question nationale

Le droit des peuples à l’autodétermination n’existe pas

Cet article peut se lire comme une radicalisation et un approfondissement de celui-ci.

L’un de mes actes de foi en politique, c’est que le droit des peuples à l’autodétermination n’existe pas, parce que les peuples, les entités collectives, ne peuvent pas être le support de droits. Mais je tiens à ce qu’on ne fasse pas de confusion sur le sens dans lequel je prends le mot « droit ». Car ce mot a plusieurs sens possibles. Tantôt on parle de « droit » positif, de droits légaux, consacrés par la loi, tantôt on parle de « droits » naturels opposables au droit positif existant et qui servent éventuellement de point d’appui pour contester le droit positif.

Dans la première acception, la notion de droits collectifs, ou de droits reconnus à des entités abstraites, fait tout à fait sens, et elle ne me choque pas. Je ne suis pas opposé à ce que la loi ou la constitution d’un État crée des personnes morales comme des municipalités, des régions ou des universités. De même, je ne suis pas du tout opposé à ce que la constitution d’un État autorise la sécession de ses territoires ; je trouve que l’expression « droit à l’autodétermination » est ronflante et trop chargée métaphysiquement, mais si on y tient, on peut l’appliquer dans un cas pareil. Donc en ce sens, je ne suis pas contre le « droit à l’autodétermination ». Je serais même plutôt favorable à ce que l’État espagnol amende sa constitution pour autoriser un référendum d’autodétermination à se tenir en Catalogne. Je n’avais rien non plus contre l’organisation d’un référendum en Écosse il y a quelques années.

Mais quand on parle de droit naturel, ou en tout cas d’un droit opposable au droit positif, on a en vue quelque chose de différent. Le modèle de ce type de « droits », ce sont les droits individuels fondamentaux. Un État peut interdire l’homosexualité, ou la pratique d’une religion donnée, mais alors il y a des droits individuels fondamentaux (à la liberté sexuelle et religieuse) qui sont bafoués. Ces droits bafoués justifient une contestation radicale des lois en vigueur, et autorisent des actions de désobéissance civique. Le contour et l’étendue de ces droits fondamentaux sont peut-être difficiles à déterminer avec précision, mais leur plausibilité me paraît tenir au fait qu’ils sont bien des droits individuels : ce sont les individus qui ont une sensibilité et une conscience, donc qui sont capables de ressentir le tort qu’on leur fait en les privant de certains droits, c’est-à-dire qui ont des intérêts. Un État qui interdit l’homosexualité ou la pratique de l’islam ne lèse pas « le groupe des LGBT » en tant que tel, ni « le groupe des musulman-e-s » en tant que tel, mais chaque personne homosexuelle ou bisexuelle, et chaque musulman-e.

Quand l’extrême gauche idéaliste ânonne Lénine et parle de « droit des peuples à l’autodétermination », elle le fait en général pour dénoncer une situation où ce prétendu droit n’est pas inscrit dans le droit positif (c’est typiquement le cas dans l’affaire catalane). Bien sûr, il y a des conventions internationales qui évoquent le « droit à l’autodétermination », mais il y en a aussi d’autres – voire les mêmes, peut-être – qui garantissent le droit des États à l’intégrité territoriale. Le droit positif n’est pas d’un grand secours en la matière. Il s’agit donc, pour ces militant-e-s ou commentateur/trice-s, de penser le droit à l’autodétermination comme un droit plus ou moins naturel, supérieur au droit positif, et justifiant la désobéissance civile à une échelle massive (le référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne, la proclamation illégale de la République catalane, etc.).

