questions LGB et homophobie

Les trois essentialismes

Il est d’usage de distinguer deux formes de racisme, ou deux étapes dans l’histoire de l’essentialisme racial.

Le premier est un essentialisme biologique, en vertu duquel les caractéristiques propres à chaque race seraient inscrites dans la biologie dans individus, par exemple dans leurs gènes.

Le second est un essentialisme culturaliste, en vertu duquel les caractéristiques propres à chaque groupe d’individus seraient déterminées par leur culture. Le racisme biologique ayant été durablement discrédité par diverses horreurs intervenues au cours du XXe siècle, c’est le racisme culturaliste qui l’a remplacé dans le discours politique contemporain, notamment d’extrême droite. Ce racisme culturaliste peut s’attaquer à des groupes qui ont été précédemment racisés sur une base biologique, comme les noir-e-s ou les juif/ve-s, mais aussi, du coup, à des groupes identifiés par leur culture, ou leur religion. C’est à ce titre qu’on peut considérer l’islamophobie comme un racisme.

En ce qui concerne l’essentialisme racial, le second type a à peu près totalement éradiqué le premier. Pour d’autres formes d’essentialisation, il semble que ce ne soit pas le cas. Ainsi, l’essentialisme de genre continue à faire fond sur certains résultats obtenus en neurosciences. C’est en raison de caractéristiques neurologiques, donc biologiques, propres, que les femmes sont supposées [en], par exemple, avoir plus d’inclination que les hommes pour les métiers où elles se trouvent en contact avec des êtres humains plutôt que pour ceux où elles se trouvent en contact avec des objets.

*

À ce stade, je voudrais préciser mon choix terminologique consistant à parler d’« essentialisme » plutôt que d’autre chose, comme de « racisme » ou de « sexisme », ou même de « X-phobie »* puisque j’ai jadis inventé ce mot pour cela. Mais le problème, c’est que les mots racisme, sexisme ou X-phobie sont à la fois descriptifs et évaluatifs : en même temps qu’on rend compte analytiquement d’un système de pensée, on le condamne par le mot même qu’on emploie pour le désigner (c’est un problème dont je me plaignais déjà à la fin de cet article). Or je voudrais, ici, suspendre le jugement de valeur sur les idéologies et les discours évoqué-e-s – même si bien sûr, je n’interdis à personne de penser qu’il est idiot de croire que les noir-e-s sont génétiquement paresseux/ses. Mais en ce qui concerne l’exemple mentionné à la fin du précédent paragraphe, je n’ai pas envie d’avoir à me prononcer sur l’existence ou non d’une inclination neurologiquement déterminée des femmes (ou, symétriquement, des hommes) envers telles ou telles activités. Essentialisme m’a l’air plus neutre.

S’agit-il d’« essentialisme », cependant, lorsqu’on ne prétend pas que les individus sont strictement déterminés par les caractéristiques biologiques de leur groupe d’appartenance, mais seulement qu’il y a des régularités observables qui sont d’ordre statistique ? Car personne ne prétend que toutes les femmes aient une inclination pour les métiers orientés vers les personnes. En fait, je garde essentialisme parce que je ne vois pas tellement d’autres mots convenables. Mais en effet, il ne s’agit pas tout à fait du même « essentialisme » que celui que l’on mobilise lorsqu’on définit une catégorie par son « essence » et que l’appartenance d’un objet à cette catégorie dépend de sa participation à cette essence – ainsi, j’appellerais « essentialiste » une démarche par laquelle je définirais la poésie par la présence de vers rimés, et j’exclurais au nom de cette essence les Petits Poèmes en prose de Baudelaire de ce que j’appellerais « poésie ». Il y a là de quoi distinguer un essentialisme fort et un essentialisme faible – et c’est plutôt le second qui m’intéresse.

*

À présent, il reste à examiner une troisième forme possible d’essentialisme, qui me semble être logiquement appelée par l’histoire à se réaliser sous une forme ou sous une autre, et qui d’ailleurs existe peut-être déjà : il s’agirait d’un essentialisme au carré, ou encore d’un essentialisme constructiviste, ou d’un méta-essentialisme (choisissez le terme que vous préférez), qui considèreraient les caractéristiques des groupes sociaux, non pas déterminées par la biologie, non pas déterminées par la culture desdits groupes, mais par leur essentialisation elle-même. Mais n’est-ce pas le discours militant antiraciste lui-même qui nous permet d’envisager cette perspective, lorsqu’il explique – à juste titre, selon moi – que les races sociales existent, en tant que produit du racisme, donc de la racisation, donc de l’essentialisation ? La blanchité et la non-blanchité deviennent des concepts pertinents, non au regard de leur vérité biologique ni parce qu’il y aurait une culture blanche et une culture non blanche plus ou moins éternelles, mais parce que les blanc-he-s et les non-blanc-he-s (et parmi ceux/celles-ci, les noir-e-s, les arabes, les asiatiques, etc.) sont incité-e-s par le système raciste à se comporter de telle ou telle manière.

En matière d’essentialisme de genre, cet essentialisme-là va même assez loin, puisqu’on lit assez fréquemment, sous la plume de féministes, l’idée que les hommes seraient tous des oppresseurs à divers degrés, précisément à cause de leur éducation et de leur socialisation masculine, donc à cause de leur appartenance à une société qui repose implicitement sur une répartition essentialiste des rôles de genre. Cet essentialisme-là, d’ailleurs, et bien que progressiste (en tant qu’il est conçu comme un outil théorique de la lutte contre le sexisme), est beaucoup plus rigide, et beaucoup plus universel dans son application, que l’essentialisme culturaliste du deuxième type. Il peut se trouver des féministes qui disent que tout homme est un oppresseur, alors qu’aucun-e sexiste ne prétendra (plus) que toutes les femmes aiment le contact humain, et qu’aucun-e raciste ne pense (plus) que tous les musulman-e-s sont contre la démocratie.

Je cite là des usages a priori progressistes de cet essentialisme constructiviste. Cela permet de bien faire comprendre ce dont je parle. Mais rien ne s’oppose à ce que de tels schèmes de pensée servent aussi à des usages réactionnaires : on pourrait, par exemple, prendre acte de l’essentialisation antécédente d’un groupe pour justifier un mépris, voire une violence, à leur égard. Sans pouvoir citer de sources précises, il me semble avoir déjà croisé de la littérature antisémite ancienne où le mépris envers les juif/ve-s était justifié par leur disposition supposément victimaire, elle-même découlant de persécutions bien réelles qu’ils/elles ont subies.

*

Il me semble qu’il y a aujourd’hui, en France, un mouvement qui est assez fort pour exploiter de manière très ambiguë cette forme-là d’essentialisme : le Parti des indigènes de la République. Que ces gens disent-ils des juif/ve-s ? Qu’ils/elles sont, parmi les racisé-e-s, ceux et celles qui sont le plus près d’accéder au privilège de la blanchité, sans toutefois jamais pouvoir y accéder complètement, et qu’ils/elles se retrouvent, à cause d’une histoire juive faite d’oppression et de persécution, à jouer le rôle d’allié-e-s aussi objectif/ve-s qu’inconfortables du colonialisme. Que disent-ils/elles des gays, et des gays de banlieue en particulier ? Que leur essentialisation comme figures de la modernité sexuelle fait d’eux les fers de lance de l’homonationalisme et du racisme. Toutes les analyses sociologiques de gauche sur le caractère socialement construit des catégories de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc., se retrouvent dans discours du PIR. Et cela rend, à mon avis, définitivement caduque toute tentative de stigmatisation du PIR qui consisterait, sur la base de leur homophobie, de leur antisémitisme ou de leur sexisme, à les rapprocher de l’extrême droite ou à les inclure dans des filiations politiques avec lesquelles ils/elles n’ont rien à voir. Mais il n’en reste pas moins qu’il y a de l’essentialisation. Et que pour le coup, autant il peut sans doute y avoir dans certains cas une essentialisation constructiviste progressiste, autant lorsque cet essentialisme constructiviste a pour conséquence, dans le discours du PIR, d’enjoindre aux gays de banlieue de ne pas faire leur coming-out pour ne pas nuire à la cause (antiraciste – la seule qui vaille !), ou aux racisé-e-s de ne pas faire de mariage mixte, ou aux femmes racisées de demeurer solidaires de leurs maris violents, alors l’essentialisation est bien mise au service d’un discours réactionnaire, et le relève pleinement, pour le coup, de l’homophobie, du racisme ou du sexisme.

