prostitution

Tentative de définition d’un libéralisme de gauche

Le problème de ma philosophie politique que je qualifierais de « libérale-très-à-gauche », c’est qu’il faut justifier le fait d’arrêter mon libéralisme au seuil de l’économie. En effet, non seulement j’ai des positions libérales sur certaines questions dites sociétales (religion, sexualité, immigration, drogue…) et sur la question des droits politiques (libertés de manifestation, de réunion, d’expression…), mais encore ma vision du monde repose vraiment sur un individualisme méthodologique et sur la méfiance envers des abstractions comme « le peuple » ou « la société » que l’on a trop vite fait d’hypostasier (j’adore la phrase de Margaret Thatcher : « There is no such thing as a society! »). Avec tous ces présupposés philosophiques, comment puis-je m’autoriser à ne pas être partisan d’un laissez-faire absolu en matière économique ?

En vérité, je crois que ma solution spontanée consiste à définir mon libéralisme comme, attention : une exigence de neutralité de l’État face aux préférences qualitatives des gens.

Je m’explique.

Ce que je ne supporte pas, c’est que l’État favorise tel ou tel choix de vie, telle ou telle manière de faire usage de son argent ou de son temps. Je considère que la pluralité des options philosophiques est un donné, et qu’un État juste doit avant tout respecter cette pluralité, sans favoriser (en tout cas, sans favoriser de manière arbitraire…) tel choix aux dépens de tel autre.

Or il me semble que cette définition n’est pas du tout incompatible avec un interventionnisme d’État qui jouerait sur le niveau de richesse des individus, par exemple en établissant un salaire minimum, en organisant une sécurité sociale ou en imposant les fortunes. L’argent en effet est un équivalent universel. Avec la quantité d’argent qu’ils ont, ou qui leur reste après imposition, les gens font bien ce qu’ils veulent. Régler le niveau de richesse des individus n’implique aucun dirigisme qualitatif, aucune faveur accordée à un choix de vie, ou de consommation en l’occurrence, plutôt qu’à un autre.

Même si c’est moins net, on doit pouvoir étendre cette logique au fait de jouer sur le temps de travail des gens. Le fait d’accorder du temps libre aux gens ne préjuge pas de la manière dont ils vont l’utiliser ; et puis on suppose, on admet, que tout le monde préfère avoir du temps libre plutôt que de travailler. Donc réduire le temps de travail hebdomadaire ou quotidien ne constitue pas un désagrément pour quiconque.

Il en va différemment lorsque l’État veut interdire, au nom du bien commun, des comportements dont on peut facilement imaginer qu’ils constituent, pour certaines personnes placées dans certaines situations, de vrais choix de vie. L’exemple le plus évident est celui de la prostitution. En admettant qu’il y ait un intérêt social à l’interdiction de la prostitution, il n’empêche qu’il est injuste, pour l’État, de défavoriser les personnes qui font le choix, par convenance personnelle, d’exercer ce métier-là plutôt qu’un autre. Ici, l’État se montre non neutre face aux préférences qualitatives des gens[1].

Un autre exemple, plus délicat, est celui du travail du dimanche – mais cela fait longtemps que je trouve que les deux questions, prostitution et travail dominical, mobilisent des arguments et des raisonnements assez semblables. Même si c’est pour protéger la majorité des salarié-e-s, il ne me paraît pas du tout sûr que l’État ait moralement le droit de contraindre celles et ceux qui préfèrent travailler le dimanche qu’un autre jour de la semaine en échange d’un meilleur salaire. C’est une manière d’accorder une préférence au choix de vie consistant à avoir une famille, par exemple, ou à celui consistant à aller à la messe, et un État juste devrait s’en abstenir.

Une objection possible serait la suivante : en fixant un salaire minimal, en limitant le temps de travail des salarié-e-s, l’État défavorise le choix de vie (patronal) consistant à s’enrichir le plus possible. Mais précisément, cette intervention de l’État me paraît qualitativement neutre, dans la mesure où, en un certain sens, tout le monde veut s’enrichir (au moins dans un sens minimal : personne ne serait hostile ni même indifférent au fait de gagner au Loto). Et le fait de vouloir s’enrichir ne préjuge pas de la manière dont on va dépenser son argent : il s’agit seulement, si l’on peut dire, d’une préférence quantitative, face à laquelle aucune neutralité d’État n’est requise.


