Il est d’usage de distinguer deux formes de racisme, ou deux étapes dans l’histoire de l’essentialisme racial.
Le premier est un essentialisme biologique, en vertu duquel les caractéristiques propres à chaque race seraient inscrites dans la biologie dans individus, par exemple dans leurs gènes.
Le second est un essentialisme culturaliste, en vertu duquel les caractéristiques propres à chaque groupe d’individus seraient déterminées par leur culture. Le racisme biologique ayant été durablement discrédité par diverses horreurs intervenues au cours du XXe siècle, c’est le racisme culturaliste qui l’a remplacé dans le discours politique contemporain, notamment d’extrême droite. Ce racisme culturaliste peut s’attaquer à des groupes qui ont été précédemment racisés sur une base biologique, comme les noir-e-s ou les juif/ve-s, mais aussi, du coup, à des groupes identifiés par leur culture, ou leur religion. C’est à ce titre qu’on peut considérer l’islamophobie comme un racisme.
En ce qui concerne l’essentialisme racial, le second type a à peu près totalement éradiqué le premier. Pour d’autres formes d’essentialisation, il semble que ce ne soit pas le cas. Ainsi, l’essentialisme de genre continue à faire fond sur certains résultats obtenus en neurosciences. C’est en raison de caractéristiques neurologiques, donc biologiques, propres, que les femmes sont supposées [en], par exemple, avoir plus d’inclination que les hommes pour les métiers où elles se trouvent en contact avec des êtres humains plutôt que pour ceux où elles se trouvent en contact avec des objets.
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À ce stade, je voudrais préciser mon choix terminologique consistant à parler d’« essentialisme » plutôt que d’autre chose, comme de « racisme » ou de « sexisme », ou même de « X-phobie »* puisque j’ai jadis inventé ce mot pour cela. Mais le problème, c’est que les mots racisme, sexisme ou X-phobie sont à la fois descriptifs et évaluatifs : en même temps qu’on rend compte analytiquement d’un système de pensée, on le condamne par le mot même qu’on emploie pour le désigner (c’est un problème dont je me plaignais déjà à la fin de cet article). Or je voudrais, ici, suspendre le jugement de valeur sur les idéologies et les discours évoqué-e-s – même si bien sûr, je n’interdis à personne de penser qu’il est idiot de croire que les noir-e-s sont génétiquement paresseux/ses. Mais en ce qui concerne l’exemple mentionné à la fin du précédent paragraphe, je n’ai pas envie d’avoir à me prononcer sur l’existence ou non d’une inclination neurologiquement déterminée des femmes (ou, symétriquement, des hommes) envers telles ou telles activités. Essentialisme m’a l’air plus neutre.
S’agit-il d’« essentialisme », cependant, lorsqu’on ne prétend pas que les individus sont strictement déterminés par les caractéristiques biologiques de leur groupe d’appartenance, mais seulement qu’il y a des régularités observables qui sont d’ordre statistique ? Car personne ne prétend que toutes les femmes aient une inclination pour les métiers orientés vers les personnes. En fait, je garde essentialisme parce que je ne vois pas tellement d’autres mots convenables. Mais en effet, il ne s’agit pas tout à fait du même « essentialisme » que celui que l’on mobilise lorsqu’on définit une catégorie par son « essence » et que l’appartenance d’un objet à cette catégorie dépend de sa participation à cette essence – ainsi, j’appellerais « essentialiste » une démarche par laquelle je définirais la poésie par la présence de vers rimés, et j’exclurais au nom de cette essence les Petits Poèmes en prose de Baudelaire de ce que j’appellerais « poésie ». Il y a là de quoi distinguer un essentialisme fort et un essentialisme faible – et c’est plutôt le second qui m’intéresse.
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À présent, il reste à examiner une troisième forme possible d’essentialisme, qui me semble être logiquement appelée par l’histoire à se réaliser sous une forme ou sous une autre, et qui d’ailleurs existe peut-être déjà : il s’agirait d’un essentialisme au carré, ou encore d’un essentialisme constructiviste, ou d’un méta-essentialisme (choisissez le terme que vous préférez), qui considèreraient les caractéristiques des groupes sociaux, non pas déterminées par la biologie, non pas déterminées par la culture desdits groupes, mais par leur essentialisation elle-même. Mais n’est-ce pas le discours militant antiraciste lui-même qui nous permet d’envisager cette perspective, lorsqu’il explique – à juste titre, selon moi – que les races sociales existent, en tant que produit du racisme, donc de la racisation, donc de l’essentialisation ? La blanchité et la non-blanchité deviennent des concepts pertinents, non au regard de leur vérité biologique ni parce qu’il y aurait une culture blanche et une culture non blanche plus ou moins éternelles, mais parce que les blanc-he-s et les non-blanc-he-s (et parmi ceux/celles-ci, les noir-e-s, les arabes, les asiatiques, etc.) sont incité-e-s par le système raciste à se comporter de telle ou telle manière.