Tout cela dit, entre autres, pour décrisper un peu les débats sur le PIR. Les demi-habiles des deux bords s’en donnent à cœur joie. D’un côté, des universalistes neuneus et pleins de bonnes intentions, mais fort peu subtils, versent sans autre forme de procès le PIR dans le camp de l’extrême droite, utilisant l’antisémitisme comme un épouvantail, sans voir l’essentiel, qui est que l’antisémitisme du PIR est un antisémitisme sui generis. De l’autre côté, les bouteldjobéat-e-s absolvent leur égérie en se laissant complaisamment abuser par ses sinuosités rhétoriques et en invoquant, en quelque sorte, le caractère sui generis des positions X-phobes* du PIR pour ne pas voir qu’elles sont, quand même, X-phobes : homophobes, sexistes, antisémites. La critique du PIR me paraît nécessaire, mais on ne s’en sortira pas par des courts-circuits paresseux qui reviendraient à plaquer sur l’idéologie du PIR des schémas pré-existants : la moindre des choses est tout de même de lui reconnaître une certaine originalité, voire une certaine audace, théoriques. Ça ne veut pas dire qu’il a raison.

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MOGAI ou LGBTI ?

Les Jeunes Anticapitalistes belges (JAC) ont publié sur leur site un texte qui défend l’usage de l’acronyme MOGAI (« Marginalized Orientations, Gender identities, Asexuals and Intersex ») en lieu et place du bien connu LGBT (éventuellement LGBTI, voire avec d’autres lettres derrière). L’introduction du texte annonce que le sigle LGBT « souffre de deux défauts majeurs » ; un seul, en fait, puisque le second « défaut » concerne moins le sigle LGBT en lui-même que ses variantes allongés (LGBTQIAAP, etc.), et n’affecte qu’une solution elle-même destinée à corriger le premier de ces deux défauts. Autrement dit, il n’est pas besoin de prendre en compte le second argument si on s’est débarrassé du premier.

Or quel est-il, ce premier argument ? Le voici :

Il [le sigle LGBT] n’est pas complet : en effet, les lettres de l’acronyme ne mentionne [sic] que trois orientations sexuelles bien précises (en plus du terme Trans, lui-même relativement inclusif). Ainsi, les pansexuel.le.s, les asexuel.le.s, les personnes polyamoureuses ou intersexuées n’apparaissent pas dans ce sigle alors que tou.te.s ces oublié.e.s font communément partie des mêmes cercles militants et sont tout aussi opprimées par la même idéologie.

La thèse de ce paragraphe est très discutable. Contrairement aux homos, aux bis et aux trans, les asexuel-le-s par exemple ne sont pas frappé-e-s, viré-e-s de leur famille, assassiné-e-s, discriminé-e-s à l’emploi en raison de ce qu’ils/elles sont, ni victimes de discriminations légales. Idem pour les polyamoureux/ses… Je veux bien admettre que ces personnes sont victimes de préjugés, de remarques désobligeantes, et éprouvent éventuellement certains obstacles ou certaines difficultés dans leur vie affective… Mais tout de même, tout n’est pas équivalent.

Il n’y a qu’à regarder ce que signifie MOGAI pour saisir le problème : le M initial est là pour marginalized. Or il me paraît tout à fait erroné de vouloir fonder une communauté politique sur le seul fait d’être « marginalisé-e ». Ce mot peut avoir des sens extrêmement vagues ; il peut renvoyer aussi bien à une véritable exclusion sociale qu’à une simple invisibilisation dans les discours ou les représentations culturelles – désagréable, je n’en doute pas, mais enfin qui ne porte pas à des conséquences si graves que cela. C’est vrai, il y a probablement peu de films qui nous montrent explicitement des personnages asexuels, et c’est probablement dommage… Je ne dis pas non plus que l’asexualité ou le polyamour, ne peuvent pas être politisé-e-s. Tout est politique, c’est entendu, et les questions de sexe et d’amour en particulier. Mais tout n’est pas politique au même degré, ni de la même façon, et les éventuelles revendications politiques des asexuel-le-s et des polyamoureux/ses ne me paraissent pas pouvoir aller au-delà d’une demande de plus grande reconnaissance sociale. D’autres groupes, les homos par exemple, réclament aussi une plus grande reconnaissance sociale. Mais dans leur cas, cette revendication ne se suffit pas à elle-même : l’enjeu de la normalisation sociale de l’homosexualité, ce n’est pas simplement, et ce n’est pas avant tout, que les homos puissent s’identifier plus facilement aux personnages de films qu’ils/elles regardent. C’est surtout, indirectement, de faire diminuer la violence qu’ils/elles subissent. La violence, l’oppression, la domination : ce sont de bonnes raisons d’ériger une condition amoureuse ou sexuelle en cause politique – la « marginalisation », non. Si le seul problème d’un individu est qu’il n’est pas à l’aise avec sa sexualité ou ses orientations et pratiques amoureuses, son problème se règlera plus probablement autour d’un verre, avec des ami-e-s, ou bien chez lui ou elle, avec son, sa, ses partenaire(s) affectif/ve-s ou sexuel-le-s, que sous une banderole en manifestation.

Bref, le sigle LGBTI sacrifie une exhaustivité suspecte à une louable cohérence : ce n’est pas un mal. Au demeurant, il est vrai que ce sigle pose déjà des problèmes – mais pas ceux relevés par la JAC : il est parfois ennuyeux de parler de « LGBTI » comme si l’expérience des trans et celle des homos étaient identiques, que les causes étaient toujours les mêmes… Souvent, on dit « LGBT » pour être inclusif/ve alors qu’on pense en fait « homo », voire « gay », ce qui, pour le coup, marginalise et invisibilise la spécificité de la condition trans… C’est d’ailleurs pour cela que dans les mots-clés de mon blog, il y a d’une part « questions LGB et homophobie », et d’autre part « questions trans et transphobie ». Le sigle LGBT m’est spontanément suspect. Morale de tout cela : il me semble qu’avant de se demander quel sigle utiliser, il faudrait déjà se demander de qui exactement on entend parler, et pourquoi. Parfois il s’agit de parler des homos, parfois des bis, parfois des trans, parfois des LGBT, parfois des LGBTI… parfois, peut-être, mais plus rarement à mon avis, des « MOGAI »… Vouloir décréter une fois pour toutes, a priori, que tel sigle est le bon, et que tel autre souffre de défauts rédhibitoires, est à mon avis une erreur. Mais d’un point de vue militant et politique (et je suppose que les Jeunes Anticapitalistes se placent de ce point de vue), LGBT(I) est plus opérant que MOGAI.

Réflexions sur le privilège

1.

Je suis dernièrement tombé sur cet article de James St. James [en], qui propose un témoignage, disons, de l’intérieur sur le « privilège masculin »: un jeune homme trans avec un bon passing, qui a donc vécu des deux côtés de la barrière de genre, raconte les changements survenus dans sa vie quotidienne. Lisez-le, c’est tout à fait instructif et édifiant ! En revanche, ce qui me fait tiquer, c’est la référence permanente à la notion de « male privilege » (privilège masculin), dès le titre et un peu partout dans la suite. Comme il y a eu un débat là-dessus dans les commentaires d’un de mes récents articles, je me suis dit que ça pourrait être utile d’y revenir pour clarifier quelques petites choses.