Or je ne vois pas comment on peut proposer, à propos d’un tel « droit » collectif, une analyse en termes de droit individuel qui pourrait le rendre plausible. Lorsqu’un État menace la vie, la liberté ou la dignité d’une minorité sexuelle, ethnique ou religieuse, on peut sans problème opérer cette réduction à l’individuel, et identifier les personnes qui sont gravement lésées. Lorsqu’un État restreint la liberté d’association, on peut le faire aussi : la liberté d’association s’analyse fondamentalement comme un droit individuel, car c’est chaque individu qui a le droit (naturel) d’entrer en rapport avec les autres, d’établir des structures pérennes avec d’autres, de régler selon des normes convenues les droits et les devoirs réciproques de chacun-e au sein de cette structure, etc. L’interdiction des associations privées condamnerait les individus à une triste existence de monade, ou bien reviendrait à confier à l’État seul la charge et le pouvoir d’établir tous les liens entre eux, ce qui serait totalitaire et révoltant. C’est donc bien le caractère volontaire des associations, syndicats, partis, etc., qui fait que la liberté associative, syndicale, partisane, etc., peut être considérée comme découlant d’un droit individuel. Mais en ce qui concerne le « droit à l’autodétermination des peuples », je ne vois pas quel droit individuel est enfreint quand ce « droit » collectif est bafoué. Certain-e-s disent : le droit de choisir. C’est évidemment une erreur, car si un peuple exerce son « droit à l’autodétermination », ce n’est certainement pas chaque individu qui peut exercer son choix : si les Catalan-e-s votent sur leur avenir institutionnel, il y a aura une majorité et une minorité, et chaque individu composant la minorité ne saurait revendiquer pour soi-même un « droit de choisir ». Bref, quelle que soit la manière dont on reformule le « droit à l’autodétermination », on n’arrive pas à en faire un droit individuel.

On pourrait suggérer, peut-être, qu’il y a, à l’échelle individuelle, une forme de satisfaction à faire partie d’un ensemble, appelé « peuple », qui ait le droit de s’autodéterminer, et que l’absence de « droit à l’autodétermination » prive chaque individu du peuple concerné de cette satisfaction. Je trouve cela très peu convaincant, car dans ce cas on devrait aussi être attentif au fait que les individus peuvent éprouver de la satisfaction à l’idée qu’ils font parler d’un État disposant d’un droit à l’intégrité territoriale. Le tort moral que subit le Catalan qui n’a pas le droit de voter sur l’avenir institutionnelle de la Catalogne, n’est pas nécessairement plus important que le tort moral que subirait le Castillan qui verrait menacée l’intégrité territoriale de son pays, et qui verrait sa chère Espagne plurinationale devenir autre que ce qu’elle est, qui verrait son Espagne se vider de tout contenu au rythme des sécessions successives. Admettons, donc, que le « droit à l’autodétermination » d’un peuple puisse trouver des arguments au niveau des intérêts (psychologiques) individuels des individus concernés ; ces arguments sont loin d’être décisifs, car on peut leur opposer des arguments de force équivalente, et ils ne sauraient donc fonctionner comme des « droits » fondamentaux.

Ce relatif scepticisme quant à la possibilité d’appuyer l’organisation institutionnelle d’un État sur des « droits fondamentaux » n’équivaut pas à une indifférence complète à l’égard des problèmes institutionnels. Dans la plupart des situations, il y a des options qui me paraissent plus souhaitables que d’autres. Le fait que l’Espagne accorde à ses régions autonomes un droit de sécession me paraît souhaitable, ne serait-ce que pour vider une bonne fois pour toutes la querelle dramatique qui oppose les indépendantistes catalan-e-s aux non-indépendantistes. Mais le fait qu’elle ne le fasse pas n’est pas pour autant un scandale, alors qu’il serait scandaleux, pour un État, d’interdire l’homosexualité ou la pratique d’une religion. Et je n’ai pas de position sur la pertinence d’accorder le statut de personne morale à une université, mais c’est parce que je ne connais pas bien les enjeux de la question ; dans le cas contraire, j’aurais sans doute une préférence, étayée par des arguments, mais modérée dans son intensité.

Publicité

Marxisme et libéralisme, deux philosophies du dissensus

Il me semble qu’un gros point de convergence possible entre la philosophie politique marxiste et la philosophie politique libérale, c’est que dans les deux cas, l’idée de dissensus, de conflit, joue un rôle central. Les marxistes parlent de conflit de classes ; les libéraux/ales parlent simplement de divergence entre les intérêts privés (en matière économique) ou de conceptions divergentes du bien (en matière morale). Mais dans les deux cas, on pose le désaccord ou le conflit comme essentiel, ce qui vaccine contre les grandes abstractions monistes et unanimistes comme le peuple, la nation, la volonté générale…

Les libéraux/ales, d’ailleurs, peuvent assez facilement admettre l’idée de lutte des classes. On me souffle que c’est Guizot qui, le premier, a théorisé la notion. Cela n’est pas très étonnant : la lutte des classes n’est jamais qu’un exemple parmi d’autres de ces conflits d’intérêt qui constituent, pour les libéraux/ales, le principe d’une société. La vision libérale me paraît donc plus complète, plus englobante, que la vision marxiste, mais jusqu’à un certain point la vision marxiste est compatible avec la vision libérale.