[1] Au bout du compte, je crois que je suis plutôt anti-abolitionniste, donc, même si les abolitionnistes ont aussi de bons arguments.

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Tentative de clarification sur les blagues X-phobes

Il me semble qu’en général, les gens qui critiquent les blagues X-phobes* (sexistes, racistes, homophobes, etc.) ont l’idée que la qualité de la blague (son degré de drôlerie) et son caractère politiquement problématique sont deux variables à peu près indépendantes. Il peut y avoir des blagues racistes et drôles, racistes et pas drôles, pas racistes et drôles, pas racistes et pas drôles. Au mieux, ces personnes suggèreront que le caractère X-phobe d’une blague l’empêche d’être drôle, ou du moins pas drôle pour tout le monde : les dominé-e-s visé-e-s sont supposé-e-s trop affecté-e-s pour pouvoir profiter de l’humour de la blague.

Or j’ai sur la question une intuition très différente, que je voudrais expliciter. Il me semble que non seulement la valeur humoristique et la valeur politique d’une blague ne sont pas du tout indépendantes l’une de l’autre, mais que c’est plutôt la drôlerie, ou la non-drôlerie, de la blague, qui détermine son caractère X-phobe ou pas (et non l’inverse).

Il y a quelques jours, en soirée, on m’a raconté une blague raciste :

Un noir, un juif et un arabe sautent d’une falaise.

Question : Qui s’écrase en premier ?

Réponse : On s’en fout !

Je trouve cette blague complètement raciste, parce qu’elle n’a aucun autre intérêt que de mobiliser un cliché raciste (à savoir : la vie d’un noir, d’un juif ou d’un arabe ne compte pas). À part ça, elle ne se caractérise par aucune finesse ; il n’y a pas d’astuce, pas de subtilité de construction, pas de jeu de mots amusant. La personne qui énonce une telle blague ne peut donc pas chercher à séduire autre chose que de basses passions.

Je voudrais mettre cette blague en regard avec un bon mot que j’ai lu il y a quelques jours sur Facebook. Laurent Bouvet, un intellectuel gravitant autour (ou au sein ?) du Parti socialiste, a ainsi commenté un article du Figaro sur le camarade Razzy Hammadi, récemment passé « de l’aile gauche à l’aile droite du PS » :

Une nouvelle preuve qu’on peut changer de trottoir sans changer de métier.

Blague « putophobe » ? Peut-être ! (On va voir). Mais surtout, quelle manière absolument magnifique de traiter Razzy Hammadi de pute ! Je n’approuve pas la stigmatisation des prostitué-e-s, ni, donc, l’assimilation d’un comportement moralement honteux à de la prostitution. Mais quelles sont au juste les émotions qui m’envahissent à la lecture de ce statut ? À vrai dire, une très grande satisfaction intellectuelle. Le trait de Laurent Bouvet est une véritable merveille. Il est toujours difficile d’analyser et d’expliquer une blague ou un bon mot, mais on peut tout de même essayer, pour voir en quoi, en l’occurrence, l’exercice est très réussi. La prostitution est évoquée non seulement sans être nommée, mais sans que la moindre référence explicite soit faite à la sexualité : la seule chose qui y fait penser, c’est le rapprochement entre les mots trottoir et métier. De ces deux mots, c’est trottoir le plus spécifique, mais c’est seulement à la fin de la phrase, avec le mot métier, si anodin, qui n’a tellement l’air de rien, que l’on peut réinterpréter l’ensemble : le trait est d’autant plus violent qu’il se cache sous des termes neutres. Je n’insiste pas sur la remarquable concision de la phrase, permis par les tours impersonnels de l’infinitif ; je ne reviens pas sur le saisissant parallèle changer de trottoir / changer de métier, qui juxtapose un simple déplacement spatial de quelques mètres (resémantisant au passage la métaphore politique de la « droite » et de la « gauche ») et une reconversion professionnelle. Il y aurait encore sans doute beaucoup à dire, mais pour faire bref, cette phrase est un bijou.

