question animale

Pourquoi je ne suis pas végan

Comme il y a de plus en plus d’antispécistes et de végans dans les milieux militants, la charge de la justification s’inverse. Il y a quelques années, la question était de savoir pourquoi les végans étaient végans. Aujourd’hui, comme la chose s’est répandue et que l’antispécisme paraît à première vue cohérent avec d’autres convictions éthiques et politiques à la légitimité indubitable (l’antiracisme par exemple), les non-végans sont eux-mêmes amenés à justifier leur non-véganisme. Je me sens moi-même parfois requis de le faire. Tant mieux, d’ailleurs : si l’on est forcé à prendre une distance réflexive par rapport à ses pratiques spontanées, c’est aussi bien.

Pourquoi, donc, je ne suis pas végan. La première raison est d’ordre théorique : je ne suis pas convaincu du tout par l’antispécisme. Selon les périodes, mon absence d’adhésion à cette doctrine est plus ou moins ferme, et ma consommation de viande varie en fonction. Parfois je suis à peu près sûr que l’antispécisme est faux, parfois j’ai seulement un gros doute ; c’est qu’il est difficile d’avoir des certitudes dans le domaine moral. J’ai déjà expliqué sur ce blog (voir ici et pour des argumentations en forme) quelles étaient mes objections à l’idée d’une inclusion des animaux dans la communauté morale : une telle démarche me paraît logiquement incohérente, impossible à tenir sérieusement jusqu’au bout, etc. Le propos n’est pas d’y revenir ici.

Cet argument pourrait, à lui seul, ne pas suffire, car je pourrais être plutôt persuadé de la légitimité du spécisme tout en ayant un peu peur de le mettre en pratique, au cas où cela ferait vraiment de moi un monstre sans que je le sache. Je ne suis pas forcément assez sûr de mon anti-antispécisme pour être tout à fait serein. Alors viennent deux arguments supplémentaires. Le premier est d’ordre pratique : être végan impliquerait dans ma vie quotidienne des difficultés que je ne suis pas du tout prêt à supporter, en tout cas pas pour un bénéfice moral aussi douteux. Ma vie sociale en particulier s’en trouverait largement altérée, parce que ce n’est pas du tout simple quand on va au restaurant, ou dans des lieux de restauration collective, de pouvoir faire un repas acceptable sans manger de chair animale, ni d’œuf, ni de fromage. Par ailleurs ça demande d’avoir le temps et l’envie de cuisiner, etc. Il y a là beaucoup d’obstacles, que les végans négligent souvent quand ils attribuent commodément le refus du véganisme à une simple affaire de joie des papilles.

Le second est à nouveau d’ordre théorique, mais joue à un autre niveau, et repose sur mon anti-conséquentialisme moral. Même en admettant que l’antispécisme soit vrai, reste que ce à quoi j’ai affaire dans mon assiette, moi, ce n’est pas un veau ou un poulet, c’est à un bout de viande. Et j’ai quand même du mal à me sentir coupable de traiter comme un pur moyen un animal qui est déjà mort et réduit à l’état de chose. Il est certainement possible d’être un antispéciste déontologiste, mais alors cela suppose de ne pas avoir spécialement de problème avec le fait de consommer des animaux morts, et de rejeter l’essentiel de la faute sur ceux-là qui les ont tués. De même, je ne pense pas qu’il soit raisonnable d’avoir des bouffées de culpabilité quand on achète un vêtement ou un gadget dont l’élaboration a fait intervenir, à un endroit ou l’autre de la chaîne, le travail d’ouvriers chinois ou d’enfants bengladais. Est-ce que c’est moralement mieux de se passer de smartphones et de chaussures Nike ? Vaguement. Mais la faute du consommateur me paraît incommensurable à celle du capitaliste bengladais ou chinois. De toute façon, une vie parfaitement propre et innocente paraît largement impraticable dans une société comme la nôtre – nous sommes cernés – et il n’ y a d’ailleurs guère, de ce point de vue, d’anticapitalistes cohérents (si l’on applique du moins à l’anticapitalisme les mêmes critères de cohérence que les antispécistes le font à l’antispécisme) : comment le pourraient-ils, et vivre ? C’est pourquoi je crois vraiment que la chose raisonnable à faire, en matière morale, est de s’abstenir de causer des torts directs à autrui, et de s’en contenter à peu près. Au fond, et en gros, j’ai la même objection à formuler contre le conséquentialisme et l’antispécisme : l’un comme l’autre sont trop exigeants.

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L’empathie contre l’antispécisme et la démocratie

Quand je réfléchis à ma conception de la morale, j’ai l’impression que j’ai tendance à l’asseoir sur une certaine capacité à l’empathie, sur une aptitude à se mettre ou à se projeter à la place de l’autre, à ressentir par procuration (et sous une forme forcément atténuée) ce que l’autre ressent[1]. Cela ne veut pas dire que la morale, pour moi, se réduise à suivre naïvement les mouvements de son cœur quand ceux-ci nous portent vers autrui ; disons simplement, et plus prudemment, que la possibilité théorique que quelqu’un puisse être l’objet de notre empathie me paraît une condition nécessaire pour qu’il/elle soit un sujet moral. Certes, comme certains l’ont remarqué et déploré, une morale fondée, même indirectement, sur l’empathie, risque de ne pas être vraiment égalitaire ou impartiale : il est évident que j’ai plus de facilité à me mettre à la place de gens qui sont socialement proches de moi, qui ont à peu près mon âge, qui vivent dans le même pays que moi, qui appartiennent à la même classe sociale, etc. Cela dit, j’ai quand même l’impression d’avoir suffisamment en commun avec un ouvrier bangladais pour pouvoir me faire une idée, même vague, de ce que signifie « souffrir » pour lui. Tout simplement parce que nous sommes tous les deux : 1) des êtres humains, 2) des individus.