Après, bien sûr, tout diverge : cette situation de dissensus, pour les marxistes, est amenée à être résolue par une révolution qui fera naître une société sans classes, alors que pour les libéraux/ales, elle est permanente (la situation de dissensus, pas la révolution). Et les marxistes, de leur côté, ne considèrent pas l’État comme un appareil au-dessus des classes servant à réguler ou à organiser les divergences d’intérêt, mais bien comme un outil au service des classes dominantes. Il n’empêche qu’à un certain niveau d’abstraction, dans leurs analyses de la société telle qu’elle est, marxistes et libéraux/ales ont de quoi se comprendre.

*

Cela se voit même, d’ailleurs, à propos de questions assez précises. La crise actuelle en Catalogne me fait souvenir que je suis contre le droit des peuples à l’autodétermination : les peuples n’ayant ni conscience, ni volonté unifiée, je ne vois pas comment ils pourraient avoir quelque droit que ce soit (les individus qui le composent, oui, mais c’est une autre question). Or Rosa Luxemburg aussi était contre le droit à l’autodétermination, et cela d’ailleurs a entraîné une polémique fameuse entre elle et Lénine. Je tombe sur un texte d’elle, qui, entre autres arguments, dit ceci :

« Le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes » ne ces­sera d’être une phra­séo­lo­gie creuse que dans un sys­tème social où le « droit au tra­vail » ces­sera d’être une for­mule vide de sens. Un sys­tème socia­liste qui non seule­ment éradique la domi­na­tion d’une classe sociale sur une autre mais qui sup­prime en même temps l’existence même des classes sociales et leur anta­go­nisme, la sépa­ra­tion de la société en classes aux inté­rêts et aux aspi­ra­tions différentes, seul un tel sys­tème réa­lise, par l’harmonie et la soli­da­rité des inté­rêts, une société comme somme d’individus unis et, par consé­quent, comme ensemble homo­gène à la volonté orga­ni­sée en com­mun où l’accomplissement de cette volonté est pos­sible.

En ce qui me concerne, je ne formulerais pas les choses ainsi, mais je dois dire que l’argument me parle. Ce qu’elle dit, c’est que dans une société divisée en classes, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est un mot d’ordre creux, parce que la société n’est pas assez unifiée pour avoir une « volonté organisée en commun ». Moi, je surenchérirais, et je dirais que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est un mot d’ordre creux dans une société divisée en individus. Cela implique qu’aucun grand soir, jamais, ne fera advenir cette société magiquement unifiée et sans conflits, à laquelle on pourrait attribuer une volonté et que l’on pourrait, au fond, car c’est de cela qu’il s’agit, traiter de la même manière que l’on traite un individu. En attendant, cet exemple emprunté à Luxemburg nous indique peut-être la manière dont il faut s’y prendre pour faire germer dans le cerveau d’un-e marxiste les graines fertiles de la philosophie libérale !

Le droit à l’autodétermination

1.

Il y a en Catalogne un fort mouvement indépendantiste, qui se développe rapidement depuis quelques années. Les institutions politiques catalanes avaient voulu organiser un référendum d’indépendance à l’automne dernier, dont les autorités espagnoles avaient contesté la légalité. Les partis indépendantistes (sauf l’extrême gauche) comptent se présente ensemble aux élections du 27 septembre prochain, et déclarer unilatéralement l’indépendance en cas de majorité absolue.

Parmi les organisations politiques situées à gauche de la social-démocratie, il y en a qui sont pour l’indépendance, d’autres non. Mais même parmi celles qui ne sont pas pour l’indépendance (c’est le cas de Podem, l’équivalent catalan de Podemos), le « droit à l’autodétermination » est une revendication qui va de soi. Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a déclaré [es] qu’il était personnellement contre l’indépendance de la Catalogne, mais favorable au droit à l’autodétermination : il est pour que les Catalan-e-s puissent se prononcer par référendum sur leur avenir institutionnel, mais, le cas échéant, en faisant campagne pour que (ou simplement en souhaitant que) l’option indépendantiste soit écartée.

