1.
Je suis dernièrement tombé sur cet article de James St. James [en], qui propose un témoignage, disons, de l’intérieur sur le « privilège masculin »: un jeune homme trans avec un bon passing, qui a donc vécu des deux côtés de la barrière de genre, raconte les changements survenus dans sa vie quotidienne. Lisez-le, c’est tout à fait instructif et édifiant ! En revanche, ce qui me fait tiquer, c’est la référence permanente à la notion de « male privilege » (privilège masculin), dès le titre et un peu partout dans la suite. Comme il y a eu un débat là-dessus dans les commentaires d’un de mes récents articles, je me suis dit que ça pourrait être utile d’y revenir pour clarifier quelques petites choses.
Les mots ont un sens. Avoir un « privilège », c’est avoir un avantage en trop (par rapport à une norme donnée), c’est donc quelque chose qu’il est légitime d’abolir. C’est pour ça que le 4 août 1789, en France, on a aboli les privilèges – on ne les a pas abolis en tirant la situation des non-privilégié-e-s vers celle des privilégié-e-s, mais au contraire en ramenant celle des privilégié-e-s vers celle des non-privilégié-e-s[1] [edit 16/06/2015 : on me fait remarquer en commentaire que c’est plus compliqué que ça]. Quand les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, il aurait été saugrenu de parler de suppression d’un privilège masculin : aucun homme n’a perdu ses droits civiques à cause de cette réforme. Bien entendu, la question n’est pas seulement théorique : la façon dont on la résout peut avoir des implications politiques. Il est logique que si les hommes sont privilégiés, alors ils ont des choses à perdre en cas de succès du féminisme, compris comme un mouvement visant à établir l’égalité entre les genres, et donc de rapprocher la situation de chaque genre d’une certaine norme (au sens moral/politique, non au sens statistique). Si les hommes sont au-dessus de cette norme, alors les rapprocher de cette norme implique de dégrader leur situation. Si l’on croit cela, la stratégie politique féministe ne peut pas considérer les hommes de la même manière que si on pense qu’ils n’ont rien à perdre au féminisme. C’est ainsi que dans un récent billet, Anne-Charlotte Husson se propose de réfléchir, à partir d’une théorie du privilège, à la place des hommes dans le féminisme.
Or ce qui me frappe dans l’article de James St. James, c’est que son témoignage porte essentiellement sur des oppressions qu’il subissait en tant que femme et qu’il ne subit plus en tant qu’homme. Autrement dit, ce que l’auteur appelle « privilèges », ce sont des simplement des choses dont il devrait être absolument normal de bénéficier, et dont les femmes sont scandaleusement privées : le droit d’être jugé-e sur ses compétences professionnelles plutôt que sur son physique, le droit de ne pas être infantilisé-e, le droit de pouvoir marcher seul-e dans la rue la nuit, le droit de s’habiller comme on veut et de s’épiler si on veut, etc. (Il y a quelques exceptions dans sa liste, mais elles sont peu nombreuses.) Je ne dis pas que la notion de « privilège masculin » est toujours dénuée d’intérêt ou de pertinence, mais il me semble que l’auteur donne là à cette notion une extension tout à fait excessive… et qu’il n’est pas du tout évident que le paradigme du « privilège » soit le plus intéressant et le plus utile pour penser les oppressions.
2.
Tournons-nous à présent vers ce texte de la Fédération anarchiste britannique, qui défend également la « théorie du privilège » en donnant à la notion de privilège une large extension. Ce texte est intéressant parce qu’il prend la peine d’argumenter soigneusement, et parce qu’il répond à certaines de ses critiques possibles. Cela vaut le coup de commenter quelques uns des énoncés qu’il contient.
2. a.
Le privilège implique que quel que soit l’endroit où il existe un système d’oppression (tel que le capitalisme, le patriarcat, la suprématie blanche, l’hétéronormativité) il y a un groupe opprimé, mais aussi un groupe privilégié qui bénéficie de l’oppression que le système met en place.