Les mots ont un sens. Avoir un « privilège », c’est avoir un avantage en trop (par rapport à une norme donnée), c’est donc quelque chose qu’il est légitime d’abolir. C’est pour ça que le 4 août 1789, en France, on a aboli les privilèges – on ne les a pas abolis en tirant la situation des non-privilégié-e-s vers celle des privilégié-e-s, mais au contraire en ramenant celle des privilégié-e-s vers celle des non-privilégié-e-s[1] [edit 16/06/2015 : on me fait remarquer en commentaire que c’est plus compliqué que ça]. Quand les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, il aurait été saugrenu de parler de suppression d’un privilège masculin : aucun homme n’a perdu ses droits civiques à cause de cette réforme. Bien entendu, la question n’est pas seulement théorique : la façon dont on la résout peut avoir des implications politiques. Il est logique que si les hommes sont privilégiés, alors ils ont des choses à perdre en cas de succès du féminisme, compris comme un mouvement visant à établir l’égalité entre les genres, et donc de rapprocher la situation de chaque genre d’une certaine norme (au sens moral/politique, non au sens statistique). Si les hommes sont au-dessus de cette norme, alors les rapprocher de cette norme implique de dégrader leur situation. Si l’on croit cela, la stratégie politique féministe ne peut pas considérer les hommes de la même manière que si on pense qu’ils n’ont rien à perdre au féminisme. C’est ainsi que dans un récent billet, Anne-Charlotte Husson se propose de réfléchir, à partir d’une théorie du privilège, à la place des hommes dans le féminisme.

Or ce qui me frappe dans l’article de James St. James, c’est que son témoignage porte essentiellement sur des oppressions qu’il subissait en tant que femme et qu’il ne subit plus en tant qu’homme. Autrement dit, ce que l’auteur appelle « privilèges », ce sont des simplement des choses dont il devrait être absolument normal de bénéficier, et dont les femmes sont scandaleusement privées : le droit d’être jugé-e sur ses compétences professionnelles plutôt que sur son physique, le droit de ne pas être infantilisé-e, le droit de pouvoir marcher seul-e dans la rue la nuit, le droit de s’habiller comme on veut et de s’épiler si on veut, etc. (Il y a quelques exceptions dans sa liste, mais elles sont peu nombreuses.) Je ne dis pas que la notion de « privilège masculin » est toujours dénuée d’intérêt ou de pertinence, mais il me semble que l’auteur donne là à cette notion une extension tout à fait excessive… et qu’il n’est pas du tout évident que le paradigme du « privilège » soit le plus intéressant et le plus utile pour penser les oppressions.

2.

Tournons-nous à présent vers ce texte de la Fédération anarchiste britannique, qui défend également la « théorie du privilège » en donnant à la notion de privilège une large extension. Ce texte est intéressant parce qu’il prend la peine d’argumenter soigneusement, et parce qu’il répond à certaines de ses critiques possibles. Cela vaut le coup de commenter quelques uns des énoncés qu’il contient.

2. a.

Le privilège implique que quel que soit l’endroit où il existe un système d’oppression (tel que le capitalisme, le patriarcat, la suprématie blanche, l’hétéronormativité) il y a un groupe opprimé, mais aussi un groupe privilégié qui bénéficie de l’oppression que le système met en place.

Jusque là, c’est une définition qui concorde avec celle que je viens de donner. Une note de bas de page suit immédiatement :

« Une forme commune du refus de voir les privilèges est le fait que les femmes et les personnes de couleur sont souvent décrites comme traitées inégalement, mais sans rapport avec l’avantage qu’en tirent les hommes ou les Blancs. Ce qui est incohérent. Le mot “inégal” implique qu’il existe à la fois ceux qui reçoivent moins que ce qui est juste et ceux qui reçoivent plus. Ainsi on ne peut considérer une petite tranche du gâteau sans prendre en compte sa totalité, car c’est le fait que d’autres s’accaparent l’essentiel qui rend sa propre tranche si petite. Prétendre le contraire rend invisible la notion de privilège et ceux qui en bénéficient. » Allan G. Johnson, Privilege, Power and Difference (2006).

Je ne sais pas si c’est à cause de la traduction, mais en l’état il y a une faute de logique. Le mot inégal n’implique pas du tout ce qu’Allan G. Johnson prétend qu’il implique. Par ailleurs, ce passage est très intéressant à deux titres :

  • il affirme explicitement que les oppressions (de genre ou de race) doivent s’apprécier par rapport à une norme : il y a « ce qui est juste », et des variations par rapport à ce « juste » ;
  • avec l’image du gâteau à partager, il envisage les discriminations comme prenant nécessairement place dans des situations de concurrence pour l’accès à des ressources rares.

Or ces deux postulats sont discutables dans bien des cas. Il peut y avoir des cas où le désavantage subi par une catégorie dominée n’est pas absolu mais relatif, et dépend simplement du fait que le groupe dominant se comporte autrement (mais pas forcément mieux ou moins bien) que le groupe dominé. La répartition de la parole, lors des réunions (politiques par exemple…) est inégalitaire ; les hommes parlent plus que les femmes, ont tendance à monologuer plus longtemps, donnent leur avis de manière plus tranchée, recherchent moins le consensus. Comme les femmes, à cause des normes qu’elles ont intégrées, ne se comportent pas de la même façon, elles se retrouvent marginalisées et invisibilisées, et participent moins aux prises de décision. Mais si tout le monde obéissait aux mêmes normes de comportement, la situation d’inégalité serait résorbée – et il ne serait pas plus ou moins juste d’universalier la façon de faire masculine ou la façon de faire féminine. Définir un « juste » a priori me semble dénué de sens.

D’autre part, même quand on peut fixer un « juste » a priori, il n’est pas du tout évident que ce « juste » soit nécessairement intermédiaire entre la situation réelle des dominé-e-s et celle des dominant-e-s. Ce serait le cas si, effectivement, toutes les manifestations des oppressions prenaient la forme d’un accaparement de ressources rares par le groupe dominant. Mais dans la plupart des exemples donnés par James St. James, ce n’est pas le cas. Il se trouve que les femmes courent beaucoup plus le risque d’être violées que les hommes. Le « juste » ne consiste certainement pas à ce que tout le monde coure un risque moyen de subir un viol ! On pourrait même avoir de sérieuses raisons de penser que les mêmes évolutions qui permettraient aux femmes d’être plus en sécurité par rapport au viol permettraient aussi aux hommes d’être plus en sécurité par rapport au viol. Dans le cas des agressions racistes, le « juste » correspond à la situation sécuritaire d’un-e non-racisé-e ; il n’est pas situé quelque part entre la situation d’un-e racisé-e et celle d’un-e non-racisé-e.

2. b.

Revenons au corps du texte :

Parfois le groupe privilégié bénéficie du système de manière évidente, matérielle, comme quand on attend des femmes qu’elles fassent la plupart ou toutes les tâches ménagères, et que leurs partenaires masculins tirent un avantage de ce travail non rémunéré. En d’autres occasions, les bénéfices sont plus subtils et invisibles, et impliquent qu’on se focalise moins sur le groupe privilégié ; par exemple, les jeunes Noirs ou Asiatiques ont 28 % plus de chances d’être arrêtés et fouillés par la police que les jeunes Blancs. […] Le fait est qu’un nombre disproportionné de Noirs et d’Asiatiques sont ciblés par rapport aux Blancs, ce qui signifie concrètement que, si on a de la drogue sur soi et qu’on est blanc, on a beaucoup plus de chances de s’en tirer que si on était noir.

Spectaculaire sophisme ! La répartition inégalitaire des tâches domestiques me paraît effectivement être un cas où il est possible de parler de « privilège masculin » (encore que… : je discute ça plus bas). Mais le deuxième exemple ne marche pas du tout. Le fait d’avoir un avantage relatif par rapport aux noirs ou aux asiatiques ne signifie pas qu’on verrait sa situation se dégrader si celle des noirs ou des asiatiques s’améliorait.

2. c.

Il semble évident que, lorsqu’il y a un groupe opprimé, il existe aussi un groupe privilégié, car un système d’oppression ne durerait pas longtemps si personne n’en tirait un avantage.

Soit ; mais il est erroné de conclure que le groupe « privilégié » est constitué par le groupe non dominé dans son ensemble. On pourrait au contraire facilement argumenter en faveur de l’idée que les principaux/ales bénéficiaires du sexisme ou du racisme ne sont pas les hommes ou les blancs, mais les capitalistes (des deux genres) qui sont bien content-e-s de voir les travailleur/euse-s se diviser entre eux/elles. Curieusement, les auteur-e-s du texte en semblent conscient-e-s, puisqu’ils/elles écrivent immédiatement après :

Il est crucial de comprendre que les membres d’un des groupes privilégiés peuvent aussi être opprimés par d’autres systèmes d’oppression ; c’est ce qui divise les luttes et met à mal l’activité révolutionnaire. Nous sommes divisés, socialement et politiquement, par un manque de conscience de nos privilèges, et de la façon dont ils sont utilisés pour dresser nos intérêts contre ceux des autres afin de briser notre solidarité.

