Parmi les débats sanglants qui agitent les milieux féministes, outre la question du foulard musulman, il y a celle de la prostitution. L’adoption prochaine, en France, d’une loi sur la pénalisation des client-e-s, a ranimé les divergences entre ceux et celles qui sont favorables à l’abolition de la prostitution, les « abolitionnistes », et ceux et celles, les « réglementaristes », qui sont opposé-e-s au mot d’ordre d’abolition de la prostitution, et qui considèrent que la seule perspective digne d’être défendue à court ou moyen terme est celle d’une amélioration des conditions de travail des prostitué-e-s.
L’une des difficultés du débat tient au fait que les perspectives à moyen terme et les perspectives à long terme se mélangent un peu. Il n’est a priori pas impossible d’être favorable à une amélioration des conditions de travail des prostitué-e-s, tout en conservant l’horizon théorique de l’abolition de la prostitution. Il est fort possible que les étiquettes, dans ce domaine, rendent les choses encore plus confuses qu’elles ne le sont, et que l’on gagnerait à s’en passer – mais on les utilise, faute de mieux. Personnellement, je regarde tout cela avec une certaine distance ; je ne suis pas assez versé en la matière pour avoir un avis bien arrêté sur ces questions. Si vraiment je dois choisir mon camp, je pense que je pencherais plutôt pour les réglementaristes, essentiellement parce que les abolitionnistes ont tendance à employer une série d’arguments assez consternants :
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« La prostitution n’est pas un travail. » Il s’agit pourtant d’une activité, considérée comme pénible par ceux et celles qui la dénoncent, et qui vise à fournir un service à un certain nombre de personnes ;
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« La prostitution, c’est de l’esclavage. » C’est parfois vrai (si les prostitué-e-s sont soumis-es à un-e proxénète qui leur extorque tout l’argent qu’ils/elles gagnent, par exemple), mais tout métier, accompli dans certaines conditions, peut être de l’esclavage. La prostitution peut avoir lieu sous le régime de l’esclavage comme elle peut avoir lieu sous le régime du travail indépendant ou du salariat. Notez que cette proposition est contradictoire avec la précédente (« la prostitution n’est pas un travail ») : l’esclavage est, par définition, une forme possible du travail. Ce qui n’empêche pas de nombreux/ses abolitionnistes de proclamer, guidé-e-s par l’émotion plus que par la rigueur intellectuelle, que « la prostitution n’est pas un travail, mais de l’esclavage » ;
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« Les prostitué-e-s vendent leur corps. » Non : si c’était vrai, ils/elles ne le récupéreraient pas à l’issue de l’acte sexuel. Les client-e-s ne peuvent pas disposer du corps du ou de la prostitué-e, mais seulement d’un service sexuel. Il s’agit donc non d’acheter un corps, mais d’acheter un service sexuel temporel ;
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« La prostitution est un viol. » Cet argument, qui revient à dénier la validité du consentement sexuel quand celui-ci est conditionné par la perspective d’un gain financier, a déjà plus de substance que les précédents. Cependant, il se fonde sur une conception très restrictive de l’idée de consentement, en vertu de laquelle beaucoup trop d’actes sexuels devraient alors rentrer dans la catégorie du viol ;
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« Si la prostitution c’est si bien, pourquoi tu ne te prostitues pas, toi ? » (Variante : « Tu aimerais que ta fille se prostitue ? ») Là, je renvoie dédaigneusement
à Schopenhauer ;
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« La prostitution n’est pas un métier comme les autres. » À cela, je réponds : croque-mort, est-ce un métier comme les autres ? Médecin légiste ? Chirurgien ? Avocat ? Général dans l’Armée de terre ? Artiste peintre, footballeur, trapéziste ? Je ne sais pas bien ce qu’est un « métier comme les autres » ; aucun métier, en un sens, c’est « comme les autres », et parmi les métiers qui sont encore moins « comme les autres » que les autres, certains ont à l’évidence une utilité sociale incontestable
[1].
Bien sûr, tout cela ne constitue pas des arguments positifs en faveur des thèses réglementaristes. Cela dit, le fait que les abolitionnistes aient souvent besoin, pour étayer leur position, de recourir à des arguments incompatibles avec la rigueur intellectuelle, pourrait être un indice de leur faiblesse théorique et le signe qu’ils/elles sont plus soumis à l’émotion qu’à la raison.
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À présent que j’ai avancé des arguments contre les arguments contre la prostitution, je voudrais proposer, à mon tour, un argument contre la prostitution – qui rebondit, en fait, sur l’idée que « la prostitution n’est pas un métier comme les autres. » Certes, cette affirmation ne veut pas dire grand-chose ; elle reflète pourtant l’intuition que la sexualité elle-même n’est pas une activité comme les autres, quoi que cela veuille dire. Bien sûr, une intuition pèse peu face à la raison ; mais il se pourrait bien que cette intuition, même si on a du mal à la formuler d’une manière claire et satisfaisante, corresponde à une vérité que l’on ne fait qu’entrevoir et qui soit pourtant, à certains égards, décisive.
