1.
Parmi les végétarien-ne-s militant-e-s, certain-e-s le sont par antispécisme : ils/elles estiment qu’il est immoral de tuer les animaux pour les manger, car cela enfreindrait les droits des animaux. L’attitude consistant à faire passer le plaisir gustatif des humains avant le droit des animaux à vivre, ou à vivre en liberté, ou à ne pas souffrir, est stigmatisée comme « spéciste »[1].
Un contre-argument spontané consiste à invoquer le phénomène naturel de la prédation. Après tout, que fait-on de mal en mangeant du bœuf ou du poulet ? Les lions mangent bien des gazelles, donc les empêchent de vivre et les font souffrir. Pourquoi ne pourrait-on pas en faire autant ? C’est ce que l’on appelle, en éthique animale, l’ « argument de la prédation ».
Le contre-contre-argument classique consiste à dire : Certes, les lions font du tort aux gazelles, mais ce n’est pas leur faute. Par conséquent, les humain-e-s doivent cesser de manger des animaux, pas les lions.
Il y a deux variantes de ce contre-contre-argument, souvent combinées. La première consiste à dire que, sans viande (de gazelle), le lion meurt. La seconde variante consiste à dire que le lion ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’a pas conscience de faire le mal. En réalité, les deux arguments sont souvent employés en même temps, et pas toujours fermement distinguables dans les discours des antispécistes. Voici quelques échantillons de l’une ou l’autre de ces deux variantes, ou d’arguments combinant les deux. Par exemple, avec une petite recherche Google, je tombe sur ce message (très ancien !) (et peu amène !) d’une dénommée Sophie :
Tu es vraiment le roi des crétins .
Si un lion bouffe une gazelle, c’est pour se nourrir .
Par contre, l’homme n’a pas besoin de viande pour subsister . Et toi qui tue [sic] des animaux de tes mains, tu n’en as pas besoin non plus .
Sur ce forum, à une question de Frigouret qui demande : « Comment condamner l’homme qui mange le poisson sans condamner le poisson qui mange la crevette ? », Kuhing répond :
Le poisson n’a pas le choix.
L’homme si.
La seconde variante consiste à dire que le lion ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’a pas conscience de faire le mal. Par exemple, Fabien, sur ce forum, écrit :
Doit-on tous avoir les mêmes droits ? Oui si c’est le droit de vivre dans le respect de ce que l’on est. Le lion n’a pas forcément l’intelligence de se dire que manger de la gazelle est mal (quoique) alors que l’humain oui. Il faut faire avec les capacités de chacun.
Sur ce site, on lit :
L’humain peut choisir une voie moins cruelle et plus respectueuse de son environnement ; son corps est adapté au végétalisme et il est capable de différencier le bien du mal. Le lion ne se pose pas la question de savoir si tuer une gazelle est barbare. Il agit de façon instinctive pour se nourrir.
Etc., etc.
Ce qui me gêne avec cette ligne de défense, c’est qu’elle suppose que la prédation est un mal. Un mal inévitable, un mal nécessaire, mais un mal tout de même. Ce qui rendrait la prédation animale acceptable, c’est que l’on est bien obligé-e de s’y résoudre. Ce qui rendrait inacceptable le fait de manger des animaux, quand on est humain-e, c’est qu’on n’est pas obligé-e de le faire. Le mal est le même dans les deux cas, mais dans un cas on peut l’éviter, pas dans l’autre.
C’est une logique que cet article d’Yves Bonnardel pousse à son extrémité, en désignant la prédation non seulement comme un « mal », mais même comme une « catastrophe » :
Bien sûr, la prédation constitue une catastrophe hélas bien particulière : elle est permanente, incessante, perpétuelle, et nécessaire à la survie de nombreux êtres, sensibles eux-mêmes. Et, pratiquement, dans l’immense majorité des cas (les poissons au fond des océans, par exemple), nous ne savons pas du tout comment nous pourrions intervenir de façon avisée pour améliorer l’état des choses, au lieu de peut-être l’empirer.