Continuons.

2. d.

Une grande partie de l’indignation liée au terme « privilège » au sein des mouvements de lutte des classes vient du fait d’essayer de faire une comparaison directe avec les privilèges de la classe dirigeante, alors que cela ne fonctionne pas vraiment. […] Les capitalistes peuvent, s’ils le choisissent, se défaire de leurs privilèges. S’ils choisissent de ne pas le faire, cela suffit pour les considérer comme de mauvaises personnes et se saisir de leurs privilèges par la force dans une situation révolutionnaire. Les hommes, les Blancs, les hétérosexuels, les personnes cisgenre, etc., ne peuvent pas se défaire de leurs privilèges – peu importe à quel point ils en ont envie. Ces privilèges leur sont imposés par un système dont ils ne peuvent ni sortir ni choisir d’arrêter de bénéficier.

Si le fait de ne pas pouvoir se défaire de son privilège est un critère définitoire dudit privilège, alors est-il vraiment légitime de considérer comme un privilège masculin le fait de jouir d’une répartition avantageuse des tâches ménagères ? Après tout, il peut y avoir des couples (hétéros, puisque c’est de cela qu’on parle) qui décident d’opter pour une répartition égalitaire des tâches ménagères. Sans doute alors que le refuser ou même ne pas le proposer, de la part des hommes, « suffit pour les considérer comme des mauvaises personnes ». En fait, avec cet exemple, même si l’on n’est pas dans une problématique de classe (économique), on est quand même dans une problématique d’exploitation, puisque l’homme qui laisse à sa compagne l’essentiel des tâches ménagères s’accapare le produit d’une partie de son travail : peut-être dès lors ce cas doit-il être aligné sur celui des capitalistes. Dans la mesure où il a une dimension directement morale et volontaire, le « privilège » de l’homme qui échappe aux tâches ménagères n’est donc peut-être pas vraiment un « privilège » paradigmatique au sens de cet article.

2. e.

Alors s’ils ne l’ont pas choisi et qu’il n’y a rien à faire contre cela, pourquoi décrire ces gens comme des « privilégiés » ? N’est-ce pas suffisant de parler de racisme, de sexisme, d’homophobie, etc., sans offenser les Blancs, les hommes et les hétérosexuels ? Si c’est le terme qui est désapprouvé, il faut savoir que les activistes noirs radicaux, les féministes et les activistes queers ou handicapés utilisent fréquemment le terme privilège. Les groupes opprimés doivent mener les luttes contre leurs oppressions, ce qui signifie que ces groupes opprimés ont la légitimité pour définir ces luttes et les termes que nous utilisons pour en parler.

Amen. Pour ma part, le problème que je pointe n’est pas que la théorie du privilège est offensante, mais qu’elle est analytiquement inexacte dans beaucoup de cas.

2. f.

Ensuite, le texte se propose de défendre le recours à la notion de « privilège » en soulignant que ce terme permet de révéler « ce qui est considéré comme normal par ceux qui ne subissent pas l’oppression, mais qui ne va pas de soi pour les autres. » Tout ce passage me paraît extraordinairement confus, mais il tourne autour de la question de la normalité, et s’achève par cette phrase :

Cela signifie qu’il faut concevoir une nouvelle « normalité » qui pourra advenir dans une société structurée différemment, au lieu de gommer les expériences qui ne rentrent pas dans notre concept privilégié de « normalité ».

Il me semble quant à moi qu’il est tout à fait important de dés-universaliser l’expérience des dominant-e-s, c’est-à-dire de ne pas faire toujours comme si tout le monde avait par défaut la même vie qu’eux/elles – comme si le rapport au monde d’un homme blanc cisgenre hétéro était celui de tout un chacun. Mais s’il est légitime de ne pas considérer la situation des dominant-e-s comme étant neutre, universelle, « normale » (au sens de « conforme à une norme statistique »), etc., il me paraît beaucoup plus discutable de refuser de voir qu’elle est bel et bien, à beaucoup d’égards, « normale » au sens de « conforme à une norme morale », conforme au « juste ».

Mais parler de privilège hétérosexuel montre un autre aspect du système, le côté invisible : quel comportement est considéré « typique » des hétérosexuels ? Il n’y en a pas. L’hétérosexualité n’est pas considérée comme une catégorie sexuelle, juste comme une absence d’homosexualité. On n’a pas besoin de se faire du souci sur le fait d’être considéré comme « trop hétéro » quand on va à un entretien d’embauche, vos amis ne vont pas penser que vous rejetez votre hétérosexualité si vous ne vous habillez pas, ou que vous ne parlez pas d’une manière assez hétérosexuelle, vos amis homosexuels ne vont pas se sentir mal à l’aise si vous les emmenez dans un bar hétéro, ou se demander s’ils vous mettent mal à l’aise en disant quelque chose d’ignorant à propos du fait de se faire draguer par quelqu’un du sexe opposé.

D’accord. C’est très bien de remarquer que la situation des hétéros n’est pas identique à celle des homos. Mais il n’y a rien, là-dedans, qui ne puisse pas se formuler plus utilement en termes de discrimination ou d’oppression plutôt qu’en termes de privilège. Le fait qu’un hétéro n’ait pas à avoir peur d’apparaître comme « trop hétéro » à un entretien d’embauche n’a en soi strictement aucun intérêt politique – ça n’en a un que parce qu’à côté, il y a des homos qui ont peur d’avoir l’air « trop homos ». Le problème auquel on revient est un problème de discrimination, d’oppression et de désagrément subi, pas un problème de privilège.

3.

Une remarque avant de terminer. Il m’est déjà arrivé plusieurs fois sur ce blog de protester contre une certaine tendance à traiter toutes les oppressions sur le même modèle[2]. C’est bien ce que fait le texte de la FA, me semble-t-il. Or il me semble que la question du privilège se pose nécessairement de manière très différente en fonction de la taille du groupe dominé. Plus le groupe dominé est grand, plus son oppression a de chances de donner lieu à des privilèges chez les dominants, parce que plus la part supplémentaire du gâteau à se partager sera grande. Si les femmes se retrouvent brusquement privées d’emploi (si on leur interdit de travailler…), il y aura nécessairement beaucoup de postes qui se libèreront pour les hommes. En revanche, si les trans se retrouvent brusquement privé-e-s d’emploi, les avantages matériels qu’en tireront les personnes cis seront extrêmement ténus ; les chances de chaque personne cis de trouver un emploi n’augmenteront que dans des proportions très faibles. Il faudrait peut-être voir de manière plus rigoureuse jusqu’à quel point cette logique peut être systématisée, mais il me semble bien que, si on peut effectivement parler (parfois, mais moins que certain-e-s le disent) d’un « privilège masculin », il est plus difficile de parler d’un privilège cis, ou même d’un privilège hétéro.


[1] Je ne sais pas trop s’il y avait encore à l’époque des femmes seigneurs jouissant de privilèges féodaux… Dans le doute, je féminise.

[2] Ici, ici ou .

Cinéma et politique : des critiques arbitraires (1re partie)

Deuxième partietroisième partie

Je me propose d’inaugurer une série de billets visant à critiquer la méthode d’analyse politique des films que pratiquent les contributeur/trice-s du site Le cinéma est politique (désormais LCEP). On se souvient que je m’étais déjà essayé à cet exercice, en envisageant les choses sous un angle plus restreint : je m’étais demandé, avant de conclure par la négative, si c’était vraiment pertinent de critiquer un film pour ce qu’il montre ou pour ce qu’il ne montre pas, au nom d’un fait social global (le sexisme, le racisme, l’homophobie…) qu’il exemplifierait. Dans cette nouvelle série de billets, je vais changer d’approche, et je vais faire momentanément abstraction des résultats auxquels j’étais parvenu dans ce précédent article. Il va s’agir, cette fois, de montrer en quoi les critiques proposées par ce site sont arbitraires – c’est-à-dire pourquoi elles n’ont aucune chance de convaincre un-e non-convaincu-e, ce qui devrait pourtant être le but de toute argumentation.