Ce mot d’esprit est un chef-d’œuvre, et c’est d’abord ce qui me frappe quand je le lis. Je me dis qu’il aurait été dommage que Bouvet en privât l’humanité. Et puis je me dis qu’il y a tellement de bonnes raisons linguistiques, littéraires, poétiques, stylistiques d’aimer cette phrase que le mépris des prostitué-e-s n’entre finalement pour rien, ou pour pas grand-chose, dans notre satisfaction. Contrairement à la blague citée plus haut, qui ne peut marcher qu’en sollicitant chez son auditeur/trice, au pire une adhésion au sous-entendu raciste, au mieux une jouissance malsaine de l’interdit enfreint, celle-ci peut fort bien ne reposer que sur sa qualité formelle intrinsèque. Bien sûr, il faut que le cliché sous-jacent (le cliché « putophobe ») soit reconnaissable, qu’il appartienne à un univers de référence partagé par l’énonciateur/trice et l’auditeur/trice (ici, le/la lecteur/trice), mais il n’a pas besoin d’être positivement accepté ou approuvé. L’usage qui est en fait, du coup, me semble largement citationnel. (Cf. à ce propos ce que j’écrivais dans cet article).

Voilà mon point : non pas que le contenu X-phobe d’une blague la rend moins drôle, ni que la drôlerie d’une blague permet d’excuser son caractère X-phobe. Je pense en fait que la drôlerie d’une blague est précisément ce qui fait qu’elle n’est pas X-phobe, car la jouissance esthétique qu’elle sollicite alors ne laisse plus de place aux passions mauvaises. On pourrait me faire une objection : la « drôlerie » d’une blague, c’est tout de même très subjectif ; or on aimerait bien pouvoir dénoncer de manière objective le caractère X-phobe d’une blague. Mais peut-être est-ce justement à cette illusion rassurante qu’il faut renoncer : le caractère objectif des jugements politiques. À cet égard, du reste, pas de différence entre une blague et un film, ou n’importe quelle œuvre d’art, comme je l’ai déjà montré.

La pédophilie (2e partie)

Première partie

Dans mon précédent article, j’avais essayé de préciser ce qu’il fallait entendre par « pédophilie », et j’avais argumenté contre la pénalisation de la pédopornographie virtuelle (c’est-à-dire de la pédopornographie qui n’implique pas d’enfants réels). Cet article-ci va envisager le problème de la pénalisation de la pédopornographie réelle. Il reprend les choses exactement au point où je les avais laissées ; par conséquent, il est très conseillé de lire d’abord la première partie.

*

4.

Reste la question de la pédopornographie réelle. Pour des raisons évidentes, la production d’un matériel pédopornographique impliquant réellement des enfants me paraît aussi condamnable que le passage à l’acte direct (cf. section 1).

Si l’on se place du point de vue du/de la consommateur/trice, le problème est plus compliqué. Faut-il réprimer la détention de matériel pédopornographique réel ?

Il y a quelques mois, j’aurais clairement répondu oui, parce que j’aurais assimilé le/la consommateur/trice de pédopornographie au/à la producteur/trice – j’en aurai fait, au minimum, son complice, puisque c’est la consommation en bout de chaîne qui justifie et permet les exactions en début de chaîne. Je ne suis plus si sûr de moi à présent ; ce qui m’a ébranlé, c’est notamment une discussion que j’ai eue avec un ami sur la question de la pénalisation des client-e-s de prostitué-e-s. Cet ami m’a fait remarquer qu’il était contraire à tous les principes du droit de réprimer pénalement quelqu’un pour atteindre quelqu’un d’autre à travers lui. Si l’on part du principe que, dans la prostitution, le/la méchant-e, c’est le/la proxénète, il est absolument injuste et immoral de mettre en prison quelqu’un d’autre sous prétexte que ça permet de faire diminuer la demande, donc d’affaiblir l’offre, donc d’affaiblir les proxénètes, donc de permettre indirectement à des prostitué-e-s de se libérer d’une situation qu’ils/elles n’ont pas choisie. Cela revient à punir quelqu’un non pour le tort qu’il a commis, mais parce qu’on considère que cela sera socialement utile. Cela ne respecte pas les droits, l’intégrité, la dignité, etc., de la personne que l’on punit.

