questions de classe

Genre et sexe

La doxa des milieux militants impose de distinguer le « genre », qui serait socialement construit, du « sexe », qui, « naturel » ou non, quoi que cela veuille dire (et il y a des débats là-dessus), aurait en tout cas un ancrage biologique, et correspondrait, chez un individu donné, à un certain état de ses organes génitaux externes et internes, de ses caractères sexuels secondaires (pilosité, masse musculaire…), de ses chromosomes, de ses gamètes, etc. Il y a des gens pour lesquels cette distinction est extrêmement utile, comme les trans, qui sont précisément dans la situation où genre et sexe ne correspondent pas.

Seulement, il y a aussi beaucoup de gens qui ne sont pas trans, comme moi, et pour ces personnes, la question des rapports entre genre et sexe se pose différemment. Il me semble même qu’il y a des cas où la distinction entre les deux concepts, et l’absence d’un concept-parapluie qui engloberait les deux, sont source de problèmes. J’aimerais faire un parallèle avec la notion marxiste de « classe » : on distingue la « classe-en-soi », définie objectivement par sa position dans les rapports d’exploitation, et la « classe-pour-soi », c’est-à-dire la classe en tant qu’elle a conscience de son unité et de ses intérêts communs, en tant qu’elle est organisée dans des syndicats et/ou des partis, etc. La distinction analytique entre les deux concepts est pertinente, et permet de saisir le réel avec précision. Mais il arrive aussi que l’on ait besoin de parler de « classe » tout court, parce qu’on se place à un niveau d’abstraction où la distinction cesse d’être pertinente. Si je parle de la « lutte des classes », par exemple, celle-ci peut affecter la classe ouvrière « en-soi » si elle consiste en une offensive des patron-ne-s pour faire baisser le coût du travail, par exemple, mais aussi la classe ouvrière « pour-soi » si cette offensive patronale a pour conséquence de susciter des grèves et de renforcer les syndicats. Ici, la syntaxe permet bien d’exprimer ce dont il s’agit : on un concept général, « classe », qui se divise en deux concepts, « classe-en-soi » et « classe-pour-soi », désignés par l’ajout d’une locution adjectivale au concept de base. Du coup, on peut choisir ou non de spécifier, selon les besoins, le concept de « classe ». Il est regrettable qu’il n’existe pas, de même, un concept général de sexe-genre, qui pourrait être « sexe » ou « genre », et qui n’empêcherait pas, selon les besoins, de parler de sexe social et de sexe biologique, ou de genre social et de genre biologique. J’extrapole peut-être, mais j’ai tendance à voir dans ce déplorable état de fait linguistique le signe d’une certaine manie analytique, d’une hostilité aux concepts synthétiques (soupçonnés, peut-être, d’invisibiliser les minorités et les situations particulières), dans les milieux militants féministes. Mais il faudrait creuser ce point.

De quels points de vue, donc, la distinction genre/sexe est-elle inutile ou nuisible ?

D’abord, sans doute, d’un point de vue historique et social. Il m’est arrivé, un jour, de débattre sur l’évidence phénoménale de la divisions de l’humanité en deux genres-sexes – et précisément, je ne savais pas s’il valait mieux dire « genre » ou « sexe », car c’était à la fois les deux que je voulais dire. Il s’agissait de comparer, à cet égard, la race et le sexe : autant il n’y a aucune évidence phénoménale de la division de l’humanité en races (et les scientifiques racistes du XVIIIe siècle qui tentent d’établir quelles sont les races humaines proposent des solutions spectaculairement différentes, repérant certains cinq races, certains huit, certains dix, aux frontières très changeantes…), autant la division binaire homme/femme possède une grande régularité à travers les sociétés – à vrai dire, je me demande même si elle n’est pas universelle, car je n’ai pas de contre-exemple qui me vienne en tête, et s’il en existait de convaincants je suppose que des féministes me les auraient déjà sortis. Or cette division homme/femme est à la fois une division de sexe et de genre : de sexe, bien sûr, parce qu’il y a bien à chaque fois environ 50% de la population qui a un pénis, des testicules et des spermatozoïdes, et 50% qui a un vagin, des ovaires, des ovules et un utérus ; et qu’en outre cette division binaire a une très grande importance pour la reproduction de l’espèce ; mais de genre, aussi, parce qu’il y a bien, à chaque fois, des rôles sociaux différenciés entre les porteuses d’utérus et ceux qui n’en portent pas. Quelles que soient les raisons précises qu’ils en donnent, des anthropologues matérialistes comme Christophe Darmangeat ou Paola Tabet sont, je crois, d’accord pour dire que la division des sociétés en deux genres est un (quasi ?) invariant, d’ailleurs (quasiment ?) toujours à l’avantage des hommes. La division en deux sexes engendre immédiatement, ou se confond avec, une division en deux genres, et il n’y a pas lieu, il est même absurde, de les distinguer. Bien sûr, dans chaque société, même très reculée dans le temps, il est possible qu’il y ait eu des personnes porteuses d’utérus qui se soient identifiées comme hommes, etc. Mais si on se place à un niveau historique et social, ces exceptions peuvent et doivent être tenues pour non pertinentes et négligeables.