Par « arbitraires », je n’entends pas tellement, d’ailleurs, « choisies au hasard parmi de multiples possibilités ». Du point de vue de l’auteur-e de chaque article, je ne crois pas que l’interprétation du film soit « choisie[…] au hasard ». Je pense (par charité) qu’elle est le reflet de son expérience réelle de spectateur/trice, éventuellement informée par l’état d’esprit qu’il/elle avait en entrant dans la salle. Mais s’il s’agit simplement, pour l’auteur-e, de rationaliser son expérience de spectateur/trice, alors il ne peut pas s’agir en même temps de parler du sens objectif des films, encore moins de dénoncer les films, ce que les contributeur/trice-s de LCEP font pourtant très souvent, et parfois avec beaucoup de vigueur.

Je précise que je me concentre sur LCEP, mais ma critique va bien au-delà. Je pense que la manière de faire de LCEP correspond à une tendance lourde des discours militants sur la fiction et le cinéma. Il se trouve qu’il y a, sur ce site, beaucoup de critiques, fort longues et détaillées, écrites par des gens différents, ce qui permet d’avoir un bon échantillon de ce qu’il est possible de faire avec, selon moi, des mauvaises méthodes. Mais ce genre d’attitude critique se trouve aussi sur des sites moins spécialisés, quoique de manière moins récurrente et moins systématique. Par exemple, Lizzie Crowdagger critique sur son blog (ici) un article d’un autre blog () où une certaine Marie Ozymandias essaie de montrer que la représentation des homos dans la série True Blood est problématique. Et je trouve que Lizzie Crowdagger y répond bien. Tout ça pour dire que ce que je dis sur LCEP n’est pas valable que pour eux/elles. D’ailleurs, dans cette série d’articles, je vais aussi faire référence à des débats que j’ai eus avec des ami-e-s, et je soulignerai la ressemblance entre ce que disent parfois ces ami-e-s et ce que développent, de manière beaucoup plus systématique, les contributeur/trice-s de LCEP.

En arrivant à la fin de ce premier billet, vous allez peut-être être un peu déçu-e. Il est vrai que la substantifique moelle de mes arguments ne se trouvera que dans la suite. Ce billet-ci est plutôt une longue mais nécessaire introduction, où je jette les jalons de ma réflexion ultérieure. Je pense qu’il y aura encore au moins deux autres billets (je n’ai pas fini de les écrire, donc je ne sais pas quelle sera la longueur totale de l’ensemble) où j’expliquerai plus en détail les procédés par lesquels on peut insidieusement produire, sous couvert de lucidité hyper-critique, des analyses complètement arbitraires.

*

1.

Ma camarade A. a vu La Vie d’Adèle, et l’a trouvé homophobe. La Vie d’Adèle, au premier abord, c’est pourtant le contraire par excellence d’un film homophobe : il s’agit de l’histoire d’une jeune fille qui tombe amoureuse d’une autre fille, et qui vit une histoire d’amour avec elle. L’homosexualité y est montrée sans cliché et sans caricature, et les deux filles vivent une histoire d’amour semblable à n’importe quelle autre, avec de la passion, des difficultés et des disputes.

Mais précisément : A. reproche à La Vie d’Adèle d’être homophobe en ce qu’il dépolitise l’homosexualité. Et de fait, le film contourne soigneusement deux tropes fréquents des films à thématique LGB : le coming-out d’une part, l’homophobie d’autre part. Il y a bien une scène d’homophobie, où Adèle se fait insulter par des camarades de classe, mais c’est une séquence très discrète, qui ne joue guère de rôle dans le scénario, et dont on aurait tout à fait pu se passer. Le coming-out d’Adèle à sa famille n’est pas montré. C’est d’autant plus significatif qu’il s’agit là d’un choix positif du réalisateur, Abdellatif Khechiche, dans la mesure où le film est adapté d’une bande dessinée, Le bleu est une couleur chaude, qui, paraît-il, met au premier plan la question du coming-out et celle de l’homophobie. En taisant la réalité de l’homosexualité aujourd’hui, à savoir le fait qu’elle soit stigmatisée d’une part, et le fait qu’elle suppose un coming-out familial et amical d’autre part, le film proposerait donc une vision fausse, mensongèrement irénique, de l’homosexualité, et dissimulerait les enjeux politiques qui s’y rattachent.

Évidemment, l’argumentation est largement réversible. Je ne pense pas, pour ma part, que La Vie d’Adèle soit un film homophobe : il est parfaitement exact que le film ne s’intéresse ni au coming-out, ni à l’homophobie, mais je trouve qu’en l’occurrence ça permet de représenter une relation homosexuelle comme une relation normale, donc de diffuser à grande échelle l’image d’une homosexualité banale, non problématique, égale en tous points à l’hétérosexualité. La dépolitisation de l’homosexualité serait donc paradoxalement le comble de sa politisation.

Je trouve l’opinion de A. plutôt étrange. Mais force est de constater que son argumentation se tient. Elle se fonde sur des constats vrais, et ne contient pas de faute de raisonnement. L’interprétation de A. est bizarre, contre-intuitive, mais défendable. Je n’ai pas de raison de douter que A. soit honnête, quand elle dit qu’elle a trouvé le film homophobe. Pour ma part, je l’ai vu, et je ne l’ai pas trouvé homophobe ; et je suis aussi capable qu’elle d’étayer mon point de vue sur le film.

A et moi-même avons donc deux interprétations, diamétralement opposées, sur la signification politique du film. Chacune des deux interprétations peut être logiquement défendue. Est-il possible d’aller au-delà du constat de cette divergence ? Le choix de soutenir une interprétation plutôt que l’autre est-il arbitraire ?

2.

Il y a un article de LCEP qui me semble illustrer particulièrement bien le problème que j’ai soulevé à partir de La Vie d’Adèle, c’est la critique de Gravity (d’Alfonso Cuaron) par Paul Rigouste. Le titre de l’article, « Femme à la dérive appelle Clooney désespérement », annonce la couleur : Paul Rigouste va s’employer à démontrer que le film est irrémédiablement, incurablement, définitivement sexiste. Il avance plusieurs arguments, mais le principal est que le personnage féminin, Ryan, a besoin du personnage masculin, Matt, joué par George Clooney, pour réussir à sauver sa peau. Un extrait :

Tout l’itinéraire de cette femme consistera justement à s’approprier et à faire sienne la sagesse du grand George, son mentor cosmique. La libération passera ainsi pour elle par une obéissance totale à la voix de l’homme. Comme on le verra, elle devra même intérioriser cette voix et écouter le George en elle pour voir enfin définitivement la lumière. Femmes, lorsque vous êtes perdues et que vous ne voyez pas d’issue, écoutez la voix rédemptrice de l’homme. Vous avez toutes un George qui sommeille en vous…

À la toute fin de son billet, Paul Rigouste se permet de polémiquer avec un certain Eddy Chevalier, qui tient Le Meilleur Blog du monde, et qui a écrit un billet sur ledit blog pour prouver que Gravity était un film féministe :

Ryan, qui ne faisait que flotter dans un monde d’hommes, prend le contrôle et se retrouve sur ses deux pieds en avatar de l’archétype de la Grande Déesse Mère, puissance femelle sauvage et archaïque. […] Debout, conquérante – on appréciera le plan en contre-plongée magnifiant sa puissance puisée de la Terre Mère – elle féconde l’écran en se donnant vie à elle-même.

D’après Eddy Chevalier, en même temps que le film célèbre son héroïne, il dénonce la masculinité dévorante du personnage incarné par Clooney, et, au-delà, il dénonce le patriarcat :

Si George Clooney est si insupportable dans GRAVITY, ce n’est pas parce que l’égérie Nespresso n’a pas encore fait son coming out mais parce qu’il est le symbole d’une masculinité dévorante. Sa plaisanterie lourde, variation sur le « t’as de beaux yeux tu sais », est l’illustration parfaite que la femme, pour notre société patriarcale, n’est qu’un reflet dans un œil d’homme.

Comme Paul Rigouste n’est pas d’accord, le voilà qui dénonce le « délire interprétatif » supposément à l’œuvre dans cet article. Le problème, c’est qu’à aucun moment de son article, Paul Rigouste n’a prouvé qu’Eddy Chevalier avait tort. Au mieux a-t-il démontré que lui-même avait (partiellement) raison, ce qui n’est pas la même chose. Car de fait, les arguments de Paul Rigouste se tiennent : ses prémices sont justes, ses raisonnements s’enchaînent logiquement, il n’y a pas de contresens évident sur le film, etc. Mais les arguments d’Eddy Chevalier aussi se tiennent ! Et le sarcasme (« Si ça c’est féministe, alors Tom Cruise est le fils spirituel d’Andrea Dworkin… ») ne saurait évidemment tenir lieu de réfutation.