A contrario, cette conception de la morale explique sans doute pourquoi je suis à la fois spéciste et antidémocrate :

-spéciste, parce que vraiment, il n’y a rien à faire, je ne peux pas me mettre mentalement à la place d’un veau. Et les gens qui prétendent pouvoir le faire me paraissent victimes d’une illusion anthropomorphique. Je veux bien admettre qu’un veau ait quelque chose comme des intérêts, encore que je n’en sois pas bien sûr, mais dans tous les cas je suis complètement incapable de me projeter dans sa conscience[2]. Je ne prétends pas, en disant cela, réfuter l’antispéciste utilitariste (benthamien, singerien…), mais enfin il faut bien admettre quand même que cet antispécisme utilitariste, s’il ne veut pas sombrer dans l’anthropomorphisme, est forcément privé de points d’appui affectifs ;

-anti-démocrate, parce que je ne peux pas me projeter dans la « conscience » d’un peuple[3]. Or l’idéologie démocratique, telle qu’elle s’exprimait un peu partout autour de moi lors des débats sur le très fumeux « droit à l’autodétermination » du peuple catalan, reposait toujours sur l’hypostase de cette abstraction bizarre qu’est « le peuple », présenté comme un sujet doté de volontés, d’intérêts et de droits. J’ai déjà eu des discussions avec des gens sur la question de savoir si un peuple pouvait avoir une conscience, une volonté, un intérêt, des droits, etc. Mais à la limite, peu importe : même si on considère qu’il est impossible de prouver qu’un peuple n’a pas de conscience (et donc pas de volonté, ni d’intérêt, ni de droits), on peut au moins tomber d’accord sur le fait qu’on ne peut pas appréhender mentalement ce à quoi ressemblerait une telle chose. La conscience d’un peuple n’est pas quelque chose dans quoi on puisse se projeter, et les torts commis contre un peuple ne sont pas quelque chose qu’on puisse éprouver, fût-ce par procuration, contrairement à ceux qui sont commis contre des individus.


[1] C’est un point que j’effleurais déjà ici, par la bande.

[2] On peut certes inférer des comportements des animaux que l’on mène à l’abattoir, ou que l’on torture, qu’ils vivent une expérience désagréable. Et pour un-e antispéciste utilitariste, ce simple constat suffit pour exiger la prise en compte des intérêts des animaux en question. On peut éventuellement parler de « douleur » si l’on désigne par là la simple excitation désagréable de nerfs. Mais le constat de la douleur animale ne peut pas sérieusement fonder notre « empathie » à l’égard des animaux. L’expérience humaine de la douleur ne se limite pas à une excitation nerveuse désagréable : elle inclut aussi une anticipation de la douleur à venir, un souvenir de la douleur passée, une peur que la douleur ne cesse pas, et souvent la rationalisation de la douleur ressentie et la mise en œuvre de moyens pour la faire cesser. Il se peut fort bien qu’un veau fasse lui aussi des expériences similaires, mais dans la mesure où ces expériences sont liées à notre mémoire, à notre capacité de projection dans l’avenir, à la rationalisation et l’analyse de ce qui nous arrive, etc., elles ne peuvent être que qualitativement très différentes chez des animaux qui ne sont pas pourvus de raison ni de parole. Cela ne veut pas dire que leur expérience de la douleur est plus ou moins intense que la nôtre ; ce que je conteste, c’est qu’on puisse à partir de l’une se faire une représentation correcte de l’autre.

[3] Avec un angle d’approche un peu différent, j’écrivais jadis : « Pour Bentham, il est moralement équivalent d’apporter dix unités de bonheur à une personne, ou une unité de bonheur à dix personnes : au total on aura, dans chaque cas, apporté dix unités de bonheur. Mais ce point de vue est celui du philosophe, du commentateur extérieur, pour qui ces unités de bonheur ne sont que des abstractions comptables. Il oublie que l’individu est la seule échelle phénoménale pertinente : c’est toujours à l’échelle de l’individu, non à celle du groupe, qu’il y a de la souffrance, de la joie, du bonheur, des affects quels qu’ils soient ; c’est à l’échelle de l’individu, en particulier, que la politique produit les seuls effets qui vaillent d’être pris en compte. Il peut y avoir des affects partagés à plusieurs, bien sûr, mais le groupe n’est pas, en tant que groupe, doté d’une conscience propre qui lui permettrait de ressentir, par exemple, du bonheur. Par conséquent, dire que dix personnes sont heureuses, c’est un fait qui a un sens pour l’observateur extérieur (et du coup, faire le bonheur du plus grand nombre peut être un motif de satisfaction intellectuelle narcissique, sans doute), mais qui ne correspond à rien de vécu pour personne. Si dix personnes sont heureuses, personne n’est heureux/se dix fois. »