Jusque là, c’est une définition qui concorde avec celle que je viens de donner. Une note de bas de page suit immédiatement :
« Une forme commune du refus de voir les privilèges est le fait que les femmes et les personnes de couleur sont souvent décrites comme traitées inégalement, mais sans rapport avec l’avantage qu’en tirent les hommes ou les Blancs. Ce qui est incohérent. Le mot “inégal” implique qu’il existe à la fois ceux qui reçoivent moins que ce qui est juste et ceux qui reçoivent plus. Ainsi on ne peut considérer une petite tranche du gâteau sans prendre en compte sa totalité, car c’est le fait que d’autres s’accaparent l’essentiel qui rend sa propre tranche si petite. Prétendre le contraire rend invisible la notion de privilège et ceux qui en bénéficient. » Allan G. Johnson, Privilege, Power and Difference (2006).
Je ne sais pas si c’est à cause de la traduction, mais en l’état il y a une faute de logique. Le mot inégal n’implique pas du tout ce qu’Allan G. Johnson prétend qu’il implique. Par ailleurs, ce passage est très intéressant à deux titres :
-
il affirme explicitement que les oppressions (de genre ou de race) doivent s’apprécier par rapport à une norme : il y a « ce qui est juste », et des variations par rapport à ce « juste » ;
-
avec l’image du gâteau à partager, il envisage les discriminations comme prenant nécessairement place dans des situations de concurrence pour l’accès à des ressources rares.
Or ces deux postulats sont discutables dans bien des cas. Il peut y avoir des cas où le désavantage subi par une catégorie dominée n’est pas absolu mais relatif, et dépend simplement du fait que le groupe dominant se comporte autrement (mais pas forcément mieux ou moins bien) que le groupe dominé. La répartition de la parole, lors des réunions (politiques par exemple…) est inégalitaire ; les hommes parlent plus que les femmes, ont tendance à monologuer plus longtemps, donnent leur avis de manière plus tranchée, recherchent moins le consensus. Comme les femmes, à cause des normes qu’elles ont intégrées, ne se comportent pas de la même façon, elles se retrouvent marginalisées et invisibilisées, et participent moins aux prises de décision. Mais si tout le monde obéissait aux mêmes normes de comportement, la situation d’inégalité serait résorbée – et il ne serait pas plus ou moins juste d’universalier la façon de faire masculine ou la façon de faire féminine. Définir un « juste » a priori me semble dénué de sens.
D’autre part, même quand on peut fixer un « juste » a priori, il n’est pas du tout évident que ce « juste » soit nécessairement intermédiaire entre la situation réelle des dominé-e-s et celle des dominant-e-s. Ce serait le cas si, effectivement, toutes les manifestations des oppressions prenaient la forme d’un accaparement de ressources rares par le groupe dominant. Mais dans la plupart des exemples donnés par James St. James, ce n’est pas le cas. Il se trouve que les femmes courent beaucoup plus le risque d’être violées que les hommes. Le « juste » ne consiste certainement pas à ce que tout le monde coure un risque moyen de subir un viol ! On pourrait même avoir de sérieuses raisons de penser que les mêmes évolutions qui permettraient aux femmes d’être plus en sécurité par rapport au viol permettraient aussi aux hommes d’être plus en sécurité par rapport au viol. Dans le cas des agressions racistes, le « juste » correspond à la situation sécuritaire d’un-e non-racisé-e ; il n’est pas situé quelque part entre la situation d’un-e racisé-e et celle d’un-e non-racisé-e.
2. b.
Revenons au corps du texte :
Parfois le groupe privilégié bénéficie du système de manière évidente, matérielle, comme quand on attend des femmes qu’elles fassent la plupart ou toutes les tâches ménagères, et que leurs partenaires masculins tirent un avantage de ce travail non rémunéré. En d’autres occasions, les bénéfices sont plus subtils et invisibles, et impliquent qu’on se focalise moins sur le groupe privilégié ; par exemple, les jeunes Noirs ou Asiatiques ont 28 % plus de chances d’être arrêtés et fouillés par la police que les jeunes Blancs. […] Le fait est qu’un nombre disproportionné de Noirs et d’Asiatiques sont ciblés par rapport aux Blancs, ce qui signifie concrètement que, si on a de la drogue sur soi et qu’on est blanc, on a beaucoup plus de chances de s’en tirer que si on était noir.