Nous voilà donc à nouveau face à une situation où deux discours, apparemment imperméables l’un à l’autre, s’opposent frontalement tout en manifestant à chaque fois une grande cohérence, et sans qu’aucun des deux n’arrive à ébranler la solidité interne de l’autre.

3.

Je ne reprocherais pas (en tout cas, pas dans cette série de billets) aux articles de LCEP d’être faux. Je leur reprocherais volontiers, par contre, de chercher à établir leur validité en vertu d’une conception inadaptée du principe de non-contradiction. L’arrogance dont font preuve certains auteurs (Paul Rigouste, en l’occurrence), et le ton général des articles et des commentaires, me laissent penser que les contributeur/trice-s du site partent du principe suivant : montrer qu’un film est X-phobe*, cela revient à montrer que le film n’est pas non-X-phobe. Or c’est visiblement plus compliqué que cela. On peut soutenir avec beaucoup de logique que La Vie d’Adèle est homophobe et qu’il est lesbian-friendly. On peut soutenir avec beaucoup de logique que Gravity est sexiste et qu’il est féministe. En ce qui me concerne, je ne suis d’accord, sur ces exemples précis, ni avec ma camarade A., ni avec Paul Rigouste. Mon impression de spectateur contredit leurs interprétations respectives. Mais si je cherche à démontrer que La Vie d’Adèle est lesbian-friendly et que Gravity est féministe, fais-je autre chose que rationaliser a posteriori mon impression de spectateur ? Et A. et Paul Rigouste font-il/elle lui/elle-même autre chose quand ils défendent leurs propres positions ? Comment sortir de l’aporie, et le peut-on ?

J’ai quelques pistes de réponses, mais je ne vais pas les expliquer ici, ce n’est pas exactement l’objet de ces billets. Plus tard, peut-être. Dans la suite (coming soon), je voudrais seulement repérer quelques procédés qui permettent de donner l’apparence de la raison objective à ce qui n’est, au mieux, que la rationalisation d’une lecture irrémédiablement individuelle – arbitraire, logique et cohérente, mais sans prise sur le sens objectif du film (si une telle chose existe). Un peu comme le délire paranoïaque, logique et cohérent en apparence, mais sans prise sur la réalité objective.

Dominé-e-s, dominant-e-s : critique d’une distinction essentialiste

Les partisans, à l’extrême gauche, de la théorie de la domination…

(Et j’emploie le mot théorie et le mot de dans le même sens que je voudrais donner  à ces mots pour rendre l’expression théorie du genre acceptable, c’est-à-dire pour qu’elle signifie non pas : « théorie de celles et ceux qui croient que le genre existe », mais « théorie de celles et ceux qui croient que le genre est une grille d’intelligibilité utile, voire nécessaire, pour l’appréhension du monde social ».)

… Les partisans, donc, de la théorie de la domination, ont tendance à essentialiser les positions de dominé-e et de dominant-e. Je ne veux pas dire par là qu’ils/elles s’imaginent que chaque individu est soit un-e dominant-e, soit un-e dominé-e : le concept d’intersectionnalité permet au contraire de penser le fait qu’une personne puisse être dominée sur différents axes simultanément, mais aussi, corolairement, le fait qu’elle puisse être dominante sur un axe et dominée sur un autre. Par exemple, un homme noir sera dit dominant sur l’axe du genre et dominé sur l’axe de la race. Mais enfin, sur un axe donné, il y a des identités dominées et des identités (ou une identité, plus souvent) dominante(s). Et, en gros, point barre.

Du coup, on peut quasiment réaliser un tableau à double entrée avec une ligne par individu et une colonne par domination ; dans chaque case, on peut mettre un signe + ou un signe – selon que l’individu concerné est dominant ou dominé dans cette domination. Je dis ça de manière plaisante et un peu caricaturale, mais enfin on n’est pas très loin de ça lorsque les participant-e-s à une discussion sont invité-e-s à checker (vérifier) leurs privilèges (c’est-à-dire à considérer toutes les oppressions qu’ils/elles ne subissent pas). D’autre part, ce genre de conception essentialiste de la domination (ou, plus exactement, des dominant-e-s et des dominé-e-s) est sans doute nécessaire (ou disons, au moins, bien utile), pour penser les dominé-e-s comme sujet politique collectif (susceptibles de créer des cadres et des organisations non mixtes), ou pour penser un prétendu privilège épistémologique des dominé-e-s[1].

Sur un axe donné, on considère généralement que les dominé-e-s le sont à cinq titres au moins[2] :

  1. ils/elles sont victimes de discriminations (ou susceptibles de l’être) ;
  2. ils/elles sont victimes de violences physiques ;
  3. ils/elles sont victimes de préjugés ;
  4. ils ont moins de moyens financiers que les dominant-e-s ;
  5. ils ont moins de pouvoir politique/institutionnel que les dominant-e-s.

Il y a des catégories pour lesquelles ce schéma fonctionne très bien, et je pense que ce sont ces catégories-là qui servent de modèles pour penser la domination en général. Prenons, par exemple, les femmes :

  1. elles sont victimes de discrimination au travail, par exemple dans l’accès à certains métiers ;
  2. elles sont victimes de violence conjugale et de viols bien plus souvent que les hommes ;
  3. elles sont victimes de préjugés touchant leurs (in)compétences, leur caractère (douceur, gentillesse, attention…), etc. ;
  4. elles sont, en moyenne, moins bien payées que les hommes ;
  5. elles sont peu nombreuses sur les bancs de l’Assemblée nationale ou parmi les patron-ne-s du CAC 40.

Le modèle fonctionne également assez bien pour certaines catégories raciales, comme les Noir-e-s ou les Arabes (en France), susceptibles d’être victimes de discriminations au logement ou de contrôle au faciès, ainsi que de préjugés (« tous des voleurs », « paresseux », « oppresseurs de femmes »…) ; Noir-e-s et Arabes sont également susceptibles de subir des agressions racistes, et sont peu représenté-e-s dans les sphères de pouvoir. J’imagine aussi que le revenu moyen d’un-e Noir-e est inférieur au revenu moyen d’un-e Blanc-he ; je ne pense pas que les statistiques pouvant le prouver directement existent (elles sont sans doute illégales, étant des statistiques ethniques), mais cela paraît tellement évident et intuitif que je ne pense pas que quiconque le contredira.

Cela marche déjà beaucoup moins bien pour les homos : certes, les gays (en France toujours) sont en moyenne moins bien payés que les hommes hétéros, mais les lesbiennes sont, d’après une étude, mieux payées que les femmes hétéros, notamment parce qu’elles ont moins d’enfants à porter… et à élever. Mais quelles qu’en soient les raisons, la discrimination salariale négative ne concerne pas les femmes homosexuelles. Il est donc sans doute abusif de dire que les personnes homosexuelles en général sont économiquement désavantagées par rapport aux personnes hétérosexuelles. En moyenne, c’est certainement vrai si l’on fait des statistiques globales, parce que la différence entre la moyenne des hommes hétéros et la moyenne des gays est supérieure à la différence entre la moyenne des lesbiennes et la moyenne des femmes hétéros ; il n’empêche que la catégorie « personnes homosexuelles » n’est, en l’occurrence, pas pertinente. Et quoi qu’il en soit, ce privilège lesbien affaiblit l’idée que les lesbiennes seraient dominées par rapport aux femmes hétéros (même si bien sûr d’autres critères sont remplis : les lesbiennes sont victimes de préjugés et de discriminations, éventuellement d’agressions, etc.).