Marxisme et morale

Il y a un problème autour de la question de la normativité, de la morale, dans le marxisme. Est-ce que le capitalisme est injuste, est-ce que le communisme est juste, et selon quels critères ? Je suppose que les gens qui deviennent communistes le deviennent souvent pour des raisons morales : ils sont convaincus que l’état actuel du monde est moralement inacceptable et insoutenable. Cependant, il y a dans la tradition marxiste, et chez Marx lui-même, une tendance à essayer de se passer des critères moraux. Ainsi, Marx dit parfois très clairement, contre Proudhon notamment, que l’exploitation, ce n’est pas du « vol » ; l’exploitation se définit scientifiquement par l’extraction de survaleur, mais on n’a pas besoin d’ajouter à cette définition une considération morale. Pourtant, bien sûr, quand on parle d’« exploitation » aujourd’hui (et peut-être déjà à l’époque de Marx ?), la plupart des gens vont considérer que ce concept porte intrinsèquement un jugement de valeur négatif : ils sont convaincus que l’exploitation, c’est mal, et que cette dimension fait partie du mot, ou du concept lui-même.

On comprend ce qui gêne les marxistes dans cette idée qu’il faudrait un critère moral pour s’opposer au capitalisme : le soupçon d’idéalisme. S’il y a une morale à invoquer contre le capitalisme et en faveur du communisme, d’où vient-elle ? D’où la tentation de remplacer les lois morales par les lois de l’histoire : indépendamment même du fait qu’il soit moral ou immoral, le capitalisme – nous dit Marx – est condamné par l’histoire, il est fondamentalement instable, il est voué à des crises à des répétitions. Dans ces conditions, être communiste, c’est juste de l’amor fati à l’échelle collective. Éventuellement, dans une perspective écologiste, il s’agit de sortir du capitalisme avant que celui-ci n’ait détruit la planète et l’humanité. Mais même cet impératif de survie peut être considéré, à la rigueur, comme un impératif infra-moral.

Mais au cours de l’histoire, les militant-e-s marxistes ont appris à combiner à leur combat anticapitaliste des combats non strictement réductibles à celui-ci, comme l’antiracisme, le féminisme ou les luttes LGBTI. Et j’ai l’impression que ces mouvements nous obligent à penser l’irréductible dimension morale de la lutte politique. Parce que contrairement au capitalisme, ni le patriarcat, ni le racisme, ni l’homophobie ne sont des systèmes qui, dans leurs lois internes, sont fondamentalement instables ou voués à connaître des crises cycliques. Aucun de ces systèmes ne menace, comme peut le faire le capitalisme, la survie même de l’humanité : même si on massacrait tou-te-s les homos, même si on exterminait plusieurs races, même si on réduisait toutes les femmes en esclavage, l’humanité pourrait survivre. On peut considérer que ces oppressions sont appelées à disparaître en tant qu’elles sont le produit idéologique d’un système capitaliste lui-même voué à disparaître ; mais ceci ne dit pas pourquoi il faudrait, dans le présent, lutter contre elles. En vérité, les lois de l’histoire ne nous sont d’aucun secours sur ces questions. Pour être antiraciste, antisexiste, antihomophobe, il faut de la morale, donc il faut faire appel à une normativité. Venue d’où ? je ne sais pas, mais il en faut une.

Et aujourd’hui, il y a les antispécistes, à qui je suis reconnaissant de porter haut le flambeau de la morale en politique. Je ne suis pas d’accord avec leurs raisonnements, mais ce n’est pas la question : au moins, eux/elles, ils/elles assument que leur combat n’est pas réductible à l’accompagnement de l’histoire en marche, ni à la tentative de conjurer une catastrophe. Ce combat ne peut même pas se fonder sur le ralliement passif à une lutte préexistante chez les concerné-e-s, car s’il y a eu des révoltes d’esclaves, s’il y a eu des émeutes gays, il n’y a jamais eu un syndicat des bêtes. Toute considération écologique mise à part (mais l’antispécisme n’est pas intégralement soluble dans l’écologie), le maintien d’un ordre où l’être humain domine, exploite et tue les animaux n’a rien d’incompatible avec la survie de l’humanité, ni même avec le socialisme. Et la lutte de classes, d’ailleurs, n’a pas grand-chose à gagner à intégrer dans son agenda la question de l’antispécisme. Bref, l’impératif antispéciste, s’il existe, vient forcément d’ailleurs, et ce n’est pas pour rien que les militant-e-s antispécistes s’appuient volontiers sur les auteurs les plus classiques de la philosophie morale, utilitariste (dans le cas de Peter Singer) ou kantien (dans le cas de Tom Regan).

Et tant mieux. C’est très bien de forcer les marxistes à se positionner sur des questions morales, à faire de la morale, parce que de toute façon, en vrai, qu’ils/elles le reconnaissent ou pas, ils/elles en font. Évidemment, Marx lui-même était révolté par le capitalisme. Et tou-te-s les marxistes, qu’ils/elles s’en défendent on non, sont mu-e-s par le sentiment d’injustice qui les saisit à la vue de la misère.

Mais c’est très bien, aussi, de forcer le marxisme à descendre dans l’arène, à assumer sa dimension morale, et à discuter, système contre système, avec d’autres théories concurrentes de la justice. Et si, comme le pensent certains auteurs, il y a du kantisme dans le marxisme, alors c’est parfait : il pourra y avoir des débats avec d’autres théories politiques kantiennes, comme celles de Rawls, de Dworkin ou de Nozick. Mais plus question, alors, pour le marxisme, d’adopter une position de surplomb et de considérer que tous ces gens ne parlent pas le même langage que lui.