Ensuite, d’un point de vue psychogénétique. Certes, il y a des personnes qui, à partir d’un sexe masculin, développent une identité de genre féminine. Cependant, dans la grande majorité des cas, les personnes dotées d’un sexe masculin vont développer une identité de genre masculine ; le caractère statistiquement écrasant de cette configuration harmonieuse des rapports entre genre et sexe ne peut pas être un hasard. Quand un médecin, à la naissance d’un bébé mâle, dit : « c’est un garçon », il fait indissociablement deux choses : descriptivement, il constate l’appartenance du nouveau-né au sexe mâle ; performativement, il inaugure son entrée dans le genre masculin. Et cette identification originelle du sexe et du genre, chez les personnes cisgenres, est confirmée à chaque étape de la vie. Dans le cas des personnes cisgenres, on peut bien dire que leur sexe (masculin par exemple) est la cause de leur genre. Le récit de la vie d’un homme cis, par exemple, doit traiter comme un phénomène unique, ou comme deux phénomènes si étroitement corrélés qu’ils en deviennent uniques, son sexe mâle et son genre masculin. Il n’y a pas d’indépendance suffisante entre les deux faits pour qu’on puisse les distinguer conceptuellement. Bien sûr, à cet égard, la psychogenèse d’une personne trans fait apparaître la nécessité de la distinction sexe / genre ; mais c’est une erreur de croire que le cas des trans permet de mettre au jour une distinction à la validité universelle. En fait, la vie des trans et la vie des cis ne peuvent pas, à cet égard, se penser avec les mêmes concepts.

Enfin, d’un point de vue phénoménologique, et c’est ce qui me paraît le plus convaincant. Je suis un homme cis, et mon expérience de la masculinité est désespérément synthétique. On ne peut pas la réduire à ce que l’on appelle « genre » : bien sûr, si je suis un homme, c’est parce qu’on dit « il » en parlant de moi, qu’on me considère comme un homme, etc. Mais c’est aussi parce que j’ai un pénis que je suis un homme. Mes organes sexuels et l’usage que j’en fais participent, non seulement de la construction de ma masculinité, mais aussi de ma perception de moi-même en tant qu’homme. Si la distinction entre genre et sexe a pour fonction de mettre en évidence une distance, une possible non-coïncidence, ou au moins une coïncidence non immédiate entre genre et sexe, alors elle tombe à plat quand, précisément, l’expérience vécue des gens, expérience dont il faut bien parler et qu’il faut bien des mots pour dire, est celle de la coïncidence immédiate entre, en gros, un pronom et un organe.

Les mots sont ce qu’ils sont, et il va bien falloir faire avec, si ennuyeux soient-ils parfois. Mon argument est surtout méthodologique : au-delà de la question spécifique du genre et du sexe, il vise l’usage que l’on fait des concepts. Je confesse une certaine aversion pour les gens qui découpent le réel en tranche sans se préoccuper de le réunifier – ma vision des choses, qu’exprime d’ailleurs le titre de mon blog, consiste plutôt dans l’idée que l’esprit d’analyse et l’esprit de synthèse sont deux vertus, et que c’est en les combinant, en passant de l’un à l’autre, en enrichissant l’un par l’autre, qu’on saisit le mieux le monde. La distinction genre / sexe, adéquate à rendre compte de la vie et de la psyché de certaines personnes, échoue à décrire d’autres faits. La moulinette analytique, maniée dogmatiquement ou précipitée dans le langage, pose au moins autant de problèmes qu’elle n’en résout.