Dans le cas précis de la prostitution, on peut peut-être considérer que le/la client-e commet un tort direct sur la personne du/de la prostitué-e, auquel cas l’argument tombe. (Et puis on peut se poser des questions sur l’efficacité de la pénalisation du/de la client-e, etc.). Reste que je suis tout de même très sensible à la forme générale de cet argument, qui me semble fonctionner remarquablement bien dans le cas de la pédopornographie. Le/la consommateur/trice ne commet pas de tort direct : si la vidéo qu’il/elle regarde existe, c’est que le mal est déjà fait. L’enfant concerné a déjà subi un dommage, et que la vidéo soit regardée ou non n’y change rien. Si l’on frappe le/la consommateur/trice, c’est simplement pour faire diminuer la consommation globale de pédopornographie, et donc pour protéger les enfants. Mais même si le but est noble, je ne suis pas du tout sûr qu’il soit moralement acceptable de frapper des innocent-e-s (de les mettre en prison, éventuellement) sous prétexte que cela permet d’arracher des victimes aux griffes des coupables[1]. Je ne crois pas que l’on puisse faire si peu de cas du droit que nous avons tou-te-s à être jugé-e-s en fonction de la moralité de notre comportement, pas en fonction de la gravité des crimes commis par d’autres.

L’excellent blog Repugnant Conclusions, dont j’ai déjà parlé dans mon premier billet sur l’avortement, propose une autre raison d’être contre la consommation de pédopornographie, qui me paraît à la fois contre-intuitive et séduisante. D’après Max Lewis (l’auteur du blog), la consommation de pédopornographie serait moralement répréhensible parce qu’elle porte atteinte au droit de l’enfant à son intimité et à sa privacy (« vie privée », ici, ne convient pas très bien) :

That is, the viewer of child pornography violates the child’s right that people not watch or listen to him or her at a time when that child would most like that right to be enforced—at a moment when another right is being violated.  This is a moment, which is intensely personal and hurtful and thus ought to be protected by privacy more than other, more mundane moments, e.g. when a child is eating ice cream at home.

Pourquoi pas. C’est élégant. Mais le problème, tout de même, c’est que dans le cas de la pédopornographie, le droit de l’enfant à sa privacy me paraît nettement moins enfreint par le/la consommateur/trice que par le/la producteur/trice. Si un magazine diffuse des photos volées d’une star, il pourra à juste titre être condamné, mais je ne pense pas que quiconque puisse sérieusement estimer que les personnes qui ont acheté le magazine, même en sachant ce qu’elles y trouveraient, doivent être condamnées. Max Lewis met lui-même le doigt sur le problème, sans vraiment s’en rendre compte semble-t-il, quand il précise : « However, even viewing a recording a child eating ice cream at home—without any kind of consent—is immoral, because it violates that child’s privacy. »

Autrement dit, il est d’autant plus important de respecter la privacy de l’enfant lorsque celui-ci est impliqué dans un acte pénible dont il est la victime (un acte sexuel auquel il n’a pas pu consentir), mais c’est surtout une question de degré : la privacy de l’enfant doit aussi être respectée lorsque celui mange une glace, et il est également immoral de regarder un enregistrement d’un enfant qui mange une glace à la maison. C’est tellement bizarre que ça ressemble à un argument par l’absurde – pourtant, ça n’en est pas un. Peut-on sérieusement considérer que je commets une faute morale si je regarde un blog où une maman ou un papa met des photos de son bébé ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose à creuser du côté de l’argument de la privacy, mais contrairement à ce que semble croire Max Lewis, l’idée de ce que l’on pourrait appeler un continuum de la privacy joue sérieusement contre cet argument.

D’autre part, il faut prendre la mesure de ce qu’implique le critère de Max Lewis. Si le problème, c’est que le visionnage d’une vidéo pédopornographique enfreint la privacy de l’enfant, alors le problème tombe dès lors que l’enfant est mort, ou dès lors qu’il est devenu adulte et qu’il a rétrospectivement donné son consentement à la diffusion des images en question. Dans ce cas, non seulement la consommation, mais même la diffusion du matériel en question devraient être autorisées. Cette conséquence ne me paraît ni suffisamment répugnante, ni suffisamment contre-intuitive pour emporter le rejet de ses prémices, mais il faut être prêt-e à l’assumer et à voir où elle nous mène.

De façon générale, je tiens quand même à dire que je trouve l’article de Max Lewis un peu embarrassé. Son but n’est pas de déterminer si la consommation de pédopornographie est immorale ou non, et pourquoi elle l’est, en posant comme hypothèse de travail « le caractère sérieux de l’offense », ce qui est une manière de fausser par avance le débat. Son dernier paragraphe respire le soulagement d’avoir trouvé un semblant de solution « au moins plausible », et la mise à distance véhémente de toute perspective conséquentialiste dont il semble intuiter qu’elle minerait nécessairement sa condamnation de la pédopornographie. Et de fait, dans une perspective conséquentialiste, on serait peut-être obligé-e de reconnaître que regarder une vidéo pédopornographique sur l’ordinateur d’un ami (donc sans qu’on l’ait téléchargée soi-même, donc sans que quiconque puisse jamais savoir que cette vidéo a été regardée par une personne de plus) ne cause de tort à personne et n’est donc pas immoral (sous réserve, peut-être, de l’existence de variantes plus raffinées de l’éthique conséquentialiste).