Antispécisme et argument du continuum

Je n’ai pas tellement mieux, comme nom, qu’ « argument du continuum » (ça sonne moins bien qu’ « argument de la prédation », je vous l’accorde), mais on va faire avec. Je voudrais revenir sur un argument contre l’antispécisme que j’ai proposé dans mon dernier billet. Voici la façon dont je formulais les choses :

L’un des vices rhétoriques de l’antispécisme est qu’il transforme une question quantitative, une question de degré, en question qualitative (et en question de principe). On peut réduire la souffrance animale causée par les humains, mais on ne peut pas l’abolir, car on ne vit jamais innocemment : l’être humain construit des villes, des routes, des ponts ; crée des champs là où il y avait des forêts ; bref, aménage son territoire et, ce faisant, détruit inévitablement des écosystèmes locaux, ce qui directement ou non cause la mort de plein d’animaux sentients (des êtres dotés d’un système nerveux central ; pas seulement des insectes). Bien sûr, il est toujours possible de faire souffrir moins : on peut manger moins de viande, mieux traiter les animaux d’élevage, etc. Mais cela reste une question de degré, pas de principe. À partir de là, placer le curseur ici plutôt que là est arbitraire : on ne peut plus vraiment considérer comme un devoir moral de ne pas manger de viande, ni de lait, ni d’œufs, et de ne pas mettre de vêtements faits avec des animaux, dès lors que même les végan-e-s qui se tiennent strictement à ce régime pourraient en faire plus (et pourraient toujours en faire plus, jusqu’à mener une vie d’ascèse qui serait en réalité beaucoup plus pénible que le fait de simplement se passer de steak – c’est un sacrifice trop coûteux, sans doute, pour qu’il puisse être moralement exigible). Entre l’omnivore welfariste et le/la végan-e scrupuleux/se, il n’y a jamais qu’un continuum.

Pater Taciturnus m’a répondu en commentaire que la faiblesse de l’argument était qu’il pouvait tout aussi bien servir à invalider une morale réservée aux humains qu’une morale antispéciste. En effet, selon lui :

[Le problème] tient moins à l’antispécisme en tant que tel qu’à la manière dont l’utilitarisme pose le problème moral. Un utilitarisme qui n’intègrerait pas les non-humains au calcul du plus grand bonheur serait confronté au même problème. Par exemple dans une morale utilitariste nous n’en faisons jamais assez en matière d’assistance humanitaire (pour un exemple du maximalisme moral utilitariste, même sans nos amies les bêtes : Peter Unger, Living high and letting die).

Ma réponse (proposée ici) à cette objection consiste justement à rejeter comme invraisemblable (comme trop contre-intuitive) la thèse des utilitaristes hardcore qui ne font pas de distinction morale entre tuer et laisser mourir. Selon cette doctrine (qui est aussi je crois celle de Peter Singer), il est aussi grave de laisser quelqu’un mourir (par exemple en omettant de donner à un organisme de charité l’argent qui sauverait une vie) que de tuer activement quelqu’un en lui tirant dessus dans la rue. Dans ces conditions, même en ne faisant rien, on fait toujours le mal, puisqu’on pourrait toujours faire plus, c’est-à-dire faire moins de mal (on pourrait faire plus de choses positives, et du coup faire moins de mal). Mais si on considère au contraire, comme moi, que la distinction entre tuer et laisser mourir est moralement pertinente, alors on conviendra qu’il est parfaitement possible de poser comme principe moral qu’il ne faut pas tuer activement autrui. Un principe moral selon lequel il serait toujours mal de laisser mourir autrui serait effectivement impraticable, mais un principe moral selon lequel il serait toujours mal de tuer activement autrui de l’est pas. La différence entre les humain-e-s et les animaux se situe précisément ici : pour les animaux, même un principe comme « il est immoral de tuer activement des animaux » est impraticable.

J’avais moi-même proposé un contre-argument à cette réponse possible :

On pourrait dire que, de même qu’il n’est pas moralement équivalent de tuer et de laisser mourir, il n’est pas non plus moralement équivalent de tuer en cherchant à tuer, et de tuer comme conséquence annexe et indésirable d’une autre action (comme moissonner un champ).

Si on considère que la distinction entre tuer-en-voulant-tuer et tuer-comme-effet-collatéral-non-voulu est moralement pertinente, alors l’argument du continuum tombe, y compris pour les animaux : il est parfaitement praticable de se refuser, non pas à tuer activement les animaux, mais à tuer les animaux en ayant pour objectif de les tuer. Dans ce cas, il serait immoral de tuer les animaux pour les manger, car leur mise à mort fait partie intégrante du plan de production alimentaire ; mais il serait admissible de les tuer accidentellement en moissonnant un champ ou en coupant des arbres, même si l’être humain a une responsabilité active dans leur mort.