Publicité

Épistémologie de la domination (3e partie)

Première partiedeuxième partie

Comme promis, je me propose ici de conclure – enfin ! – ma petite séquence consacrée à l’épistémologie de la domination. Les épisodes précédents sont disponibles ici et . Je me suis pour le moment attaché à montrer en quoi il y avait égalité épistémologique entre dominant-e-s et dominé-e-s, en quoi tout le monde avait une capacité identique à raisonner sur tous les problèmes de domination, et donc en quoi il était illégitime de refuser à quelqu’un de prendre position sur ce genre de questions. Je voudrais à présent avancer des arguments en faveur de l’idée que ce sont les dominant-e-s qui, dans une certaine mesure, jouissent d’un privilège épistémologique. Cette restriction, « dans une certaine mesure », est importante : elle permet que les idées que je vais développer dans ce billet demeurent compatibles avec celles que j’ai avancées dans les deux premières parties. Je reviendrai dans ma conclusion sur ce qu’est exactement cette « certaine mesure », et sur le domaine de validité de chacune des deux thèses en confrontation (celle de la supériorité épistémologique des dominant-e-s, celle de l’égalité épistémologique de tou-te-s).

Je voudrais repartir du texte de Léo Thiers-Vidal dont la critique avait nourri ma première partie. Considérons le passage suivant :

Les féministes présentes au camping ont interprété de façon politique leurs expériences parce que seule cette politisation répondait à leur intérêt objectif : pouvoir élaborer des outils conceptuels permettant d’agir efficacement contre une réalité oppressive. […] Au contraire, les hommes engagés n’avaient pas interprété leurs expériences de façon politique car cela les aurait renvoyé à une réalité masculine constituée d’infliction de violences, d’exploitation, d’appropriation et de non empathie envers les femmes. Or, les hommes, s’ils veulent maintenir leur qualité de vie matérielle, psychologique, sexuelle et mentale, ont intérêt à se cacher à eux-mêmes le caractère oppressif de leurs rapports avec les femmes.

La rhétorique de l’auteur, ici, est redoutable, mais le fond de son propos est bizarre. Le au contraire qui ouvre la seconde phrase semble suggérer que les interprétations politiques des hommes et des femmes obéissent à des logiques différentes, et même opposées – mais quel terme Thiers-Vidal utilise-t-il dans chaque cas pour décrire ces motivations différentes ? Il parle, dans le premier cas, d’ « intérêt objectif », et, dans le second cas, d’ « intérêt ». Thiers-Vidal est rattrapé par le lexique[1], et sa rhétorique adversative dissimule mal le fait qu’au bout du compte, si les hommes et les femmes sont influencé-e-s dans les discours qu’ils/elles tiennent sur les rapports de sexe, c’est toujours au nom de l’ « intérêt ». La rhétorique adversative dissimule en fait une symétrie sous-jacente des deux situations. Cela dit, le texte de Thiers-Vidal nous permet d’aller au-delà de cette symétrie, et c’est là que les choses se corsent : certes, les deux points de vue, féminin et masculin, sont donc déterminés par l’ « intérêt », mais on a affaire, dans un cas, à un « intérêt objectif », celui de la suppression du sexisme, et dans l’autre cas à un intérêt subjectif, ou psychologique. À partir d’une telle considération, et compte tenu de la visée argumentative de son texte, Thiers-Vidal doit ensuite montrer pourquoi, d’un point de vue épistémologique, l’ « intérêt objectif » des femmes au renversement du sexisme est préférable à l’ « intérêt » qu’ont les hommes à leur auto-aveuglement.

Or ici, Léo Thiers-Vidal se met à exploiter un registre curieusement moral : dans la mesure où les hommes ont un « intérêt » psychologique à leur auto-aveuglement, les voilà suspects d’ « androcentrisme », et même d’ « égocentrisme affectif[,] psychologique [et] politique ». À ce stade, Thiers-Vidal a semble-t-il complètement perdu de vue qu’il reconnaissait, au début du même paragraphe, que les femmes elles-mêmes ont un « intérêt objectif » à formuler leur analyse en termes de domination : pourquoi celles-ci ne seraient pas, au moins autant que les hommes, suspectes de gynocentrisme et d’égocentrisme politique ? Pourquoi, en un mot, le fait que les femmes soient intéressées à produire une certaine analyse de leur situation ne produirait-il pas quelque chose comme un biais épistémologique ?