Je m’en voudrais de ne pas évoquer, avant de finir, un troisième argument possible contre la répression de la consommation de pédopornographie, mais je suis vraiment incapable de le développer de manière élaborée. C’est vraiment une intuition, que je jette : il me paraît très contestable moralement de condamner des gens à des peines lourdes alors que le délit est si facile à commettre (sur Internet, un ou deux clics suffisent, et l’on n’a pas besoin de bouger de chez soi). J’ai tendance à penser, je crois, que l’immoralité d’un délit est proportionnelle à la difficulté de sa mise en œuvre, c’est-à-dire au nombre d’obstacles qu’il a fallu surmonter pour l’accomplir, parce que chaque nouvel obstacle est une occasion manquée de renoncer à l’accomplissement dudit délit. Un délit commis en deux clics peut n’être qu’une erreur passagère – en revanche, un assassinat planifié, ou même un crime non prémédité mais impliquant une série de gestes distincts et inhabituels (prendre une arme, la braquer, appuyer sur la gâchette…), ne peut pas tomber dans cette catégorie. Peut-être d’ailleurs est-ce pour une raison de ce type que l’assassinat (homicide volontaire avec préméditation) est plus sévèrement puni que l’homicide volontaire sans préméditation.

5.

Je ne suis évidemment pas sûr de tout ce que j’ai écrit dans ces deux billets (surtout le second), mais je crois qu’il est de toute façon utile de poser le débat en des termes aussi clairs que possibles, plutôt que de l’obscurcir à coup de terrorisme intellectuel, d’amalgames et d’intimidations, comme cela s’observe parfois dans les discussions sur le sujet. L’essentiel, à mon avis, c’est d’être prudent et précis : quand on parle de « pédophilie », de quoi parle-t-on exactement ? D’actes précis, de fantasmes, de pornographie ? Pour pouvoir ensuite avoir des débats sérieux, qui relèvent de la philosophie morale ou de la philosophie du droit, il faut déjà être à peu près au clair sur les distinctions nécessaires.


[1] Un parallèle possible : sommes-nous moralement coupables, si nous consommons en connaissance de cause des vêtements fabriqués par des enfants asiatiques sur-exploités ? Serait-il légitime de punir de prison l’achat de tels vêtements ?

La sexualité est-elle sacrée ? un argument contre la prostitution

Parmi les débats sanglants qui agitent les milieux féministes, outre la question du foulard musulman, il y a celle de la prostitution. L’adoption prochaine, en France, d’une loi sur la pénalisation des client-e-s, a ranimé les divergences entre ceux et celles qui sont favorables à l’abolition de la prostitution, les « abolitionnistes », et ceux et celles, les « réglementaristes », qui sont opposé-e-s au mot d’ordre d’abolition de la prostitution, et qui considèrent que la seule perspective digne d’être défendue à court ou moyen terme est celle d’une amélioration des conditions de travail des prostitué-e-s.

L’une des difficultés du débat tient au fait que les perspectives à moyen terme et les perspectives à long terme se mélangent un peu. Il n’est a priori pas impossible d’être favorable à une amélioration des conditions de travail des prostitué-e-s, tout en conservant l’horizon théorique de l’abolition de la prostitution. Il est fort possible que les étiquettes, dans ce domaine, rendent les choses encore plus confuses qu’elles ne le sont, et que l’on gagnerait à s’en passer – mais on les utilise, faute de mieux. Personnellement, je regarde tout cela avec une certaine distance ; je ne suis pas assez versé en la matière pour avoir un avis bien arrêté sur ces questions. Si vraiment je dois choisir mon camp, je pense que je pencherais plutôt pour les réglementaristes, essentiellement parce que les abolitionnistes ont tendance à employer une série d’arguments assez consternants :