Cela ruine-t-il l’argument du continuum ? En fait, cela dépend de ce à quoi on veut faire servir cet argument. Il me semble qu’il suffit à établir que les animaux, même sentients, ne peuvent pas être rangés dans la même communauté morale que les êtres humains. En effet, quand on considère les êtres humains, il est moralement inacceptable de causer leur mort, même quand il s’agit d’un dégât collatéral. Ainsi, il semblera naturellement inacceptable de causer la mort de personne humaines en inondant une zone, même si cette inondation est justifiée dans le cadre d’une politique agricole, environnementale, touristique ou autre chose. Le seul cas de figure où la mort d’êtres humains comme dégât collatéral pourrait éventuellement paraître acceptable est lorsqu’il s’agit de sauver d’autres êtres humains, si possible davantage – on bombarde le Q.G. de l’ennemi pour l’empêcher de mener une attaque terroriste, et tant pis s’il y a quelques civil-e-s qui meurent avec[1]. En revanche on est obligé-e d’accepter la mort d’animaux sentients comme dégât collatéral y compris si la manœuvre n’a pas pour but de sauver des vies humaines – cela peut être, simplement, pour aménager le territoire. Cela suffit à établir une différence de statut moral entre les animaux même sentients et les êtres humains, et à réfuter l’antispécisme – si celui-ci, comme c’est généralement le cas, est défini comme l’indifférence morale à l’espèce.


[1] C’est un exemple théorique, je ne dis pas du tout qu’il soit applicable à l’actualité…

Quelques réflexions sur l’antispécisme

J’ai assisté hier à une réunion sur l’élevage des animaux, introduite par un militant végan et antispéciste. L’essentiel de son propos était centré sur les questions écologiques, sanitaires et sociales de la consommation de produits alimentaires d’origine animale – autant d’aspects sur lesquels je n’ai pas grand-chose à dire, et suis tout disposé à croire les chiffres (édifiants) avancés. En revanche, en ce qui concerne les problèmes éthiques, j’ai fait une intervention au cours de laquelle, d’une part, j’ai résumé mon argument de la prédation (dans une version un peu plus faible), et d’autre part, j’ai avancé un autre argument, que voici :

L’un des vices rhétoriques de l’antispécisme est qu’il transforme une question quantitative, une question de degré, en question qualitative (et en question de principe). On peut réduire la souffrance animale causée par les humains, mais on ne peut pas l’abolir, car on ne vit jamais innocemment : l’être humain construit des villes, des routes, des ponts ; crée des champs là où il y avait des forêts ; bref, aménage son territoire et, ce faisant, détruit inévitablement des écosystèmes locaux, ce qui directement ou non cause la mort de plein d’animaux sentients (des êtres dotés d’un système nerveux central ; pas seulement des insectes). Bien sûr, il est toujours possible de faire souffrir moins : on peut manger moins de viande, mieux traiter les animaux d’élevage, etc. Mais cela reste une question de degré, pas de principe. À partir de là, placer le curseur ici plutôt que là est arbitraire : on ne peut plus vraiment considérer comme un devoir moral de ne pas manger de viande, ni de lait, ni d’œufs, et de ne pas mettre de vêtements faits avec des animaux, dès lors que même les végan-e-s qui se tiennent strictement à ce régime pourraient en faire plus (et pourraient toujours en faire plus, jusqu’à mener une vie d’ascèse qui serait en réalité beaucoup plus pénible que le fait de simplement se passer de steak – c’est un sacrifice trop coûteux, sans doute, pour qu’il puisse être moralement exigible)[1]. Entre l’omnivore welfariste et le/la végan-e scrupuleux/se, il n’y a jamais qu’un continuum.

Notons d’ailleurs que cet argument justifie de distinguer moralement les êtres humains et les animaux. La communauté morale humaine est suffisamment réduite, et par ailleurs assez facilement dénombrable, pour qu’on puisse considérer comme un impératif moral pour les êtres humains de ne pas faire mourir d’autres êtres humains, fût-ce indirectement. Si des grands travaux publics imposent d’inonder une plaine, et qu’on déloge les habitant-e-s de la plaine, la moralité exige au minimum qu’on le fasse avec respect, et sans doute contre dédommagement. On n’aura pas autant d’égards pour les souris, et je ne vois pas comment un-e antispéciste pourrait s’en plaindre.

Une discussion en off qui a suivi la réunion a porté sur l’éventuelle souffrance des plantes. J’avoue que l’idée me semble un peu saugrenue : dans la mesure où on sait que la douleur, chez un grand nombre d’animaux, est liée à la présence d’un système nerveux central, il me paraît raisonnable de penser que les organismes qui en sont dépourvus ne peuvent pas ressentir la douleur. Mais un tel raisonnement de bon sens tombe facilement sous l’accusation d’anthropocentrisme, ou de mammiférocentrisme : ce n’est pas parce que chez l’espèce humaine (et d’autres espèces) la souffrance est liée à la présence d’un système nerveux central qu’il en va nécessairement de même chez toutes les espèces (sans même parler de la possibilité d’affects désagréables qui ne soient pas assimilables à ce qu’on appelle « souffrance », mais qu’on pourrait tout de même prendre moralement en compte). Je me suis alors fait la réflexion suivante : si on prouvait scientifiquement que les légumes que l’on consomme ressentent la douleur, alors il serait prouvé que l’être humain ne peut pas se nourrir sans faire mourir ou souffrir des êtres vivants, et cela rendrait l’antispécisme « animaliste » (celui des végan-e-s) totalement absurde. Il faudrait soit l’étendre à tous les êtres vivants sensibles, et mourir de faim, soit y renoncer pour tous les êtres vivants, et manger de la viande sans guère de scrupule. Or je trouve qu’il est difficile de fonder un principe moral ferme sur un fait scientifique non seulement incertain (car au fond, la non-souffrance des pommes de terre est improuvable) mais surtout extrêmement contingent. Il me semble (je n’en suis pas tout à fait certain, mais il me semble) que le respect que l’on doit aux autres êtres humains est au-delà de ce genre de contingences, ce qui suffit selon moi à donner à la communauté morale humaine un statut tout à fait à part au sein du règne animal[2]. Le respect que l’on doit à ses membres n’est conditionné à rien, en particulier à aucune découverte ou non-découverte scientifique. (Je vais vite, il y aurait peut-être des choses à préciser, et je m’exprime peut-être mal, mais je crois quand même que je touche du doigt quelque chose.)