Mais cela ne marche carrément plus du tout pour les Juif/ve-s. Dans le cas des Juif/ve-s, on a typiquement affaire à une population qui fait l’objet de préjugés négatifs tenaces (Vincent a eu raison de le rappeler dans un commentaire à un billet de ce blog) ; les Juif/ve-s sont en outre susceptibles de faire l’objet en tant que Juif/ve-s d’injures, d’agressions voire de meurtres. Ils/elles remplissent donc certains critères pour faire partie des « dominé-e-s ». Mais ils/elles sont loin de les remplir tous ; en particulier, ils/elles ne font pas l’objet de discriminations au logement ni à l’emploi et ne sont pas désavantagés dans la course au pouvoir politique et institutionnel. Je ne sais rien sur le salaire moyen des Juif/ve-s, mais cette donnée n’est pas nécessaire à ma démonstration. Les Juif/ve-s sont dominé-e-s sur certains plans, dominant-e-s sur d’autres, et il n’y a sans doute pas à sortir de là : ils/elles ne sont essentiellement ni l’un ni l’autre. Conséquence pratique : la question de savoir si les Juif/ve-s ont leur place dans des cadres anti-racistes non mixtes me paraît à peu près dépourvue de sens. L’idée même d’un « cadre anti-raciste non mixte », à moins que cette structure ne s’assigne un objectif précis et limité, repose nécessairement sur une conception essentialiste, et fausse, de ce que c’est qu’un-e dominant-e, et de ce que c’est qu’un-e dominé-e.

D’ailleurs, dès qu’on quitte un peu l’Europe, et dès en fait qu’on analyse les choses d’une manière un peu moins eurocentrée (eurocentriste ? eurocentrique ?), d’autres situations du même type se présentent facilement à nos yeux. Un ami me souffle qu’au Cameroun, ce sont les Bétis qui sont dominant-e-s sur le plan économique, et les Bamilékés qui sont dominant-e-s sur le plan économique. En Malaisie, le pouvoir politique est presque exclusivement détenu par des Malais-es, tandis que le pouvoir économique est principalement aux mains de la minorité chinoise.

*

Je ne conclus pas… parce que je ne sais pas trop ce qu’il y a à conclure de tout cela. J’ai voulu enchaîner sur la question du racisme anti-blanc (et essayer de montrer que les critiques qui visent à délégitimer une telle notion sont insuffisantes), mais elle est trop complexe pour être expédiée sommairement à la fin du présent billet. J’y reviendrai peut-être un jour – j’ai l’impression d’avoir des choses à dire là-dessus ! En attendant, je voudrais que ce billet soit simplement un point de départ, et non un point d’arrivée, pour d’autres réflexions à venir. Les considérations du présent billet n’ont d’autre prétention que de fournir un matériau à des méditations ultérieures – et à faire, si possible, que se dresse(nt) l’oreille et/ou le sourcil de mes lecteur/trice-s, désormais, quand ils/elles entendront le mot domination, ou dominé-e, ou dominant-e. Encore une fois il ne s’agit pas de dire que ces notions ne servent à rien ou doivent être balancées par-dessus bord ; il s’agit simplement d’en creuser, d’en explorer les limites. Je serais heureux qu’il y ait, dans ce que je viens d’écrire, des éléments qui se diffusent, sous quelque forme que ce soit, ou dans ma propre prose future, ou dans les idées d’un-e éventuel-le et hypothétique lecteur/trice.


[1] Et peut-être aussi d’ailleurs pour penser, comme je l’ai fait moi-même, un privilège épistémologique des dominant-e-s. La critique vaut sans doute aussi pour tous les billets de ce blog dans lesquels j’ai manié le concept de domination sans la précaution que je réclame ici même.

[2] Peut-être six, ou bien seulement quatre si on regroupe ensemble deux des « titres » en question… La typologie est de moi, je l’ai inventée pour ce billet, je ne l’ai jamais entendue telle quelle dans la bouche d’un-e autre militant-e.

Mettre les films en série : le tout n’est pas égal à la somme des parties

Je pense beaucoup de mal du site Le cinéma est politique (désormais LCEP), dont les contributeur/trice-s me paraissent dépenser beaucoup d’énergie pour dénoncer, au moyen de principes méthodologiques très approximatifs, les représentations politiques véhiculées par des films grand public. Parfois, je me contente de lire en pouffant ; d’autres fois, je relaie leur prose sur Facebook en expliquant tout le mal que j’en pense. Mais trop, c’est trop : le billet sur La Reine des neiges, le dernier Disney, m’a poussé à mettre mon grain de sel dans la conversation.

Je ne vais pas, dans ce billet, revenir sur tous les défauts méthodologiques du site[1] : il y en a trop, même si je pressens confusément que tous se ramènent plus ou moins à un ou deux partis-pris fondamentaux… et erronés. Mais la discussion que j’ai eue avec Paul Rigouste puis Arroway, qui sont deux contributeurs réguliers du site (même si l’article sur La Reine des neiges n’est ni de l’un, ni de l’autre) me pousse à mettre l’accent sur un problème très important, celui de la pertinence de l’objet film envisagé seul et pour lui-même.

Résumons le débat, de manière à pouvoir en tirer des conclusions plus générales. Lorsque, suite à la critique accablante de L.D. (l’auteur de l’article), un commentateur du nom de Let it go a fait observer cette chose évidente que tout de même, on ne pouvait pas faire comme si ce dessin animé ne contenait pas d’évidents éléments progressistes, et notamment une chanson, Let it go justement, qui est un véritable hymne au coming-out (au moins en V.O.), il lui a été objecté que précisément, pourquoi cet hymne au coming-out était-il alors si oblique, si indirect, et pourquoi le film de Disney ne nommait-il pas les choses, et l’homosexualité, par leur nom ? Une telle stratégie invisibilise l’homosexualité et renforce donc l’oppression des homosexuel-le-s.

Je pense que cette critique est absurde, car avec un tel argument, aucun film ne peut échapper à la critique et celle-ci devient alors vide de contenu. Car quand bien même La Reine des neiges représenterait explicitement des personnages homos, on pourrait lui reprocher de ne pas représenter de personnage trans. Quand bien même ce serait le cas, on pourrait lui reprocher de ne pas représenter de personnage handicapé. Quand bien même ce serait encore le cas, on pourrait lui reprocher de ne pas représenter de personnage à la fois trans, homo et handicapé, et donc de laisser entendre que tou-te-s les trans sont hétéros, ou que tou-te-s les handicapé-e-s sont cis. On pourra toujours reprocher à un film d’invisibiliser tout ce qu’il ne montre pas, or en une heure et demie, et même en trois heures, il n’est pas possible de tout montrer. Le procès en invisibilisation, lorsqu’il est adressé à un film particulier, est tributaire d’un inquiétant fantasme de film-monde, en vertu duquel une seule œuvre aurait le pouvoir et la mission de proposer une vue exhaustive du monde. Bien sûr ce fantasme n’est jamais exprimé comme tel, et nos ami-e-s de LCEP se récrieraient à cette idée, mais elle est bien là, latente, en arrière-plan de leurs analyses[2].

Mais on peut avancer un autre argument : un film a toujours de très bonnes raisons de ne pas représenter des homos, des trans, des noir-e-s, etc. Et quand j’écris « bonnes raisons », je ne suis pas ironique, ce n’est pas une antiphrase : je pense que les codes génériques, le respect de la réalité historique, les contraintes scénaristiques, etc., sont effectivement des contraintes à la fois puissantes et fertiles qui s’imposent aux réalisateur/trice-s, et qui constituent des clés d’interprétation puissantes, efficaces et acceptables de ce que l’on voit à l’écran. Je prends un exemple extrême : dans un biopic sur Charlemagne, il n’y aurait pas sans doute pas de personnage noir. Or je crois qu’il est parfaitement acceptable de faire un biopic sur Charlemagne sans personnage noir – pour des raisons scénaristiques, et de vraisemblance historique. Même dans un film de fiction situé dans un univers contemporain, où de telles contraintes ne pèseraient pas, il n’en reste pas moins qu’on pourrait avancer, pour expliquer telle ou telle lacune dans les représentations, des arguments conjoncturels et précis : si dans tel film le personnage principal est hétéro, c’est toujours aussi parce que, pour des raisons esthétiques peut-être très subtiles, il fallait qu’il formât un couple hétérosexuel, parce que le projet général du film le commandait. Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble) pour le confort et le plaisir de telle ou telle minorité, ou, plus exactement, pour l’agrément des demi-habiles de LCEP[3]. À telle lacune, à tel défaut, les raisons locales existent, et sont puissantes.