Car si l’on refuse un statut spécifique à la sexualité, que faire du viol ? Les féministes réglementaristes, par hypothèse, sont féministes ; à ce titre, ils/elles sont contre le viol, et trouvent même qu’il s’agit d’un crime très grave – certain-e-s féministes pensent qu’il n’est pas puni assez sévèrement. Pourtant, le viol, qu’est-ce que c’est ? On le définit en général comme un rapport sexuel non consenti[2]. Un rapport sexuel est une activité normalement fort agréable ; comment le simple fait qu’il soit non consenti pourrait-il légitimer d’en envoyer l’auteur en prison pendant quinze ans ? Il existe beaucoup d’infractions définies par le non consentement. Le vol, par exemple, est l’appropriation d’un bien sans le consentement de son/sa propriétaire antérieur-e (sinon, il s’agit d’un don). L’injure, dans la plupart des cas, n’est pas consentie – et je pense que lorsqu’elle l’est[3], elle cesse d’être une infraction aux yeux d’un-e juge. Mais le seul fait que le vol ou l’injure soient non consenti-e-s ne suffit pas pour qu’il/elle soient puni-e-s d’une aussi lourde peine. Il n’y a donc pas de sens à faire reposer la gravité du viol seulement sur l’absence de consentement : il faut qu’il y ait aussi quelque chose de spécifique dans l’acte en question, c’est-à-dire la pénétration sexuelle.
Il faut donc bien supposer qu’il y a quelque chose de spécifique dans la sexualité, qui la rende extrêmement grave lorsqu’elle n’est pas consentie. Et ce quelque chose, je pense, ne tient pas à la matérialité du fait. En soi, le fait d’introduire un organe sexuel dans un autre organe n’implique pas de lésion organique particulière, ni même de douleur particulière – il peut y avoir des viols douloureux, ou des viols qui blessent la victime, ou des viols qui entraînent des complications sanitaires, en cas, par exemple, de transmission d’une M.S.T., mais ce sont des cas particuliers : rien de tout cela n’appartient à la définition analytique du viol. Ce quelque chose est de nature purement psychologique, et non physiologique : il se décrit en termes de traumatisme, de choc, de stress, mais n’est pas réductible à une réalité matérielle, corporelle et physique objectivable.
Du coup, la sévérité de la sanction contre le viol repose entièrement sur la reconnaissance sociale d’un statut particulier de l’acte sexuel – sur la reconnaissance de son caractère sacré, en ce sens qu’il est chargé de significations sociales qui excèdent largement sa réalité matérielle, et en ce sens qu’il est extrêmement grave de le profaner. Je ne pense pas qu’on puisse invoquer le traumatisme des victimes comme élément matériel permettant de fonder la gravité du viol, dans la mesure où ce traumatisme :
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n’est pas systématique ;
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dépend sans doute du type de viol
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dépend du caractère, de la force morale, de l’état psychique de la victime ;
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tient peut-être en partie lui-même au caractère sacré de la sexualité.
Au bout du compte, tout cela fournit un argument contre la prostitution : la société a besoin de reconnaître la sexualité comme sacrée pour sanctionner le viol comme il l’est. Et si la sexualité est reconnue comme sacrée, alors de fait, la prostitution n’est pas « un métier comme les autres ». Le fait qu’on ne puisse pas utiliser de formule plus précise ou plus satisfaisante, loin d’être, comme je l’ai suggéré au début de cet article, un élément à charge contre cette thèse, souligne au contraire qu’elle est, par nature, irréductible à toute tentative d’élucidation rationnelle : la sexualité est sacrée, le viol est grave et la prostitution ne devrait pas exister, parce que c’est comme ça.
Les plus rationalistes de mes lecteur/trice-s ne seront peut-être pas vraiment convaincu-e-s par cette conclusion : je ne leur cache pas que moi non plus. Je n’aime pas quand la raison abdique, et je n’affirmerai pas trop vite qu’il soit tout à fait impossible de fonder cette sacralité du sexe sur des arguments moins tautologiques. Mais qu’on puisse ou non le faire, il n’en reste pas moins que l’opposition à la prostitution peut être, de façon très convaincante, appuyée l’évidence de la gravité du viol.
Encore un dernier point : naturellement, l’argument est réversible. Si l’on refuse cette idée d’une sacralité de la sexualité, on peut très bien tenir ensemble, et de façon cohérente, l’idée que la prostitution devrait être autorisée et l’idée que le viol n’est au fond pas si grave. Mais alors on ne comprendrait plus pourquoi, tout de même, dans de nombreux cas, le viol est une expérience si traumatisante : pour qu’il en soit une, il faut bien que le sexe ait un statut particulier, que ce soit d’un point de vue social, psychologique ou les deux, et quelles que soient les raisons de ce statut particulier (y compris, même, s’il n’y a au fond pas de raison).
[1] Un indice : je ne pense pas ici au métier du général dans l’Armée de terre.
[2] Le droit français, en ce qui concerne le viol, ne fait pas intervenir la notion de « consentement », mais passons – ce n’est pas tellement mon propos.
[3] Par exemple dans le cadre de pratiques sexuelles.
[4] Sans être du tout expert dans la question, il me paraît vraisemblable que le traumatisme est moins lourd ou moins fréquent après les viols conjugaux, c’est-à-dire après les viols commis par une personne avec qui la victime a, par ailleurs, l’habitude d’avoir des rapports sexuels.