Je précise en revanche que je suis très dubitatif par rapport à un argument anti-antispéciste avancé dans le débat, consistant à dire que les animaux n’ont pas de droits, parce qu’il n’y a pas de droit naturel et que les droits sont des constructions humaines qui ne concernent que les êtres auxquels on décide de les appliquer. Le problème d’un tel argument, peut-être non perçu par ceux qui l’ont manié hier, est qu’il ne permet nullement de trancher entre les deux propositions contradictoires que sont « Les animaux ont des droits » et « Les animaux n’ont pas de droits » : même en admettant qu’ils n’aient pas de droits naturels, devrait-on ou non leur donner des droits artificiels ? Et les arguments qu’un-e antispéciste constructiviste invoquerait pour justifier qu’on leur donne des droits (ils souffrent, ils ont un rapport au passé et à l’avenir, leur vie possède une valeur…) sont à peu près les mêmes que ceux qu’un-e antispéciste naturaliste invoquerait pour soutenir qu’ils possèdent des droits. Par conséquent, cet argument anti-naturaliste et constructiviste ne fait guère autre chose que faire piétiner la discussion.


[1] Je me rends compte en écrivant ces lignes que je retrouve une idée que j’avais déjà exposée dans ce billet à propos d’une tout autre question (je m’auto-cite) :

Un acte A moralement positif est moralement requis si la situation S qu’il crée nous rapproche d’une situation S’, à laquelle on parvient par un acte ou un ensemble d’actes A’ eux-mêmes moralement requis – c’est-à-dire, puisque « devoir implique pouvoir », que la situation S’ est à la fois souhaitable et atteignable. Le caractère moralement obligatoire de A découle du caractère moralement obligatoire de A’, dont il est une partie. Inversement, si S’ est inatteignable, dans la mesure où A’ n’est pas moralement requis, toute partie de A’ n’est pas non plus moralement requise. Dans ce cas, S peut être, contrairement à S’, atteignable, mais A est surérogatoire (pas obligatoire).

[2] Une autre manière de présenter les choses : la morale antispéciste tend à vouloir fonder la norme sur du fait, alors que la morale spéciste (à usage exclusivement humain) admet l’irréductibilité humienne [en] du devoir-être à l’être, et pose un statut moral particulier à l’être humain, non pour des caractéristiques particulières qu’il possèderait, mais parce que c’est comme ça (soit que l’intuition nous guide, soit que ce soit une affaire de décision collective implicite).

L’argument de la prédation

1.

Parmi les végétarien-ne-s militant-e-s, certain-e-s le sont par antispécisme : ils/elles estiment qu’il est immoral de tuer les animaux pour les manger, car cela enfreindrait les droits des animaux. L’attitude consistant à faire passer le plaisir gustatif des humains avant le droit des animaux à vivre, ou à vivre en liberté, ou à ne pas souffrir, est stigmatisée comme « spéciste »[1].

Un contre-argument spontané consiste à invoquer le phénomène naturel de la prédation. Après tout, que fait-on de mal en mangeant du bœuf ou du poulet ? Les lions mangent bien des gazelles, donc les empêchent de vivre et les font souffrir. Pourquoi ne pourrait-on pas en faire autant ? C’est ce que l’on appelle, en éthique animale, l’ « argument de la prédation ».

Le contre-contre-argument classique consiste à dire : Certes, les lions font du tort aux gazelles, mais ce n’est pas leur faute. Par conséquent, les humain-e-s doivent cesser de manger des animaux, pas les lions.

Il y a deux variantes de ce contre-contre-argument, souvent combinées. La première consiste à dire que, sans viande (de gazelle), le lion meurt. La seconde variante consiste à dire que le lion ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’a pas conscience de faire le mal. En réalité, les deux arguments sont souvent employés en même temps, et pas toujours fermement distinguables dans les discours des antispécistes. Voici quelques échantillons de l’une ou l’autre de ces deux variantes, ou d’arguments combinant les deux. Par exemple, avec une petite recherche Google, je tombe sur ce message (très ancien !) (et peu amène !) d’une dénommée Sophie :

Tu es vraiment le roi des crétins .

Si un lion bouffe une gazelle, c’est pour se nourrir .

Par contre, l’homme n’a pas besoin de viande pour subsister . Et toi qui tue [sic] des animaux de tes mains, tu n’en as pas besoin non plus .

Sur ce forum, à une question de Frigouret qui demande : « Comment condamner l’homme qui mange le poisson sans condamner le poisson qui mange la crevette ? », Kuhing répond :

Le poisson n’a pas le choix.

L’homme si.

La seconde variante consiste à dire que le lion ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’a pas conscience de faire le mal. Par exemple, Fabien, sur ce forum, écrit :

Doit-on tous avoir les mêmes droits ? Oui si c’est le droit de vivre dans le respect de ce que l’on est. Le lion n’a pas forcément l’intelligence de se dire que manger de la gazelle est mal (quoique) alors que l’humain oui. Il faut faire avec les capacités de chacun.