En matière d’essentialisme de genre, cet essentialisme-là va même assez loin, puisqu’on lit assez fréquemment, sous la plume de féministes, l’idée que les hommes seraient tous des oppresseurs à divers degrés, précisément à cause de leur éducation et de leur socialisation masculine, donc à cause de leur appartenance à une société qui repose implicitement sur une répartition essentialiste des rôles de genre. Cet essentialisme-là, d’ailleurs, et bien que progressiste (en tant qu’il est conçu comme un outil théorique de la lutte contre le sexisme), est beaucoup plus rigide, et beaucoup plus universel dans son application, que l’essentialisme culturaliste du deuxième type. Il peut se trouver des féministes qui disent que tout homme est un oppresseur, alors qu’aucun-e sexiste ne prétendra (plus) que toutes les femmes aiment le contact humain, et qu’aucun-e raciste ne pense (plus) que tous les musulman-e-s sont contre la démocratie.
Je cite là des usages a priori progressistes de cet essentialisme constructiviste. Cela permet de bien faire comprendre ce dont je parle. Mais rien ne s’oppose à ce que de tels schèmes de pensée servent aussi à des usages réactionnaires : on pourrait, par exemple, prendre acte de l’essentialisation antécédente d’un groupe pour justifier un mépris, voire une violence, à leur égard. Sans pouvoir citer de sources précises, il me semble avoir déjà croisé de la littérature antisémite ancienne où le mépris envers les juif/ve-s était justifié par leur disposition supposément victimaire, elle-même découlant de persécutions bien réelles qu’ils/elles ont subies.
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Il me semble qu’il y a aujourd’hui, en France, un mouvement qui est assez fort pour exploiter de manière très ambiguë cette forme-là d’essentialisme : le Parti des indigènes de la République. Que ces gens disent-ils des juif/ve-s ? Qu’ils/elles sont, parmi les racisé-e-s, ceux et celles qui sont le plus près d’accéder au privilège de la blanchité, sans toutefois jamais pouvoir y accéder complètement, et qu’ils/elles se retrouvent, à cause d’une histoire juive faite d’oppression et de persécution, à jouer le rôle d’allié-e-s aussi objectif/ve-s qu’inconfortables du colonialisme. Que disent-ils/elles des gays, et des gays de banlieue en particulier ? Que leur essentialisation comme figures de la modernité sexuelle fait d’eux les fers de lance de l’homonationalisme et du racisme. Toutes les analyses sociologiques de gauche sur le caractère socialement construit des catégories de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc., se retrouvent dans discours du PIR. Et cela rend, à mon avis, définitivement caduque toute tentative de stigmatisation du PIR qui consisterait, sur la base de leur homophobie, de leur antisémitisme ou de leur sexisme, à les rapprocher de l’extrême droite ou à les inclure dans des filiations politiques avec lesquelles ils/elles n’ont rien à voir. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a de l’essentialisation. Et que pour le coup, autant il peut sans doute y avoir dans certains cas une essentialisation constructiviste progressiste, autant lorsque cet essentialisme constructiviste a pour conséquence, dans le discours du PIR, d’enjoindre aux gays de banlieue de ne pas faire leur coming-out pour ne pas nuire à la cause (antiraciste – la seule qui vaille !), ou aux racisé-e-s de ne pas faire de mariage mixte, ou aux femmes racisées de demeurer solidaires de leurs maris violents, alors l’essentialisation est bien mise au service d’un discours réactionnaire, et le relève pleinement, pour le coup, de l’homophobie, du racisme ou du sexisme.
Tout cela dit, entre autres, pour décrisper un peu les débats sur le PIR. Les demi-habiles des deux bords s’en donnent à cœur joie. D’un côté, des universalistes neuneus et pleins de bonnes intentions, mais fort peu subtils, versent sans autre forme de procès le PIR dans le camp de l’extrême droite, utilisant l’antisémitisme comme un épouvantail, sans voir l’essentiel, qui est que l’antisémitisme du PIR est un antisémitisme sui generis. De l’autre côté, les bouteldjobéat-e-s absolvent leur égérie en se laissant complaisamment abuser par ses sinuosités rhétoriques et en invoquant, en quelque sorte, le caractère sui generis des positions X-phobes* du PIR pour ne pas voir qu’elles sont, quand même, X-phobes : homophobes, sexistes, antisémites. La critique du PIR me paraît nécessaire, mais on ne s’en sortira pas par des courts-circuits paresseux qui reviendraient à plaquer sur l’idéologie du PIR des schémas pré-existants : la moindre des choses est tout de même de lui reconnaître une certaine originalité, voire une certaine audace, théoriques. Ça ne veut pas dire qu’il a raison.