Spectaculaire sophisme ! La répartition inégalitaire des tâches domestiques me paraît effectivement être un cas où il est possible de parler de « privilège masculin » (encore que… : je discute ça plus bas). Mais le deuxième exemple ne marche pas du tout. Le fait d’avoir un avantage relatif par rapport aux noirs ou aux asiatiques ne signifie pas qu’on verrait sa situation se dégrader si celle des noirs ou des asiatiques s’améliorait.
2. c.
Il semble évident que, lorsqu’il y a un groupe opprimé, il existe aussi un groupe privilégié, car un système d’oppression ne durerait pas longtemps si personne n’en tirait un avantage.
Soit ; mais il est erroné de conclure que le groupe « privilégié » est constitué par le groupe non dominé dans son ensemble. On pourrait au contraire facilement argumenter en faveur de l’idée que les principaux/ales bénéficiaires du sexisme ou du racisme ne sont pas les hommes ou les blancs, mais les capitalistes (des deux genres) qui sont bien content-e-s de voir les travailleur/euse-s se diviser entre eux/elles. Curieusement, les auteur-e-s du texte en semblent conscient-e-s, puisqu’ils/elles écrivent immédiatement après :
Il est crucial de comprendre que les membres d’un des groupes privilégiés peuvent aussi être opprimés par d’autres systèmes d’oppression ; c’est ce qui divise les luttes et met à mal l’activité révolutionnaire. Nous sommes divisés, socialement et politiquement, par un manque de conscience de nos privilèges, et de la façon dont ils sont utilisés pour dresser nos intérêts contre ceux des autres afin de briser notre solidarité.
Continuons.
2. d.
Une grande partie de l’indignation liée au terme « privilège » au sein des mouvements de lutte des classes vient du fait d’essayer de faire une comparaison directe avec les privilèges de la classe dirigeante, alors que cela ne fonctionne pas vraiment. […] Les capitalistes peuvent, s’ils le choisissent, se défaire de leurs privilèges. S’ils choisissent de ne pas le faire, cela suffit pour les considérer comme de mauvaises personnes et se saisir de leurs privilèges par la force dans une situation révolutionnaire. Les hommes, les Blancs, les hétérosexuels, les personnes cisgenre, etc., ne peuvent pas se défaire de leurs privilèges – peu importe à quel point ils en ont envie. Ces privilèges leur sont imposés par un système dont ils ne peuvent ni sortir ni choisir d’arrêter de bénéficier.
Si le fait de ne pas pouvoir se défaire de son privilège est un critère définitoire dudit privilège, alors est-il vraiment légitime de considérer comme un privilège masculin le fait de jouir d’une répartition avantageuse des tâches ménagères ? Après tout, il peut y avoir des couples (hétéros, puisque c’est de cela qu’on parle) qui décident d’opter pour une répartition égalitaire des tâches ménagères. Sans doute alors que le refuser ou même ne pas le proposer, de la part des hommes, « suffit pour les considérer comme des mauvaises personnes ». En fait, avec cet exemple, même si l’on n’est pas dans une problématique de classe (économique), on est quand même dans une problématique d’exploitation, puisque l’homme qui laisse à sa compagne l’essentiel des tâches ménagères s’accapare le produit d’une partie de son travail : peut-être dès lors ce cas doit-il être aligné sur celui des capitalistes. Dans la mesure où il a une dimension directement morale et volontaire, le « privilège » de l’homme qui échappe aux tâches ménagères n’est donc peut-être pas vraiment un « privilège » paradigmatique au sens de cet article.
2. e.
Alors s’ils ne l’ont pas choisi et qu’il n’y a rien à faire contre cela, pourquoi décrire ces gens comme des « privilégiés » ? N’est-ce pas suffisant de parler de racisme, de sexisme, d’homophobie, etc., sans offenser les Blancs, les hommes et les hétérosexuels ? Si c’est le terme qui est désapprouvé, il faut savoir que les activistes noirs radicaux, les féministes et les activistes queers ou handicapés utilisent fréquemment le terme privilège. Les groupes opprimés doivent mener les luttes contre leurs oppressions, ce qui signifie que ces groupes opprimés ont la légitimité pour définir ces luttes et les termes que nous utilisons pour en parler.
Amen. Pour ma part, le problème que je pointe n’est pas que la théorie du privilège est offensante, mais qu’elle est analytiquement inexacte dans beaucoup de cas.