« Au moins autant que les hommes », ai-je écrit : « au moins autant », sinon plus. Car les intérêts respectifs des femmes et des hommes à conceptualiser la domination d’une certaine manière ne sont ni de même nature, ni de même intensité. Dans son article, Thiers-Vidal mentionne l’ « imaginaire masculiniste du « sujet connaissant neutre, autonome et rationnel » qui nie toute particularité liée au vécu masculin ». Il n’est pas clair si, dans cette phrase, Thiers-Vidal attaque l’idée qu’un « sujet connaissant neutre, autonome et rationnel » est possible en général, ou, plus spécifiquement, s’il attaque l’idée que ce « sujet » se confondrait avec une position masculine. En tout cas, l’auteur ne semble pas tant critiquer la pertinence de la neutralité, de l’autonomie et de la rationalité comme avantages épistémologiques, que dénoncer le caractère « imaginaire », fictif, mythique de cet idéal ou à tout le moins en contester l’identification au point de vue masculin. Pourtant, je soutiens que si l’on veut faire de la neutralité un avantage épistémologique, ce que je ne vois aucune raison de contester (et Thiers-Vidal ne le conteste pas non plus), alors on est forcé de conclure que ce sont bien les hommes qui bénéficient, sur les femmes, d’un privilège épistémologique. Et plus généralement, les dominant-e-s bénéficient d’un privilège épistémologique sur les dominé-e-s pour penser la domination dans laquelle ils/elles sont impliqué-e-s.

C’est Léo Thiers-Vidal lui-même qui me fournit les arguments pour défendre ce point de vue lorsqu’il lie les conceptualisations divergentes des femmes et des hommes, respectivement, aux intérêts politiques des premières et aux intérêts psychologiques et affectifs des seconds. Pour les femmes, « qualifier les hommes d’oppresseurs et leur action d’oppressive […] est source d’émancipation » : les femmes ont un intérêt puissant, parfois même vital, à identifier l’oppression pour la combattre. Les hommes n’ont, au mieux, qu’un intérêt de confort à nier les violences qu’ils infligent ; quand bien même les analyses des femmes contribueraient à leur faire perdre leur position sociale privilégiée, il n’en reste pas moins que le coût qu’ils auraient à payer demeurerait négligeable au regard du profit qu’en retireraient les femmes.

Le fond du problème est là : les dominé-e-s ont toujours beaucoup plus intérêt à renverser la domination que les dominant-e-s à la maintenir. Et s’il est vrai que la neutralité épistémologique est un idéal inatteignable, on peut toutefois déduire de ce qui précède que la position du/de la dominant-e en constitue une bien meilleure approximation que celle du/de la dominé-e. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Pour un-e dominant-e, adopter tous les points de vue possibles sur une question ne coûte rien, ou presque : fût-ce au titre d’un jeu de l’esprit, il lui est possible d’examiner sérieusement, rationnellement, et sans engagement affectif majeur des positions politiques opposées, aussi bien celles qui tendraient à renforcer sa domination que celles qui tendraient à la miner. À l’inverse, il est beaucoup plus coûteux pour un-e dominé-e de s’approprier, de faire sien-ne, les idées qui contredisent sa logique émancipatrice, dans la mesure où la question de la vérité des opinions en jeu est nécessairement parasitée par des questions relatives à leurs conséquences politiques. Il peut être acceptable pour une personne cisgenre de réfléchir posément à la question de savoir si la transexualité est ou non une maladie, s’il est légitime de rembourser les opérations de changement de sexe, etc. – quelles que soient les conclusions auxquelles elle arrive, son intégrité psychologique et affective ne sera menacée en rien. À l’inverse, une personne trans pourra à la rigueur entendre des propos transphobes, à la rigueur les énoncer pour les dénoncer, mais il lui sera certainement beaucoup plus difficile de se les approprier subjectivement, même momentanément et même en vue d’un dépassement ultérieur. Et même si cette personne joue le jeu de l’examen rationnel des arguments adverses, les dés sont pipés dès le départ dans la mesure où cet examen, structurellement, ne peut déboucher que sur une réfutation. Une personne trans et pauvre en attente d’être opérée ne peut psychologiquement pas (ou alors assez difficilement) consentir à l’idée que son opération puisse ne pas être remboursée. De même, un-e homosexuel-le ne peut pas consentir à l’idée, chère à Christine Boutin, que l’homosexualité est une abomination – tandis qu’un-e hétérosexuel-le peut, quel que soit son avis sur la question, peser le pour et le contre, examiner les arguments, réfléchir au sens des mots, se référer au droit canon, et surtout, c’est là le point, conserver ouvert (c’est-à-dire non joué d’avance) le destin de sa réflexion.