Et la revendication du droit à l’autodétermination paraît tellement pleine de bon sens démocratique (les gens ont le droit de choisir, les peuples ont le droit d’être maîtres de leur destin, etc.) qu’elle semble largement aller de soi, et que s’y opposer relève de la malignité ou d’un cynisme absolu.

2.

Cependant, on n’est pas obligé-e de considérer qu’en politique, la démocratie soit toujours la valeur suprême. Parmi les choses qui me plaisent le plus dans le libéralisme, c’est la notion d’État de droit : même le souverain, c’est-à-dire le peuple, doit respecter des lois qui s’imposent à lui – et qui prennent notamment la forme d’une constitution. Naturellement, dans un régime démocratique, la constitution est elle-même issue du peuple : au mieux, elle est élaborée à l’issue d’un processus constituant lui-même démocratique ; au pire, elle est simplement approuvée par référendum après qu’un comité d’experts l’a élaborée (cas de la constitution de la Cinquième République, en France). Mais une fois votée, la Constitution ne peut pas être amendée facilement (il faut souvent, et c’est bien le cas en France et en Espagne, une majorité qualifiée au Parlement) ; elle constitue une expression cristallisée de la volonté du peuple ; à ce titre, elle est parfaitement susceptible d’entrer en conflit avec l’expression spontanée de la volonté populaire.

Il y a eu des régimes démocratiques sans constitution : la Troisième République, en France. Et ça n’a d’ailleurs pas si bien fini que cela[1]. Mais on pourrait se dire qu’après tout, pour un régime qui se veut démocratique, ne pas avoir de constitution est plutôt logique : le peuple, ou le parlement qui le représente, décide ce qu’il veut, quand il veut. Cependant, on voit aussi assez bien quelles peuvent être les raisons de vouloir faire primer une loi générale et abstraite sur une loi spécifique, de faire primer le principe sur le particulier. Il me semble qu’elles sont de deux ordres :

  • tout d’abord, il y a des raisons empruntées à l’argumentaire démocratique. La constitution d’un État a souvent été choisie de manière plus démocratique que les lois courantes : en général, elle a au moins été approuvée par référendum ; dans certains cas, elle a été élaborée par une assemblée constituante élue spécialement à cette fin[2] ;
  • ensuite, il y a des raisons empruntées à l’argumentaire libéral. Notons que mêmes les individus qui se conduisent mal, ou qui laissent libre cours à leurs passions mauvaises, sont généreux en principe : à l’heure d’énoncer leurs propres valeurs, peu d’individus se jugeront eux-mêmes mesquins, racistes, égoïstes, bien qu’ils le soient peut-être en réalité. Il s’agit de prendre au sérieux les valeurs énoncées par ces individus : si ceux-ci y adhèrent au moins théoriquement, cela vaut reconnaissance implicite de leur validité et de leur force normative, et cela nous autorise donc à juger leurs comportements ultérieurs à l’aune de ces propres valeurs. C’est un peu la même chose dans un corps politique : il faut prendre le peuple au sérieux au moment où il est le meilleur, c’est-à-dire au moment où il s’élève au-dessus de la contingence pour édicter ses valeurs générales au nom desquelles il accepte d’être jugé et éventuellement contraint. Cela s’appelle une constitution.

Un exemple évident d’utilité des constitutions, c’est lorsque celles-ci, au nom de valeurs extrêmement générales et consensuelles (le droit à ne pas être discriminé-e, le droit à un respect égal pour tou-te-s, l’égalité de tou-te-s devant la loi…), protège les droits des minorités, qui ont toujours besoin de l’être dans des régimes explicitement fondés sur la puissance de la majorité (coucou Tocqueville). Un exemple récent est fourni par l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis [en], obligeant chaque État à célébrer les mariages entre personnes de même sexe. Il est évident que ceux qui ont le premier énoncé le principe d’« égalité devant la loi » au nom duquel cette décision a été prise auraient été bien étonnés, et sans doute même un peu horrifiés, s’ils avaient su qu’elle servirait à légaliser le mariage homosexuel dans tous les États de l’Union. Mais les faits que les pères fondateurs n’aient pas prévu les conséquences des principes qu’ils édictaient, et qu’ils se seraient retrouvés en désaccord avec certaines de ces conséquences, n’implique pas qu’ils étaient en désaccord avec leurs propres principes : cela révèle simplement que la conscience humaine est contradictoire, et qu’un individu, ou qu’un peuple, peut avoir raison ou tort contre lui-même. D’où le possible conflit Loi vs. Constitution.