2. f.
Ensuite, le texte se propose de défendre le recours à la notion de « privilège » en soulignant que ce terme permet de révéler « ce qui est considéré comme normal par ceux qui ne subissent pas l’oppression, mais qui ne va pas de soi pour les autres. » Tout ce passage me paraît extraordinairement confus, mais il tourne autour de la question de la normalité, et s’achève par cette phrase :
Cela signifie qu’il faut concevoir une nouvelle « normalité » qui pourra advenir dans une société structurée différemment, au lieu de gommer les expériences qui ne rentrent pas dans notre concept privilégié de « normalité ».
Il me semble quant à moi qu’il est tout à fait important de dés-universaliser l’expérience des dominant-e-s, c’est-à-dire de ne pas faire toujours comme si tout le monde avait par défaut la même vie qu’eux/elles – comme si le rapport au monde d’un homme blanc cisgenre hétéro était celui de tout un chacun. Mais s’il est légitime de ne pas considérer la situation des dominant-e-s comme étant neutre, universelle, « normale » (au sens de « conforme à une norme statistique »), etc., il me paraît beaucoup plus discutable de refuser de voir qu’elle est bel et bien, à beaucoup d’égards, « normale » au sens de « conforme à une norme morale », conforme au « juste ».
Mais parler de privilège hétérosexuel montre un autre aspect du système, le côté invisible : quel comportement est considéré « typique » des hétérosexuels ? Il n’y en a pas. L’hétérosexualité n’est pas considérée comme une catégorie sexuelle, juste comme une absence d’homosexualité. On n’a pas besoin de se faire du souci sur le fait d’être considéré comme « trop hétéro » quand on va à un entretien d’embauche, vos amis ne vont pas penser que vous rejetez votre hétérosexualité si vous ne vous habillez pas, ou que vous ne parlez pas d’une manière assez hétérosexuelle, vos amis homosexuels ne vont pas se sentir mal à l’aise si vous les emmenez dans un bar hétéro, ou se demander s’ils vous mettent mal à l’aise en disant quelque chose d’ignorant à propos du fait de se faire draguer par quelqu’un du sexe opposé.
D’accord. C’est très bien de remarquer que la situation des hétéros n’est pas identique à celle des homos. Mais il n’y a rien, là-dedans, qui ne puisse pas se formuler plus utilement en termes de discrimination ou d’oppression plutôt qu’en termes de privilège. Le fait qu’un hétéro n’ait pas à avoir peur d’apparaître comme « trop hétéro » à un entretien d’embauche n’a en soi strictement aucun intérêt politique – ça n’en a un que parce qu’à côté, il y a des homos qui ont peur d’avoir l’air « trop homos ». Le problème auquel on revient est un problème de discrimination, d’oppression et de désagrément subi, pas un problème de privilège.
3.
Une remarque avant de terminer. Il m’est déjà arrivé plusieurs fois sur ce blog de protester contre une certaine tendance à traiter toutes les oppressions sur le même modèle[2]. C’est bien ce que fait le texte de la FA, me semble-t-il. Or il me semble que la question du privilège se pose nécessairement de manière très différente en fonction de la taille du groupe dominé. Plus le groupe dominé est grand, plus son oppression a de chances de donner lieu à des privilèges chez les dominants, parce que plus la part supplémentaire du gâteau à se partager sera grande. Si les femmes se retrouvent brusquement privées d’emploi (si on leur interdit de travailler…), il y aura nécessairement beaucoup de postes qui se libèreront pour les hommes. En revanche, si les trans se retrouvent brusquement privé-e-s d’emploi, les avantages matériels qu’en tireront les personnes cis seront extrêmement ténus ; les chances de chaque personne cis de trouver un emploi n’augmenteront que dans des proportions très faibles. Il faudrait peut-être voir de manière plus rigoureuse jusqu’à quel point cette logique peut être systématisée, mais il me semble bien que, si on peut effectivement parler (parfois, mais moins que certain-e-s le disent) d’un « privilège masculin », il est plus difficile de parler d’un privilège cis, ou même d’un privilège hétéro.
[1] Je ne sais pas trop s’il y avait encore à l’époque des femmes seigneurs jouissant de privilèges féodaux… Dans le doute, je féminise.