Je crois que la raison est capable, en droit, de renverser toutes les barrières psychologiques qui s’opposent à la libre marche en avant de la pensée – vraiment toutes, et chez tout le monde. C’est pourquoi il ne faut pas prendre les propos du paragraphe précédent dans un sens trop pessimiste : les déterminations sociales et psychologiques qui pèsent sur un individu et qui, de fait, entravent la liberté de son intelligence, ne sont jamais absolues. Par l’échange, la confrontation des idées, la discussion serrée et la contradiction (autrement dit en donnant à l’élaboration de la pensée une forme dialectique), il est absolument possible qu’un-e dominé-e se retrouve convaincu-e, fût-ce à son corps défendant et au prix de désagréments psychologiques, que telle idée jouant contre son émancipation est juste, et qu’il lui faut bien en prendre son parti. (La question de savoir si cette idée est effectivement juste, ou si cette appréciation ne correspond qu’à un point de vue provisoire et en attente de dépassement, est ici sans importance.) Il me suffit de dire, pour établir le privilège épistémologique du/de la dominant-e, que cette neutralité de point de vue, manifestée notamment par la capacité à embrasser honnêtement des opinions contraires, est beaucoup plus difficile à atteindre, ou même à approcher, pour un-e dominé-e que pour un-e dominant-e.

*

Je voudrais examiner rapidement, à présent, si ce que je viens de dire est vrai pour toutes les dominations, et dans quelle mesure. Je ne crois pas que toutes les dominations soient aussi lourdes à supporter[2], et surtout je ne crois pas que l’intérêt des dominant-e-s au maintien de la domination soit identique dans chaque cas. Pour ne développer que ce second aspect, il me semble que l’intérêt d’une personne cisgenre et/ou hétérosexuelle au maintien de la transphobie et/ou de l’homophobie est extrêmement ténu. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un intérêt purement psychologique, qui peut être utile par exemple à des gens que cela console qu’il y ait dans la société des personnes plus mal loties qu’eux, ou supposées plus mal dotées par la nature ou le destin. Mais c’est à peu près tout, et au fond c’est fort peu. En ce qui concerne le sexisme en revanche, on peut dire que les hommes ont un clair intérêt à sa perpétuation, dans la mesure où, outre tous les avantages d’ordre psychologique et symbolique qu’ils sont susceptibles d’en retirer, ils bénéficient de l’oppression des femmes pour s’épargner une part trop importante des tâches ménagères – en ce sens, la domination des femmes peut prendre des formes qu’il n’est pas si absurde de comparer à de l’exploitation, au sens économique du terme – et c’est, je crois, l’idée que creusent les théories du patriarcat telles que celle proposée par Christine Delphy[3]. Même dans ce cas, cela dit, on peut soutenir que, dans le cas d’une émancipation des femmes, les pertes des hommes (en termes de temps de travail domestique, en termes de perte de prestige, en termes éventuellement de concurrence accrue pour l’accès à certains postes de pouvoir) sont infiniment inférieures aux gains des femmes, pour qui la fin du sexisme est parfois une question de vie ou de mort (pensons aux violences conjugales) ou d’intégrité sexuelle (pensons aux viols).

Les choses sont un peu plus compliquées en ce qui concerne les rapports de classe, ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où :

  • comme je l’ai suggéré dans le paragraphe précédent, lorsque le rapport de domination est sous-tendu par un rapport d’exploitation, l’intérêt des dominant-e-s à la poursuite de leur domination est beaucoup plus vivace ;
  • la distribution de la société en classes n’est pas binaire : il n’y a pas d’un côté les classes dominantes et de l’autre les classes dominées ; il y a plutôt, en fonction du revenu, du capital symbolique et culturel, du pouvoir social, etc., tout un dégradé possible de positions de classes, qui s’échelonnent du Lumpenproletariat aux grand-e-s patron-ne-s du CAC 40. Si la conception marxiste de la classe, fondée en gros sur une opposition entre propriétaires des moyens de production d’une part, et prolétaires obligé-e-s de vendre leur force de travail d’autre part, est pertinente pour penser les rapports de classe comme exploitation, elle est impuissante à les penser sous le prisme de la domination.