Et d’où, aussi, mon désaccord théorique avec le courant « originaliste » [en], représenté notamment par deux juges conservateurs de la Cour suprême américaine (Clarence Thomas et Antonin Scalia), qui prétend donner à la Constitution le sens exact, et surtout le contenu exact, que les pères fondateurs y auraient mis. Par exemple, la Constitution américaine interdit les « punitions cruelles et inhabituelles » [en] ; les originalistes refusent d’utiliser cette disposition pour interdire la peine de mort, car il est évident que les pères fondateurs n’avaient pas la peine de mort en tête quand ils ont fixé dans le marbre ce principe. Une telle attitude revient à mon avis à manquer la nature de ce qu’est un principe. Mais la position originaliste a toutefois une force incontestable : elle respecte la séparation des pouvoirs, en privant le pouvoir judiciaire (la Cour suprême) de tout rôle législatif. Car si on refuse cette position, ce sont les juges qui doivent interpréter et, ce faisant, se substituer au législateur élu. Et leur interprétation est parfois contestable, voire arbitraire – je pense, là, à la décision du Conseil constitutionnel français qui avait jugé inconstitutionnelle parce que « confiscatoire » la proposition de François Hollande d’instaurer un impôt exceptionnel de 75% sur les plus hauts revenus. On a envie de lui dire : mais pourquoi donc ? Mais le constat d’une telle marge d’appréciation dans les décisions des conseiller-e-s ou des juges constitutionnel-le-s ne suffit pas à me faire renoncer à l’État de droit et au constitutionnalisme, ni à me faire adopter la position originaliste : il souligne simplement le caractère éminemment politique des décisions judiciaires, et plaide, par exemple, en faveur de l’élection des juges (y compris des juges constitutionnel-le-s).

3.

Cela étant dit, revenons-en à la Catalogne.

Le peuple catalan veut s’exprimer par référendum sur son droit à l’autodétermination. Le gouvernement espagnol lui oppose l’État de droit et la Constitution. Je ne connais pas exactement la constitution espagnole, mais je ne crois pas qu’il soit discutable que les arguments juridiques soient du côté du gouvernement espagnol : la constitution interdit la sécession, ou bien interdit la sécession unilatérale, ou bien interdit la convocation de référendum du type de celui que les institutions catalanes ont essayé de convoquer, etc. Peut-être serait-il opportun, d’un point de vue politique, et à condition que cela soit légalement possible, de laisser le peuple catalan faire ce qu’il veut ; mais le lui refuser ne constitue pas pour autant un scandale. La constitution qui interdit aux Catalan-e-s de faire ce qu’ils/elles veulent faire aujourd’hui a été démocratiquement approuvée par référendum [es], en 1978, à une très large majorité, et les Catalan-e-s eux/elles-mêmes l’ont largement approuvée [cat]. En 1978, les Catalan-e-s ont eux-mêmes décidé de limiter leurs propres droits démocratiques, et c’est sur cette base que l’Espagne démocratique a été refondée. On peut juger que la constitution espagnole est imparfaite, qu’elle ne prend pas assez en compte les aspirations de ses minorités nationales, qu’elle manque de souplesse, etc., mais elle existe, et il n’y a rien de choquant à ce que la constitution d’un État règle le modus vivendi des parties (régions, minorités, nationalités…) qui le composent. Et le fait même de décourager ou d’empêcher la sécession (jusqu’à révision constitutionnelle, car cette possibilité est toujours ouverte) peut obéir à des objectifs politiques parfaitement louables : assurer la cohésion de l’État-nation, prémunir les régions pauvres contre l’égoïsme fiscal des régions riches qui auraient la tentation de mettre fin à l’union de transfert, etc. Par conséquent, il n’y a rien d’intrinsèquement choquant dans la constitution espagnole, et de même qu’en philosophie je suis pour qu’on s’en tienne aux principes qu’on a fixés, en l’occurrence je pense que la constitution espagnole devrait être respectée.