  • « La prostitution n’est pas un travail. » Il s’agit pourtant d’une activité, considérée comme pénible par ceux et celles qui la dénoncent, et qui vise à fournir un service à un certain nombre de personnes ;
  • « La prostitution, c’est de l’esclavage. » C’est parfois vrai (si les prostitué-e-s sont soumis-es à un-e proxénète qui leur extorque tout l’argent qu’ils/elles gagnent, par exemple), mais tout métier, accompli dans certaines conditions, peut être de l’esclavage. La prostitution peut avoir lieu sous le régime de l’esclavage comme elle peut avoir lieu sous le régime du travail indépendant ou du salariat. Notez que cette proposition est contradictoire avec la précédente (« la prostitution n’est pas un travail ») : l’esclavage est, par définition, une forme possible du travail. Ce qui n’empêche pas de nombreux/ses abolitionnistes de proclamer, guidé-e-s par l’émotion plus que par la rigueur intellectuelle, que « la prostitution n’est pas un travail, mais de l’esclavage » ;
  • « Les prostitué-e-s vendent leur corps. » Non : si c’était vrai, ils/elles ne le récupéreraient pas à l’issue de l’acte sexuel. Les client-e-s ne peuvent pas disposer du corps du ou de la prostitué-e, mais seulement d’un service sexuel. Il s’agit donc non d’acheter un corps, mais d’acheter un service sexuel temporel ;
  • « La prostitution est un viol. » Cet argument, qui revient à dénier la validité du consentement sexuel quand celui-ci est conditionné par la perspective d’un gain financier, a déjà plus de substance que les précédents. Cependant, il se fonde sur une conception très restrictive de l’idée de consentement, en vertu de laquelle beaucoup trop d’actes sexuels devraient alors rentrer dans la catégorie du viol ;
  • « Si la prostitution c’est si bien, pourquoi tu ne te prostitues pas, toi ? » (Variante : « Tu aimerais que ta fille se prostitue ? ») Là, je renvoie dédaigneusement à Schopenhauer ;
  • « La prostitution n’est pas un métier comme les autres. » À cela, je réponds : croque-mort, est-ce un métier comme les autres ? Médecin légiste ? Chirurgien ? Avocat ? Général dans l’Armée de terre ? Artiste peintre, footballeur, trapéziste ? Je ne sais pas bien ce qu’est un « métier comme les autres » ; aucun métier, en un sens, c’est « comme les autres », et parmi les métiers qui sont encore moins « comme les autres » que les autres, certains ont à l’évidence une utilité sociale incontestable[1].

Bien sûr, tout cela ne constitue pas des arguments positifs en faveur des thèses réglementaristes. Cela dit, le fait que les abolitionnistes aient souvent besoin, pour étayer leur position, de recourir à des arguments incompatibles avec la rigueur intellectuelle, pourrait être un indice de leur faiblesse théorique et le signe qu’ils/elles sont plus soumis à l’émotion qu’à la raison.

*

À présent que j’ai avancé des arguments contre les arguments contre la prostitution, je voudrais proposer, à mon tour, un argument contre la prostitution – qui rebondit, en fait, sur l’idée que « la prostitution n’est pas un métier comme les autres. » Certes, cette affirmation ne veut pas dire grand-chose ; elle reflète pourtant l’intuition que la sexualité elle-même n’est pas une activité comme les autres, quoi que cela veuille dire. Bien sûr, une intuition pèse peu face à la raison ; mais il se pourrait bien que cette intuition, même si on a du mal à la formuler d’une manière claire et satisfaisante, corresponde à une vérité que l’on ne fait qu’entrevoir et qui soit pourtant, à certains égards, décisive.

Car si l’on refuse un statut spécifique à la sexualité, que faire du viol ? Les féministes réglementaristes, par hypothèse, sont féministes ; à ce titre, ils/elles sont contre le viol, et trouvent même qu’il s’agit d’un crime très grave – certain-e-s féministes pensent qu’il n’est pas puni assez sévèrement. Pourtant, le viol, qu’est-ce que c’est ? On le définit en général comme un rapport sexuel non consenti[2]. Un rapport sexuel est une activité normalement fort agréable ; comment le simple fait qu’il soit non consenti pourrait-il légitimer d’en envoyer l’auteur en prison pendant quinze ans ? Il existe beaucoup d’infractions définies par le non consentement. Le vol, par exemple, est l’appropriation d’un bien sans le consentement de son/sa propriétaire antérieur-e (sinon, il s’agit d’un don). L’injure, dans la plupart des cas, n’est pas consentie – et je pense que lorsqu’elle l’est[3], elle cesse d’être une infraction aux yeux d’un-e juge. Mais le seul fait que le vol ou l’injure soient non consenti-e-s ne suffit pas pour qu’il/elle soient puni-e-s d’une aussi lourde peine. Il n’y a donc pas de sens à faire reposer la gravité du viol seulement sur l’absence de consentement : il faut qu’il y ait aussi quelque chose de spécifique dans l’acte en question, c’est-à-dire la pénétration sexuelle.