Mais c’est une vue à laquelle on n’est pas du tout obligé-e de souscrire, et qui me semble même poser de sérieux problèmes philosophiques. Une « catastrophe […] permanente, incessante, perpétuelle, et nécessaire », n’est-ce pas presque un oxymore ? En fait, le problème n’est même pas que nous ne puissions pas empêcher la prédation. Nous ne pouvons pas non plus empêcher les catastrophes naturelles comme les séismes, et nous ne pouvons pas empêcher les êtres humains de mourir à la fin. Mais :
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nous pouvons faire des choses pour diminuer l’impact des catastrophes naturelles, comme construire des immeubles aux normes anti-sismiques ;
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nous pouvons faire des choses pour retarder la mort. Personne n’est immortel-le, mais en gros, nous nous accordons à considérer comme un progrès que l’être humain vive plus longtemps qu’il y a deux siècles ;
-
nous considérons la mort des gens comme une injustice, un scandale moral, quelque chose qui arrive alors que ça ne devrait pas. Et cela alors même qu’aucune faute, qu’aucune responsabilité humaine n’est en jeu. Une mère dont le bébé meurt à un an d’une tumeur incurable au cerveau est légitime à ressentir cette mort comme étant en-dehors de l’ordre des choses, comme comportant quelque chose de scandaleux. Et cette attitude, on peut l’avoir à chaque fois qu’un être humain meurt, y compris s’il meurt de mort naturelle à cent ans. Mais cette attitude, il est impossible de l’avoir de manière cohérente à chaque fois qu’un animal meurt, ne serait-ce que parce que parce que la mort d’un animal est biologiquement nécessaire à la survie d’un autre (la gazelle, le lion). Il n’est même pas possible d’être triste pour la gazelle.
J’ai bien l’impression de ne pas disposer tout à fait du bon concept pour exprimer ce que j’ai envie d’exprimer. L’idée de « mal » est un peu vague ; avec la notion de « scandale moral », je m’approche un peu plus de la chose en question. Ce que je veux dire, pour tenter une nouvelle reformulation, c’est que notre univers mental peut s’accommoder de la reconnaissance, à tous les êtres humains, de ce statut moral particulier qui fait qu’on est triste quand il leur arrive des misères. Il ne peut pas s’accommoder de la reconnaissance, à tous les animaux (ou à tous les êtres sensibles : la plupart des antispécistes, je crois, sont d’accord pour exclure les éponges ou les coraux de la communauté morale), de ce même statut. Ce qui ruine la base théorique implicite du contre-contre-argument que j’évoquais plus haut. Car le caractère de « mal », ou de « scandale moral », de la mort d’un animal, ne peut pas seulement dépendre du fait que ce soit un être humain qui le tue. Car l’argument serait alors à la fois tautologique… et spéciste. Il reviendrait à dire, contre tous les présupposés utilitaristes des antispécistes, que l’existence d’un mal dépend de la nature de l’agent, et non simplement des conséquences de l’action.
2.
Objection possible (et embêtante) : Admettons donc qu’il ne soit pas possible de ressentir de manière cohérente la mort de n’importe quel animal sensible comme un scandale moral. Avec le même argument, il n’est pas non plus possible de ressentir de manière cohérente la souffrance de n’importe quel animal sensible comme un scandale moral. Je pense en effet que la gazelle souffre atrocement sous les griffes du lion, et que comme le lion ne peut pas chasser la gazelle autrement qu’en la faisant souffrir, la souffrance de la gazelle est nécessaire à la survie du lion, et ne peut donc pas être considérée comme un scandale moral. Mais du coup, en utilisant un argument similaire à celui que j’utilise dans ma première section, on montre qu’il n’y a rien de problématique à faire souffrir un animal – par exemple, à torturer un chaton. Ce qui est tout de même bien contre-intuitif.
Réponse possible à l’objection : établir un distinguo selon que l’on considère une espèce domestiquée ou non. En effet :
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il n’est pas possible de ressentir de manière cohérente comme un scandale moral la mort de n’importe quel animal sensible ;
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mais il est possible de ressentir de manière cohérente comme un scandale moral la mort d’un être humain ou d’un animal domestique.
Cela revient à dire que ni l’appartenance à la catégorie des animaux sensibles, ni l’appartenance à la catégorie des animaux sensibles non-humains, ne sont des critères pertinents d’appartenance à la communauté morale. Il y a sans doute quelque chose à creuser de ce côté-là. Mais une telle conclusion laisse pendante la question des animaux d’élevage, qui ne sont ni sauvages, ni domestiques. Une solution possible mais embarrassante serait qu’en fin de compte, puisque l’être humain choisit quels animaux il veut domestiquer ou non (il ne peut sans doute pas domestiquer n’importe quel animal – la tique ? – mais il n’est pas obligé de domestiquer tous ceux qu’il domestique), il choisit en fin de compte (dans de certaines limites, imposées par une exigence de cohérence interne de son système moral) à quelles espèces (mais au fait, pourquoi l’espèce serait-elle le bon échelon ?) il confère un statut moral (et, éventuellement, à quel degré ?). Reste à savoir dans quelle mesure une telle position, en entérinant l’ordre des choses telles qu’elles sont, ne se prive pas automatiquement de toute puissance normative.
[1] Le mot spécisme est construit sur le modèle du mot racisme. Il est défini comme la croyance qu’il existe une hiérarchie morale entre les espèces (l’espèce humaine étant, en général, considérée par les « spécistes » comme étant au sommet de la hiérarchie).