C’est là qu’il faut faire intervenir la mise en série. Le problème n’est jamais qu’un film donné ne représente pas d’homosexuel-le-s, ou de trans, ou de prostitué-e hémiplégique. Le problème est statistique : il est, par exemple, que sur l’ensemble des dessins animés Disney, aucun ne représente d’homosexuel-le[4]. Formulé ainsi, le problème devient tout autre ! Car cette façon de prendre les choses permet d’échapper aux deux écueils que je viens de présenter :

  • d’une part, la mise en série, en multipliant les minutes de film et le nombre de personnages, rend non pertinente la critique qui consiste à dire qu’un film donné ne peut pas tout représenter. Si sur cent films, aucun n’a de personnage principal homo, c’est bien qu’il y a un problème quelque part, car le pur hasard statistique exigerait que dans le tas, il y en ait bien quelques uns ;
  • d’autre part, la mise en série permet d’épurer toutes les raisons locales et conjoncturelles qui, dans un film donné, justifient que telle ou telle situation ne soit pas représentée.

On peut dire que dans le film A, il n’y pas d’homo pour telle et telle raison. On peut dire que dans le film B, il n’y a pas d’homo pour telle et telle raison. On peut dire de même pour les films C, D, E, etc. Et ces raisons invoquées ne sont pas de mauvaise foi ! Chacun de ces films a une très bonne raison de ne pas représenter d’homo. Cela n’empêche pas, parce que le tout n’est pas égal à la somme des parties, que, prise globalement, la sous-représentation des homos dans le cinéma (ou dans la série composée par les films A, B, C, D, E, etc.) soit un problème, sans doute révélateur de quelque chose. Les bonnes raisons locales sont de nature conjoncturelle, et donc inaptes à rendre compte d’un phénomène structurel. À phénomène conjoncturel, raison conjoncturelle ; à phénomène structurel, raison structurelle.

Il n’y a pas de communication simple et évidente entre ces deux niveaux, conjoncturel et structurel. Et c’est vrai dans les deux sens. On ne peut pas s’élever simplement du cas particulier à la série, en expliquant la sous-représentation des homos dans la série par une simple addition des raisons locales : à la question « pourquoi y a-t-il si peu d’homos dans cette série de films ? », et pour peu que la série soit d’une taille raisonnable, il serait tout à fait insuffisant de répondre par une énumération : « Parce que dans tel film le héros tombe amoureux de telle jeune fille pour telle raison, parce que dans tel autre on est dans un univers historique qui exclut l’homosexualité, parce que dans tel autre ce sont les codes génériques qui l’excluent, etc. » Du reste, nos ami-e-s de LCEP conviendraient que ce genre de réponse serait d’assez mauvaise foi. Mais malheureusement pour eux/elles, ce problème de méthode vaut aussi dans l’autre sens : on ne peut pas expliquer l’absence d’homo dans un film donné par une raison générale, comme l’homophobie du/de la réalisateur/trice, ou la pruderie du studio, ou plus simplement l’inertie et le conformisme social. Localement, il y a toujours d’autres raisons qui jouent, et en général bien plus puissantes, bien plus explicatives. À ces raisons locales et conjoncturelles, les raisons générales et structurelles peuvent se combiner, se mêler, mais justement, étant trop générales, elles sont trop peu explicatives, et rien n’autorise quiconque à leur donner préséance, au nom de je ne sais quelle obsession idéologique, sur des raisons plus immédiates et plus satisfaisantes. D’autant plus que si l’on voulait procéder ainsi, on ne verrait pas pourquoi l’on ne pourrait pas appliquer la raison structurelle à tous les films de la série sans exception… y compris au film sur les mille de la série qui, par hasard, échapperait à la règle et représenterait un personnage homo. Si l’on considère que les raisons structurelles valent dans les cas particuliers, alors il faudrait, logiquement, être capable de soutenir que ce qui explique la sous-représentation des homos dans une série donnée permet aussi d’expliquer quelque chose (mais quoi ? la sur-représentation des homos ?) dans l’unique film de la série qui fera exception à la règle. On attend donc, de la part de nos ami-e-s de LCEP, une critique sur l’homophobie de La Vie d’Adèle, de Brockeback Mountain, de Pelo Malo, d’Eastern Boys, etc.

Tout cela me fait penser au fameux test de Bechdel, qui vise à mesurer la représentation des femmes au cinéma. On dit d’un film qu’il réussit ce test si deux personnages féminins qui ont un nom discutent entre eux à propos d’autre chose que d’un homme – et l’on constate que la plupart des films ne réussit pas ce test, ce qui permet de se rendre compte que le cinéma est sexiste. Mais ce test ne vaut qu’à condition qu’on en fasse un usage statistique : il est absurde de mesurer le sexisme d’un film donné au moyen de ce test. Un film très sexiste peut réussir le test haut la main ; un film féministe peut échouer (il suffit qu’il n’y ait qu’un personnage féminin dans le film, ou bien qu’aucun personnage du film n’ait de nom, ou bien qu’il s’agisse tout simplement d’un film muet…). Il y a un lien global, statistique, entre le fait que peu de films réussissent le test, et le fait que le cinéma soit sexiste. Mais il n’y a aucun lien local. Qu’un film réussisse ou non le test, il aura toujours de bonnes raisons (et là encore, il n’y a aucune ironie de ma part quand j’emploie cette expression) de le faire ou de ne pas le faire – raisons scénaristiques, esthétiques, historiques, génériques, etc.

Et de façon générale, pour conclure ce billet en élargissant un peu la question au-delà du cas du cinéma et de l’art, je crois qu’il faut faire très attention à la façon dont on articule (dans les discours militants, mais pas uniquement) le singulier et le général. En un sens, expliquer un fait local, un comportement individuel par exemple, par un fait structurel, n’est jamais valable – pas plus que d’expliquer un fait structurel par une somme d’explications contingentes. Lorsqu’un fait structurel (le sexisme) se « manifeste », avec mille guillemets, dans des comportements individuels (par exemple la violence conjugale), il me semble qu’il y a une très grande difficulté à expliquer un fait divers précis par le fait général du sexisme (il y a toujours des raisons immédiates qu’on ne peut pas évacuer : elle l’avait énervé, il avait bu, etc.). Il faut, au minimum, prendre pour ce faire des précautions que l’on ne prend pas toujours. Sans doute, dans un cas comme celui-ci, le sexisme a-t-il un rôle explicatif à jouer, mais pas de manière aussi directe et univoque qu’on le suppose parfois. Mais la question sous-jacente, c’est : qu’est-ce qu’une cause ? Et que signifie expliquer quelque chose ? Et ce n’est pas dans ce billet que je la trancherai.

Edit 11/08/2014 : quelques précisions et approfondissements ici.


[1] J’assume une approximation : je vais parler du site Le cinéma est politique comme s’il s’agissait d’un auteur unique, sans établir de distinction entre les différent-e-s contributeur/trice-s. La critique que je vais formuler, me semble-t-il, s’applique indifféremment aux un-e-s et aux autres.

[2] On pourrait répondre que, quand bien même l’exhaustivité des représentations du monde serait effectivement inatteignable, il vaut mieux montrer un petit peu que pas du tout. Mais ce n’est pas convaincant, car dès lors qu’on montre un peu, on doit aussi décider de la manière dont on va montrer ce qu’on montre, et opérer à ce stade un nouveau choix nécessairement discriminant. Si un film veut montrer des personnages homos, il va devoir décider s’il montrer des gays ou des lesbiennes (s’il montre les deux, le nombre de personnages et la durée des films étant limité-e-s, ce sera au détriment d’autre chose). Dans un cas il invisibilisera les gays, dans l’autre les lesbiennes. D’autre part, si le problème est qu’un film ne montre pas certaines choses, alors entre un film qui ne montre rien et un film qui montre peu, il y a la même quantité de choses qui ne sont pas montrées : une infinité. Donc quels que soient les efforts que fasse un-e réalisateur/trice pour rendre son film hallal du point de vue des camarades de LCEP, le film sera tout aussi problématique que s’il/elle n’avait fait aucun effort.

[3] Ce qui du coup m’amène à dire que les contributeur/trice-s de LCEP pèchent par excès d’esprit d’analyse.

[4] Du moins, je crois. Contre-exemple(s) bienvenu(s).