Il faut donc bien supposer qu’il y a quelque chose de spécifique dans la sexualité, qui la rende extrêmement grave lorsqu’elle n’est pas consentie. Et ce quelque chose, je pense, ne tient pas à la matérialité du fait. En soi, le fait d’introduire un organe sexuel dans un autre organe n’implique pas de lésion organique particulière, ni même de douleur particulière – il peut y avoir des viols douloureux, ou des viols qui blessent la victime, ou des viols qui entraînent des complications sanitaires, en cas, par exemple, de transmission d’une M.S.T., mais ce sont des cas particuliers : rien de tout cela n’appartient à la définition analytique du viol. Ce quelque chose est de nature purement psychologique, et non physiologique : il se décrit en termes de traumatisme, de choc, de stress, mais n’est pas réductible à une réalité matérielle, corporelle et physique objectivable.

Du coup, la sévérité de la sanction contre le viol repose entièrement sur la reconnaissance sociale d’un statut particulier de l’acte sexuel – sur la reconnaissance de son caractère sacré, en ce sens qu’il est chargé de significations sociales qui excèdent largement sa réalité matérielle, et en ce sens qu’il est extrêmement grave de le profaner. Je ne pense pas qu’on puisse invoquer le traumatisme des victimes comme élément matériel permettant de fonder la gravité du viol, dans la mesure où ce traumatisme :

  • n’est pas systématique ;
  • dépend sans doute du type de viol[4] ;
  • dépend du caractère, de la force morale, de l’état psychique de la victime ;
  • tient peut-être en partie lui-même au caractère sacré de la sexualité.

Au bout du compte, tout cela fournit un argument contre la prostitution : la société a besoin de reconnaître la sexualité comme sacrée pour sanctionner le viol comme il l’est. Et si la sexualité est reconnue comme sacrée, alors de fait, la prostitution n’est pas « un métier comme les autres ». Le fait qu’on ne puisse pas utiliser de formule plus précise ou plus satisfaisante, loin d’être, comme je l’ai suggéré au début de cet article, un élément à charge contre cette thèse, souligne au contraire qu’elle est, par nature, irréductible à toute tentative d’élucidation rationnelle : la sexualité est sacrée, le viol est grave et la prostitution ne devrait pas exister, parce que c’est comme ça.

Les plus rationalistes de mes lecteur/trice-s ne seront peut-être pas vraiment convaincu-e-s par cette conclusion : je ne leur cache pas que moi non plus. Je n’aime pas quand la raison abdique, et je n’affirmerai pas trop vite qu’il soit tout à fait impossible de fonder cette sacralité du sexe sur des arguments moins tautologiques. Mais qu’on puisse ou non le faire, il n’en reste pas moins que l’opposition à la prostitution peut être, de façon très convaincante, appuyée l’évidence de la gravité du viol.

Encore un dernier point : naturellement, l’argument est réversible. Si l’on refuse cette idée d’une sacralité de la sexualité, on peut très bien tenir ensemble, et de façon cohérente, l’idée que la prostitution devrait être autorisée et l’idée que le viol n’est au fond pas si grave. Mais alors on ne comprendrait plus pourquoi, tout de même, dans de nombreux cas, le viol est une expérience si traumatisante : pour qu’il en soit une, il faut bien que le sexe ait un statut particulier, que ce soit d’un point de vue social, psychologique ou les deux, et quelles que soient les raisons de ce statut particulier (y compris, même, s’il n’y a au fond pas de raison).


[1] Un indice : je ne pense pas ici au métier du général dans l’Armée de terre.

[2] Le droit français, en ce qui concerne le viol, ne fait pas intervenir la notion de « consentement », mais passons – ce n’est pas tellement mon propos.

[3] Par exemple dans le cadre de pratiques sexuelles.

[4] Sans être du tout expert dans la question, il me paraît vraisemblable que le traumatisme est moins lourd ou moins fréquent après les viols conjugaux, c’est-à-dire après les viols commis par une personne avec qui la victime a, par ailleurs, l’habitude d’avoir des rapports sexuels.