Sur ce site, on lit :

L’humain peut choisir une voie moins cruelle et plus respectueuse de son environnement ; son corps est adapté au végétalisme et il est capable de différencier le bien du mal. Le lion ne se pose pas la question de savoir si tuer une gazelle est barbare. Il agit de façon instinctive pour se nourrir.

Etc., etc.

Ce qui me gêne avec cette ligne de défense, c’est qu’elle suppose que la prédation est un mal. Un mal inévitable, un mal nécessaire, mais un mal tout de même. Ce qui rendrait la prédation animale acceptable, c’est que l’on est bien obligé-e de s’y résoudre. Ce qui rendrait inacceptable le fait de manger des animaux, quand on est humain-e, c’est qu’on n’est pas obligé-e de le faire. Le mal est le même dans les deux cas, mais dans un cas on peut l’éviter, pas dans l’autre.

C’est une logique que cet article d’Yves Bonnardel pousse à son extrémité, en désignant la prédation non seulement comme un « mal », mais même comme une « catastrophe » :

Bien sûr, la prédation constitue une catastrophe hélas bien particulière : elle est permanente, incessante, perpétuelle, et nécessaire à la survie de nombreux êtres, sensibles eux-mêmes. Et, pratiquement, dans l’immense majorité des cas (les poissons au fond des océans, par exemple), nous ne savons pas du tout comment nous pourrions intervenir de façon avisée pour améliorer l’état des choses, au lieu de peut-être l’empirer.

Mais c’est une vue à laquelle on n’est pas du tout obligé-e de souscrire, et qui me semble même poser de sérieux problèmes philosophiques. Une « catastrophe […] permanente, incessante, perpétuelle, et nécessaire », n’est-ce pas presque un oxymore ? En fait, le problème n’est même pas que nous ne puissions pas empêcher la prédation. Nous ne pouvons pas non plus empêcher les catastrophes naturelles comme les séismes, et nous ne pouvons pas empêcher les êtres humains de mourir à la fin. Mais :

  • nous pouvons faire des choses pour diminuer l’impact des catastrophes naturelles, comme construire des immeubles aux normes anti-sismiques ;
  • nous pouvons faire des choses pour retarder la mort. Personne n’est immortel-le, mais en gros, nous nous accordons à considérer comme un progrès que l’être humain vive plus longtemps qu’il y a deux siècles ;
  • nous considérons la mort des gens comme une injustice, un scandale moral, quelque chose qui arrive alors que ça ne devrait pas. Et cela alors même qu’aucune faute, qu’aucune responsabilité humaine n’est en jeu. Une mère dont le bébé meurt à un an d’une tumeur incurable au cerveau est légitime à ressentir cette mort comme étant en-dehors de l’ordre des choses, comme comportant quelque chose de scandaleux. Et cette attitude, on peut l’avoir à chaque fois qu’un être humain meurt, y compris s’il meurt de mort naturelle à cent ans. Mais cette attitude, il est impossible de l’avoir de manière cohérente à chaque fois qu’un animal meurt, ne serait-ce que parce que parce que la mort d’un animal est biologiquement nécessaire à la survie d’un autre (la gazelle, le lion). Il n’est même pas possible d’être triste pour la gazelle.

J’ai bien l’impression de ne pas disposer tout à fait du bon concept pour exprimer ce que j’ai envie d’exprimer. L’idée de « mal » est un peu vague ; avec la notion de « scandale moral », je m’approche un peu plus de la chose en question. Ce que je veux dire, pour tenter une nouvelle reformulation, c’est que notre univers mental peut s’accommoder de la reconnaissance, à tous les êtres humains, de ce statut moral particulier qui fait qu’on est triste quand il leur arrive des misères. Il ne peut pas s’accommoder de la reconnaissance, à tous les animaux (ou à tous les êtres sensibles : la plupart des antispécistes, je crois, sont d’accord pour exclure les éponges ou les coraux de la communauté morale), de ce même statut. Ce qui ruine la base théorique implicite du contre-contre-argument que j’évoquais plus haut. Car le caractère de « mal », ou de « scandale moral », de la mort d’un animal, ne peut pas seulement dépendre du fait que ce soit un être humain qui le tue. Car l’argument serait alors à la fois tautologique… et spéciste. Il reviendrait à dire, contre tous les présupposés utilitaristes des antispécistes, que l’existence d’un mal dépend de la nature de l’agent, et non simplement des conséquences de l’action.

2.

Objection possible (et embêtante) : Admettons donc qu’il ne soit pas possible de ressentir de manière cohérente la mort de n’importe quel animal sensible comme un scandale moral. Avec le même argument, il n’est pas non plus possible de ressentir de manière cohérente la souffrance de n’importe quel animal sensible comme un scandale moral. Je pense en effet que la gazelle souffre atrocement sous les griffes du lion, et que comme le lion ne peut pas chasser la gazelle autrement qu’en la faisant souffrir, la souffrance de la gazelle est nécessaire à la survie du lion, et ne peut donc pas être considérée comme un scandale moral. Mais du coup, en utilisant un argument similaire à celui que j’utilise dans ma première section, on montre qu’il n’y a rien de problématique à faire souffrir un animal – par exemple, à torturer un chaton. Ce qui est tout de même bien contre-intuitif.