Je n’ai rien contre le « droit à l’autodétermination », pas plus que je n’ai quoi que ce soit contre la démocratie. Mais je proteste contre une certaine rhétorique en vertu de laquelle le « droit à l’autodétermination » serait une revendication naturelle, de bon sens, évidente, allant de soi. Si une telle position pro-démocratique procède d’un anti-constitutionnalisme de principe, alors il faut le dire. Sinon, il s’agit d’une manière facile et paresseuse d’envisager les rapports entre démocratie et État de droit, et d’un refus de penser leur contradiction tendancielle.

4.

Le fait d’avoir posé ces principes n’implique pas, cependant, qu’ils doivent être appliqués aveuglément dans n’importe quelle circonstance. Je n’ai fait qu’indiquer quelques bonnes raisons de faire primer l’État de droit sur la démocratie ; il peut aussi y avoir des raisons qui jouent en sens inverse, et qui peuvent éventuellement l’emporter sur celles que j’ai exposées ci-dessus. Peu de temps après la victoire de Syriza en Grèce, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker avait déclaré qu’il ne pouvait pas y avoir de démocratie contre les traités européens. Ces déclarations ont provoqué un tollé. Mais elles ne devraient pas nous étonner outre mesure ; et, si l’on veut s’en indigner, encore faut-il concéder que la position de Juncker s’inscrit dans un cadre idéologique très cohérent, et en principe tout à fait respectable. Mais je ne suis pas prêt à défendre, au nom des traités européens, de l’État de droit, ou même éventuellement de la Constitution grecque, la mise en couple réglée de la Grèce, l’appauvrissement de sa population, la catastrophe sanitaire, l’explosion du taux de suicide, etc. Je n’ai pas de théorie à proposer pour dire dans quel cas l’État de droit doit l’emporter sur la démocratie, et dans quel cas la démocratie doit l’emporter sur l’État de droit. Mais je vois très bien quel genre de raisons pourrait me faire approuver une politique du gouvernement grec qui consisterait à sortir, même illégalement, des traités européens (et de l’union monétaire, par exemple). Ces raisons tiennent au sort infâme qui est fait à la population grecque, et qu’aucune « bonne raison » ne me semble pouvoir me faire accepter. Tout ce que je peux dire, c’est que la Catalogne n’en est pas là. Bien sûr, la Catalogne souffre de l’austérité – le reste de l’Espagne aussi. Mais on n’a aucun motif de croire que l’indépendance de la Catalogne pourrait significativement améliorer (ni dégrader, d’ailleurs) le niveau de vie de ses citoyen-ne-s. Les raisons matérielles qui pourraient faire pencher la balance dans le sens du respect de la démocratie plutôt que de celui de l’État de droit me semblent absentes ; c’est uniquement au nom de promesses et d’espoirs un peu vagues, et surtout du principe démocratique lui-même, que les Catalan-e-s réclament le droit à l’autodétermination. Ce n’est pas une raison pour le leur refuser, mais c’en est une pour ne pas considérer comme un scandale monstrueux de le leur refuser au nom d’une autre valeur.


[1] Je ne dis pas qu’une constitution aurait empêché que soient votés les pleins pouvoirs à Pétain, ce serait faire preuve d’un fétichisme juridique assez idiot, mais il n’empêche : la création de l’État français n’a enfreint aucune norme juridique pré-existante, si ce n’est la loi constitutionnelle disposant que la forme républicaine des institutions est intangible. Mais justement, comme le régime était fondé sur des lois constitutionnelles, et non sur une constitution en bonne et due forme, on n’avait pas pris la peine de créer un conseil constitutionnel ou une cour suprême…

[2] Ces raisons-là valent pour les constitutions adoptées démocratiquement ; elles ne valent pas pour les autres normes juridiques qui sont au-dessus des lois normales, et qui sont mêmes au-dessus des constitutions, comme les traités internationaux (qui sont rarement acceptés par référendum, et qui ne peuvent pas être modifiés unilatéralement par un des États contractants). Mais logiquement, pour un-e libéral-e, l’État de droit implique de respecter les traités internationaux.