De sorte que ce qu’il faut se demander, c’est : quelle est la classe qui a le moins d’intérêt en jeu dans la question de l’abolition ou du maintien de la structure de classes dans la société ? À l’évidence il ne s’agit pas des fractions les plus appauvries, les plus dominées et les plus méprisées du prolétariat, qui ont un intérêt puissant, voire vital, au renversement de l’exploitation. Il ne s’agit pas non plus des grand-e-s patron-ne-s et des actionnaires, dont le niveau de revenu et de vie se dégraderait considérablement, et qui en outre perdraient, dans l’affaire, prestige et pouvoir. En revanche, on peut peut-être essayer de localiser cette neutralité épistémologique dans ces fractions des « classes moyennes », quoi que cela veuille dire, qui, sans exploiter quiconque et sans jouir d’un niveau de vie exorbitant, bénéficient cependant, dès à présent, d’un revenu correct, d’un métier qui leur plait, de conditions de travail acceptables sinon bonnes, et qui ont du temps et de l’argent à consacrer aux loisirs. Peu importe au fond qui sont précisément ces gens (des enseignant-e-s du secondaire, bien payé-e-s, en fin de carrière, typiquement ?) – l’idée essentielle est que s’il y a une neutralité épistémologique possible sur la question de la domination de classe, elle se situe plutôt chez eux que chez les très riches ou les très pauvres. C’est une exception à l’idée, que j’ai défendue par ailleurs, que les dominant-e-s jouissent d’un privilège épistémologique. Notez aussi que dans cette présentation très schématique, je n’ai pas pris en compte le privilège épistémologique que donne le fait de posséder un certain type de culture et un certain type d’intelligences, dont la distribution selon les classes sociales n’est pas homogène. Il y en aurait là encore matière à raffiner.

Reste la question de la domination de race : je n’en parle pas, parce que je n’ai pas grand-chose à en dire (je ne sais pas tellement quoi à en faire) ; à vrai dire, je doute même que le « racisme » ait, au-delà de toutes ses spécifications (l’islamophobie, l’antisémitisme, la négrophobie, le racisme anti-Rroms…), une unité suffisante pour être traité comme un objet pertinent dans l’optique qui m’occupe.

*

C’est donc le moment de conclure, non seulement cet article, mais l’ensemble des trois billets que j’ai intitulés « Épistémologie de la domination ». J’ai d’abord tenté de montrer, dans la première et la seconde partie, qu’il n’y avait pas de privilège épistémologique des dominé-e-s, mais au contraire une symétrie épistémologique entre dominé-e-s et dominant-e,-s, à cause du caractère universel de tout discours rationnel sur le réel, et à cause de l’unité de ce même réel, qui interdit de le découper en tranches. Puis j’ai montré qu’en réalité on pouvait même soutenir l’idée d’une supériorité épistémologique des dominant-e-s, en établissant que, dans la plupart des cas tout au moins, ceux/celles-ci incarnent mieux que les dominé-e-s une position idéale de neutralité. La question qu’il faut à présent résoudre est la suivante : dans quelle mesure ces deux thèses ne se contredisent-elles pas frontalement ? Comment leur assigner un domaine de validité respectif qui les rende compatibles ? En invoquant la distinction du fait et du droit : le privilège épistémologique des dominant-e-s est un privilège de fait au sens où il leur est plus facile qu’aux dominé-e-s d’accéder à un point de vue qui s’approche de la neutralité. Cela n’empêche pas qu’en droit, tout le monde puisse transcender ses déterminations, et légitimement parler de tout et tout analyser.


[1] Il est amusant de constater qu’à propos des hommes, le mot intérêt ne surgit qu’au détour d’une locution verbale partiellement (mais très partiellement seulement) désémantisée : avoir intérêt à.

[2] Il me semble par exemple que la transphobie est particulièrement violente, dans la mesure où les personnes trans, sont ou ont été femmes, et subissent à ce titre le sexisme ; elles sont ou ont été homo ou bis, et subissent à ce titre l’homophobie ; par ailleurs le fait d’être assigné à un genre dans lequel on ne se reconnaît est une violence permanente, qui touche à une part profonde de l’identité, et qui se manifeste dans une multitude d’interactions sociales extrêmement banales. Je ne parle même pas du parcours du combattant qu’est l’accès à l’opération de changement de sexe, ni de l’invisibilisation dont les trans font l’objet.

[3] Il ne faut pas non plus négliger, toutefois, que même dans ce cas, l’intérêt des hommes à la perpétuation de leur domination est compensée par leur intérêt tout aussi réel à son abolition (après tout, à moyen ou long terme, l’unité subjective de la classe des exploité-e-s est une condition au renversement du capitalisme)… même s’il ne faut pas non plus négliger le fait que cet intérêt à moyen ou long terme, précisément parce qu’il n’est pas immédiat, a de fortes chances de demeurer opaque à la conscience des hommes, et de n’avoir donc que des effets très limités sur leur détermination psychologique.