Réponse possible à l’objection : établir un distinguo selon que l’on considère une espèce domestiquée ou non. En effet :

  • il n’est pas possible de ressentir de manière cohérente comme un scandale moral la mort de n’importe quel animal sensible ;
  • mais il est possible de ressentir de manière cohérente comme un scandale moral la mort d’un être humain ou d’un animal domestique.

Cela revient à dire que ni l’appartenance à la catégorie des animaux sensibles, ni l’appartenance à la catégorie des animaux sensibles non-humains, ne sont des critères pertinents d’appartenance à la communauté morale. Il y a sans doute quelque chose à creuser de ce côté-là. Mais une telle conclusion laisse pendante la question des animaux d’élevage, qui ne sont ni sauvages, ni domestiques. Une solution possible mais embarrassante serait qu’en fin de compte, puisque l’être humain choisit quels animaux il veut domestiquer ou non (il ne peut sans doute pas domestiquer n’importe quel animal – la tique ? – mais il n’est pas obligé de domestiquer tous ceux qu’il domestique), il choisit en fin de compte (dans de certaines limites, imposées par une exigence de cohérence interne de son système moral) à quelles espèces (mais au fait, pourquoi l’espèce serait-elle le bon échelon ?) il confère un statut moral (et, éventuellement, à quel degré ?). Reste à savoir dans quelle mesure une telle position, en entérinant l’ordre des choses telles qu’elles sont, ne se prive pas automatiquement de toute puissance normative.


[1] Le mot spécisme est construit sur le modèle du mot racisme. Il est défini comme la croyance qu’il existe une hiérarchie morale entre les espèces (l’espèce humaine étant, en général, considérée par les « spécistes » comme étant au sommet de la hiérarchie).

Agir selon ce qu’on pense

Il est banal de dire qu’il faut agir selon ce qu’on pense (ou : « mettre ses actes en conformité avec ses idées », ou « être cohérent-e avec ses propres valeurs », etc.). Mais je ne suis pas d’accord avec les fondements d’une telle affirmation.

Pour commencer, même si ce n’est pas essentiellement de cela que je vais parler dans ce billet, il ne va pas de soi que cela soit possible de « mettre ses actes en conformité avec ses idées » : cela suppose une homologie structurelle entre les actes et les idées qui ne saute pas aux yeux. D’autre part ce principe est, même chez ceux et celles qui l’énoncent, à géométrie très variable, car je ne crois pas qu’on aurait beaucoup d’indulgence envers un fasciste qui tabasserait des Noir-e-s pour être cohérent avec lui/elle-même, ou, dans un registre moins extrême, à l’égard d’un grand patron libertarien qui frauderait le fisc pour ne pas payer ses impôts. Dans de tels cas, on serait plutôt enclin-e-s à féliciter les individus concernés de ne pas mettre leurs actes en conformité avec leurs idées. (Quant à la question de savoir si on peut leur reprocher moralement leurs idées elles-mêmes, elle ne me paraît pas si évidente à trancher.)

Mais même en laissant de côté ces deux arguments, en voici deux autres :

  • Il est discutable, éthiquement, d’exiger des gens qu’ils s’imposent des contraintes morales supplémentaires uniquement parce qu’ils sont parvenus à certaines conclusions théoriques sur ce qu’il faut, ou faudrait, faire. C’est un peu comme si les gens étaient punis pour avoir trop réfléchi : ils ont le mérite d’avoir examiné une question et d’être parvenus à des conclusions non triviales, et la rétribution qu’on leur en accorde, c’est soit de leur imposer de faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire, soit de les culpabiliser de ne pas les faire.
  • Ce type d’approche morale met en danger un certain nombre de caractères fondamentaux de la pensée et du discours, surtout en matière politique, à savoir : la rationalité, l’objectivité, voire le désintéressement. À force de vouloir mettre en conformité ses actes avec sa pensée, il peut être très tentant de mettre, plutôt, sa pensée en conformité avec ses actes, et de se construire une morale ad hoc sur laquelle il devient, dès lors, impossible de discuter, car celle-ci ayant des bases irrationnelles, ayant pour seul but le confort moral de celui ou celle qui la forme, elle est, en droit, robuste aux arguments et inattaquable par la discussion.

À ces conceptions subjectivistes de la morale, et pour les raisons que je viens de dire, je préfère, décidément, une conception objectiviste, qui fonde l’évaluation morale d’une action donnée sur l’action elle-même (en incorporant, dans la notion d’ « action », l’intention qui l’accompagne), et non sur la relation entre cette action et les croyances personnelles de l’agent.

Ainsi, pour donner un exemple précis : j’ai déjà discuté avec des antispécistes (c’est-à-dire des gens qui pensent que les animaux non-humains et les êtres humains sont des sujets moraux de dignité équivalente) qui considèrent que leurs idées antispécistes, issues d’une assez longue réflexion, leur imposent moralement de ne pas faire de mal aux animaux, et notamment de ne pas manger de produits d’origine animale (ou de ne pas s’habiller avec des produits d’origine animale, etc.). Mais il me paraît beaucoup plus logique de considérer :

  • soit que le fait de manger des animaux est moralement mal, que l’on soit antispéciste ou non ;
  • soit que le fait de manger des animaux est moralement acceptable, que l’on soit antispéciste ou non.

Dans ce cas, les antispécistes devraient considérer que le fait d’être antispéciste leur permet de découvrir une vérité morale (« il faut traiter les animaux non-humains comme des humains », donc « il ne faut pas manger de produits d’origine animale »), mais pas que leur antispécisme fonde par lui-même des exigences morales.