offensive patronale a pour conséquence de susciter des grèves et de renforcer les syndicats. Ici, la syntaxe permet bien d’exprimer ce dont il s’agit : on un concept général, « classe », qui se divise en deux concepts, « classe-en-soi » et « classe-pour-soi », désignés par l’ajout d’une locution adjectivale au concept de base. Du coup, on peut choisir ou non de spécifier, selon les besoins, le concept de « classe ». Il est regrettable qu’il n’existe pas, de même, un concept général de sexe-genre, qui pourrait être « sexe » ou « genre », et qui n’empêcherait pas, selon les besoins, de parler de sexe social et de sexe biologique, ou de genre social et de genre biologique. J’extrapole peut-être, mais j’ai tendance à voir dans ce déplorable état de fait linguistique le signe d’une certaine manie analytique, d’une hostilité aux concepts synthétiques (soupçonnés, peut-être, d’invisibiliser les minorités et les situations particulières), dans les milieux militants féministes. Mais il faudrait creuser ce point.

De quels points de vue, donc, la distinction genre/sexe est-elle inutile ou nuisible ?

D’abord, sans doute, d’un point de vue historique et social. Il m’est arrivé, un jour, de débattre sur l’évidence phénoménale de la divisions de l’humanité en deux genres-sexes – et précisément, je ne savais pas s’il valait mieux dire « genre » ou « sexe », car c’était à la fois les deux que je voulais dire. Il s’agissait de comparer, à cet égard, la race et le sexe : autant il n’y a aucune évidence phénoménale de la division de l’humanité en races (et les scientifiques racistes du XVIIIe siècle qui tentent d’établir quelles sont les races humaines proposent des solutions spectaculairement différentes, repérant certains cinq races, certains huit, certains dix, aux frontières très changeantes…), autant la division binaire homme/femme possède une grande régularité à travers les sociétés – à vrai dire, je me demande même si elle n’est pas universelle, car je n’ai pas de contre-exemple qui me vienne en tête, et s’il en existait de convaincants je suppose que des féministes me les auraient déjà sortis. Or cette division homme/femme est à la fois une division de sexe et de genre : de sexe, bien sûr, parce qu’il y a bien à chaque fois environ 50% de la population qui a un pénis, des testicules et des spermatozoïdes, et 50% qui a un vagin, des ovaires, des ovules et un utérus ; et qu’en outre cette division binaire a une très grande importance pour la reproduction de l’espèce ; mais de genre, aussi, parce qu’il y a bien, à chaque fois, des rôles sociaux différenciés entre les porteuses d’utérus et ceux qui n’en portent pas. Quelles que soient les raisons précises qu’ils en donnent, des anthropologues matérialistes comme Christophe Darmangeat ou Paola Tabet sont, je crois, d’accord pour dire que la division des sociétés en deux genres est un (quasi ?) invariant, d’ailleurs (quasiment ?) toujours à l’avantage des hommes. La division en deux sexes engendre immédiatement, ou se confond avec, une division en deux genres, et il n’y a pas lieu, il est même absurde, de les distinguer. Bien sûr, dans chaque société, même très reculée dans le temps, il est possible qu’il y ait eu des personnes porteuses d’utérus qui se soient identifiées comme hommes, etc. Mais si on se place à un niveau historique et social, ces exceptions peuvent et doivent être tenues pour non pertinentes et négligeables.

Ensuite, d’un point de vue psychogénétique. Certes, il y a des personnes qui, à partir d’un sexe masculin, développent une identité de genre féminine. Cependant, dans la grande majorité des cas, les personnes dotées d’un sexe masculin vont développer une identité de genre masculine ; le caractère statistiquement écrasant de cette configuration harmonieuse des rapports entre genre et sexe ne peut pas être un hasard. Quand un médecin, à la naissance d’un bébé mâle, dit : « c’est un garçon », il fait indissociablement deux choses : descriptivement, il constate l’appartenance du nouveau-né au sexe mâle ; performativement, il inaugure son entrée dans le genre masculin. Et cette identification originelle du sexe et du genre, chez les personnes cisgenres, est confirmée à chaque étape de la vie. Dans le cas des personnes cisgenres, on peut bien dire que leur sexe (masculin par exemple) est la cause de leur genre. Le récit de la vie d’un homme cis, par exemple, doit traiter comme un phénomène unique, ou comme deux phénomènes si étroitement corrélés qu’ils en deviennent uniques, son sexe mâle et son genre masculin. Il n’y a pas d’indépendance suffisante entre les deux faits pour qu’on puisse les distinguer conceptuellement. Bien sûr, à cet égard, la psychogenèse d’une personne trans fait apparaître la nécessité de la distinction sexe / genre ; mais c’est une erreur de croire que le cas des trans permet de mettre au jour une distinction à la validité universelle. En fait, la vie des trans et la vie des cis ne peuvent pas, à cet égard, se penser avec les mêmes concepts.

Enfin, d’un point de vue phénoménologique, et c’est ce qui me paraît le plus convaincant. Je suis un homme cis, et mon expérience de la masculinité est désespérément synthétique. On ne peut pas la réduire à ce que l’on appelle « genre » : bien sûr, si je suis un homme, c’est parce qu’on dit « il » en parlant de moi, qu’on me considère comme un homme, etc. Mais c’est aussi parce que j’ai un pénis que je suis un homme. Mes organes sexuels et l’usage que j’en fais participent, non seulement de la construction de ma masculinité, mais aussi de ma perception de moi-même en tant qu’homme. Si la distinction entre genre et sexe a pour fonction de mettre en évidence une distance, une possible non-coïncidence, ou au moins une coïncidence non immédiate entre genre et sexe, alors elle tombe à plat quand, précisément, l’expérience vécue des gens, expérience dont il faut bien parler et qu’il faut bien des mots pour dire, est celle de la coïncidence immédiate entre, en gros, un pronom et un organe.

Les mots sont ce qu’ils sont, et il va bien falloir faire avec, si ennuyeux soient-ils parfois. Mon argument est surtout méthodologique : au-delà de la question spécifique du genre et du sexe, il vise l’usage que l’on fait des concepts. Je confesse une certaine aversion pour les gens qui découpent le réel en tranche sans se préoccuper de le réunifier – ma vision des choses, qu’exprime d’ailleurs le titre de mon blog, consiste plutôt dans l’idée que l’esprit d’analyse et l’esprit de synthèse sont deux vertus, et que c’est en les combinant, en passant de l’un à l’autre, en enrichissant l’un par l’autre, qu’on saisit le mieux le monde. La distinction genre / sexe, adéquate à rendre compte de la vie et de la psyché de certaines personnes, échoue à décrire d’autres faits. La moulinette analytique, maniée dogmatiquement ou précipitée dans le langage, pose au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout.