pédophilie

Pourquoi il faut autoriser la pédopornographie virtuelle

Cet article est essentiellement, au fond, une réécriture de la troisième partie de celui-ci, qui utilise le même genre d’arguments, mais présentés d’une façon un peu différente. Il correspond mieux à la manière dont j’ai envie, à présent, de formuler les choses. Cette nouvelle manière de présenter les choses a en outre l’avantage de répondre, par la bande, aux objections que m’avait à l’époque opposées A3nm, en commentaire de mon billet.

Je n’ai pas accès au reste de l’entretien, mais je suis évidemment d’accord avec ce que William Marx dit ici. En abordant la question de la pédophilie dans son ouvrage Un savoir gai, Marx y soulignait un fait qui est évident pour moi depuis longtemps : en tant qu’hommes gays, lui comme moi sommes en quelque sorte prédisposés à nous intéresser au sort, et aux droits, des autres minorités sexuelles, en particulier quand elles sont fréquemment vilipendées.

Le journaliste, qui reconnaît lui-même n’avoir jamais réfléchi à la question, fait à William Marx une objection de bon sens : la représentation même virtuelle[1] d’actes pédophiles ne risque-t-elle pas de favoriser le passage à l’acte ? Ce à quoi il y a deux choses à répondre. La première : qu’en savez-vous ? Je ne connais pas d’études sur la question, mais les gens qui avancent cet argument n’en connaissent pas non plus. Il est frappant que la première idée qui leur vienne soit celle-là, alors qu’on pourrait tout aussi bien partir de l’intuition inverse : il ne serait pas aberrant que la pédopornographie fasse diminuer le nombre de passages à l’acte, en offrant un exutoire sans dommages à ceux qui sont sujets à des désirs de cette nature.

Mais la seconde réponse à faire revient à sortir de cette logique naïvement conséquentialiste, et de soutenir que quand bien même la pédopornographie virtuelle ferait augmenter le nombre de viols, ce ne serait pas un argument décisif pour l’interdire. En vérité notre univers culturel est saturé de représentations fictionnelles qui peuvent avoir pour effet collatéral d’inciter à la violence : il y a des films qui esthétisent le meurtre, la torture, le viol, ou qui nous procurent de la jouissance en nous montrant des flots d’hémoglobine. Néanmoins, et heureusement, il se trouve peu de gens pour réclamer l’interdiction de ce genre de films. Voici une anecdote intéressante : le braqueur Redoine Faïd, en 2009, libéré après un séjour en prison, avait interpellé le réalisateur Michaël Mann en lui reprochant d’avoir fait des films de gangster, notamment Thief (Le Solitaire), sans lequel, disait-il, il n’aurait pas basculé dans la violence et le banditisme. Il y a donc visiblement des gens que les films de braquage poussent à commettre des braquages. Et pourtant, personne ne veut interdire les films de braquage. Tout le monde peut entendre le discours de Redoine Faïd, mais la réaction spontanée des gens va plutôt être de dire que oui, d’accord, parfois certains films incitent à certaines choses, mais que malgré tout, cela ne vaut pas le coup de censurer le cinéma pour si peu. Que des gens commettent des crimes après avoir vu des films, cela fait partie des risques normaux qu’une société libre doit tolérer. C’est comme pour le terrorisme et l’état d’urgence : quand bien même des restrictions à nos libertés fondamentales permettraient effectivement de réduire le risque d’attentats terroristes, elles ne seraient pas légitimes pour autant.

De façon générale, quand il y a un arbitrage à faire entre la prévention des crimes et la liberté artistique, on a plutôt tendance à mettre le curseur du côté de la liberté artistique, en particulier lorsqu’on parle d’œuvres de fiction. Même lorsque certaines personnes critiquent le contenu politique d’un film en soulignant sa dangerosité, elles ne réclament pas, en général, son interdiction ‒ sans doute notamment parce que, même dans une perspective conséquentialiste, elles sentent bien ce qu’aurait de socialement dommageable la normalisation de ce genre d’interventions autoritaires. Le problème, donc, en l’occurrence, c’est le deux-poids-deux-mesures : le contenu pédopornographique fait l’objet d’un traitement tout particulier, justifié par l’invocation ad hoc et exceptionnelle d’un principe théoriquement universel (on interdit ce qui est dangereux) mais qu’on n’applique en réalité presque jamais en matière d’art et de fiction. Cela me contrarie beaucoup, parce que j’y vois un exemple d’arbitraire – et vous savez que l’arbitraire, je déteste ça ; arbitraire d’autant plus détestable en l’occurrence que, comme souvent, il joue au détriment d’une minorité vulnérable et malchanceuse, scandaleusement privée des moyens de se divertir innocemment.


[1] Je parle exclusivement dans ce billet de la pédopornographie virtuelle, n’impliquant pas d’acteurs humains (mais réalisée, par exemple, grâce à des images de synthèse). J’ai abordé la question de la pédopornographie « réelle » ici.

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Un photographe pédophile à la plage

[TW : discussions scholastiques sur la pédophilie]

Il y a quelques jours, à la plage, j’ai assisté à une scène étonnante. J’étais avec quelques ami-e-s, nous revenions de nous baigner, quand soudain nous tombons sur un attroupement de quinze ou vingt personnes qui insultaient et bousculaient un type assez vieux, l’air hagard. En nous approchant, nous comprenons que l’homme a été surpris en train de photographier des petites filles sur la plage. Des gens s’en sont rendus compte, lui ont pris son portable et ont constaté qu’il était plein de photos du même genre. Tout le monde est en colère contre lui, certains lui mettent des petits taquets, les plus furieuses sont des femmes (mères ou tantes, semble-t-il, des petites filles photographiées) qui l’injurient copieusement, le menacent de mort et essaient de le frapper. Redoutant un peu un lynchage, nous restons un moment sur les lieux pour voir comment les choses évoluent. Mais la plupart des gens se montrent raisonnables. Des hommes s’interposent et s’efforcent à la fois d’immobiliser le vieux pédophile en attendant que la police arrive (elle a été appelée) et d’empêcher les personnes les plus furieuses de le frapper. « Ca ne sert à rien de le frapper », « C’est à la police de s’en occuper », « On ne va pas se mettre en tort nous-mêmes », « On n’est pas un tribunal » : voilà quelques-unes des phrases entendues, qui redonnent un peu foi en l’humanité en ce qu’elles témoignent d’une adhésion minimale aux principes de l’État de droit. La police a fini par arriver, elle a embarqué le type et nous sommes parti-e-s à ce moment-là.

Cet épisode m’a quand même mis un peu mal à l’aise. La manière dont les gens l’insultaient (« pervers », « pédophile », « vieux dégueulasse », et même « pédé », mais bon, passons là-dessus) semblait témoigner du fait que ce qui lui était reproché, c’était moins l’acte en lui-même consistant à prendre des photographies de petites filles, que la nature de ses fantasmes et de ses attirances. Bref, il était coupable moins pour ce qu’il avait fait que pour ce qu’il était – et ce qu’il avait fait, simplement, révélait ce qu’il était. Ou disons plutôt que les deux se mêlaient dans l’esprit des gens. En tout cas je ne pense pas que la colère dont faisaient preuve tous ces badauds aurait pu se soutenir à un tel niveau d’intensité si elle n’avait pas été alimentée par la certitude que cet homme était habité par des désirs intrinsèquement immoraux. Car enfin, autant qu’on le sache, il n’avait fait de mal à aucun enfant – du moins rien ne permettait de le penser. S’il n’avait pas été surpris, les petites filles et les mères concernées auraient continué à passer des vacances paisibles et insouciantes. Alors quelle est la nature exacte de ce crime sans victime qu’on lui reprochait ?

On pourrait attaquer la conduite du vieux pédophile sous l’angle du « droit à l’image ». Mais le droit à l’image, c’est un principe qui me laisse dubitatif, tant il me paraît difficile d’en donner une formulation vraiment solide et cohérente. Car en l’occurrence, le pédophile n’a rien vu qu’il n’avait pas le droit de voir. Que l’on soit bien d’accord : il ne s’agit pas ici de pédopornographie. Des enfants peu vêtus sur une plage ne sont pas un spectacle intrinsèquement sexuel ; c’est seulement l’usage qui peut être fait ou non de ces représentations qui est sexuel. Si vous voulez voir des photos d’enfants en maillot de bain, c’est très facile : allez sur n’importe quel site de colonie de vacances, ce n’est pas interdit. Les petites filles étaient en maillot de bain sur la plage, elles étaient offertes au regard de tout le monde ; si l’homme s’était contenté de les regarder et de conserver leur image mentale dans son esprit, cela aurait été irréprochable, quand bien même il se serait ensuite servi de cette image mentale à des fins masturbatoires. Pourquoi alors semble-t-il plus grave de conserver une image photographique qu’une simple image mentale ? On pourrait être tenté-e-s de dire que c’est parce qu’une image photographique peut être diffusée, au contraire d’une image mentale. Mais alors, premièrement, c’est la diffusion elle-même qu’il faut réprouver, non la simple capture ou possession de photographies (et rien n’indiquait que le pédophile eût l’intention de diffuser ses images), et, deuxièmement, une image mentale pourrait fort bien être reproduite sous une forme susceptible d’être diffusée (supposons que le pédophile ait à la fois une excellente mémoire et un grand talent de dessinateur…). D’autre part, comme tout le monde, j’ai déjà pris des photos à la plage : pas des photos de petites filles ou de petits garçons, certes, mais des photos de vacances avec des ami-e-s dessus, ou encore des photos panoramiques. Sur certaines de ces photos, il y a certainement des petites filles et des petits garçons, un peu flou-e-s, en arrière-plan. Si on pense qu’il est mal de photographier des enfants en maillot de bain sur la plage, est-ce que c’est le fait spécifique de les prendre en gros plan que l’on condamne ? Ou bien le fait de les prendre tout court ? Mais dans le premier cas, qui me paraît le plus plausible, en quoi serait-il problématique de prendre une photo panoramique avec un appareil à très haute résolution, puis de zoomer et de rogner la photo pour se retrouver, en fin de compte, avec une photo d’enfant de bonne qualité ? La manière dont le pédophile, une fois rentré chez lui, utilise Photoshop ne regarde que lui. Mais si on admet qu’il est moralement licite de traiter ainsi les photographies panoramiques que l’on a prises, pourquoi ne le serait-il pas de photographier directement un enfant en gros plan, puisque le résultat est le même ? D’ailleurs, qui nous dit que les photographies que le pédophile avait dans son téléphone n’ont pas été faites, justement, à partir de photos panoramiques rognées et redimensionnées ? Ce que je veux dire avec ce développement, c’est qu’il est vraiment difficile de fonder un « droit à l’image » qui puisse empêcher, je ne dis pas la diffusion (c’est une autre question), mais la simple prise de photographies dans l’espace public. Ma position serait donc plutôt la suivante : quand on est dans l’espace public, eh bien, notre image devient publique, et on ne peut pas empêcher les gens de s’en servir, de la graver (en mémoire ou dans leur appareil), de s’en servir (à des fins artistiques, sexuelles ou autres).

Et puis au fond, quand bien même il serait moralement répréhensible de prendre des photos de gens dans l’espace public, est-ce que cela justifierait une telle animosité à l’égard du vieux monsieur ? Il s’agirait au pire d’une infraction morale assez bénigne. Ce qui explique la fureur des gens, en l’occurrence, c’est qu’ils supposent que le vieux monsieur utilise ses photographies pour s’exciter sexuellement. Et les gens ont sans doute confusément le sentiment qu’utiliser un enfant comme support masturbatoire, c’est d’une manière ou d’une autre porter atteinte à l’intégrité de cet enfant. Je pense que les mères qui étaient là étaient tout simplement révulsées, non pas à l’idée que l’on prenne leur fille en photo (dans plein d’autres contextes, cela aurait été tout à fait anodin), mais à l’idée que quelqu’un se masturbe en pensant à elle. Mais alors là, pardon, il y a un problème. Les gens et l’image des gens, ce n’est pas la même chose. Et autant faire des choses sexuelles avec des gens sans leur consentement, c’est un gros problème, autant faire des choses avec l’image des gens sans leur consentement, ce n’en est pas un du tout. Tout le monde a déjà fantasmé sur des stars sans leur demander leur avis. Tout le monde, je suppose, a déjà fantasmé sur des gens qu’il ou elle connaissait personnellement sans solliciter leur autorisation. Et ce n’est pas non plus un problème moral que de s’imaginer avoir avec son copain ou sa copine des pratiques sexuelles dont on n’a pas encore osé lui parler. Le consentement est un principe moral très important, mais il ne concerne que les actes, pas les fantasmes : nous ne sommes pas, nous ne pouvons pas exiger d’être, propriétaires des images de notre corps comme nous le sommes de notre corps lui-même ; nous pouvons encore moins exiger un droit de regard sur l’usage intime qui est fait des représentations de notre corps. Si des gens se masturbent sur des photos publiques de moi, je n’ai rien à dire (et s’ils se masturbent en s’imaginant me faire du mal, je n’ai rien à dire non plus).

Je pense donc que la colère des gens présents avait de très mauvais fondements. Il n’y a qu’à se balader un peu sur Facebook pour se rendre compte que, comme je l’écrivais jadis, la question de la pédophilie a ce pouvoir étrange de rendre complètement fascistes des gens a priori très raisonnables. La pédophilie fait figure de crime absolu, et les pédophiles de monstres absolus. (Bon, c’est en train de changer, maintenant on a aussi les terroristes qui leur font concurrence.) C’est en soi une excellente raison de se méfier des impulsions de la foule, de considérer les choses avec raison et froideur et, dans les situations qui nous inspirent de la méfiance ou du dégoût, d’essayer identifier ce qui nous gêne exactement et pourquoi. Et si l’on se rend compte que la principale chose qu’on a à reprocher à quelqu’un, ce sont ses fantasmes, alors il est temps de se dire que l’on fait fausse route.

La pédophilie (2e partie)

Première partie

Dans mon précédent article, j’avais essayé de préciser ce qu’il fallait entendre par « pédophilie », et j’avais argumenté contre la pénalisation de la pédopornographie virtuelle (c’est-à-dire de la pédopornographie qui n’implique pas d’enfants réels). Cet article-ci va envisager le problème de la pénalisation de la pédopornographie réelle. Il reprend les choses exactement au point où je les avais laissées ; par conséquent, il est très conseillé de lire d’abord la première partie.

*

4.

Reste la question de la pédopornographie réelle. Pour des raisons évidentes, la production d’un matériel pédopornographique impliquant réellement des enfants me paraît aussi condamnable que le passage à l’acte direct (cf. section 1).

Si l’on se place du point de vue du/de la consommateur/trice, le problème est plus compliqué. Faut-il réprimer la détention de matériel pédopornographique réel ?

Il y a quelques mois, j’aurais clairement répondu oui, parce que j’aurais assimilé le/la consommateur/trice de pédopornographie au/à la producteur/trice – j’en aurai fait, au minimum, son complice, puisque c’est la consommation en bout de chaîne qui justifie et permet les exactions en début de chaîne. Je ne suis plus si sûr de moi à présent ; ce qui m’a ébranlé, c’est notamment une discussion que j’ai eue avec un ami sur la question de la pénalisation des client-e-s de prostitué-e-s. Cet ami m’a fait remarquer qu’il était contraire à tous les principes du droit de réprimer pénalement quelqu’un pour atteindre quelqu’un d’autre à travers lui. Si l’on part du principe que, dans la prostitution, le/la méchant-e, c’est le/la proxénète, il est absolument injuste et immoral de mettre en prison quelqu’un d’autre sous prétexte que ça permet de faire diminuer la demande, donc d’affaiblir l’offre, donc d’affaiblir les proxénètes, donc de permettre indirectement à des prostitué-e-s de se libérer d’une situation qu’ils/elles n’ont pas choisie. Cela revient à punir quelqu’un non pour le tort qu’il a commis, mais parce qu’on considère que cela sera socialement utile. Cela ne respecte pas les droits, l’intégrité, la dignité, etc., de la personne que l’on punit.

Dans le cas précis de la prostitution, on peut peut-être considérer que le/la client-e commet un tort direct sur la personne du/de la prostitué-e, auquel cas l’argument tombe. (Et puis on peut se poser des questions sur l’efficacité de la pénalisation du/de la client-e, etc.). Reste que je suis tout de même très sensible à la forme générale de cet argument, qui me semble fonctionner remarquablement bien dans le cas de la pédopornographie. Le/la consommateur/trice ne commet pas de tort direct : si la vidéo qu’il/elle regarde existe, c’est que le mal est déjà fait. L’enfant concerné a déjà subi un dommage, et que la vidéo soit regardée ou non n’y change rien. Si l’on frappe le/la consommateur/trice, c’est simplement pour faire diminuer la consommation globale de pédopornographie, et donc pour protéger les enfants. Mais même si le but est noble, je ne suis pas du tout sûr qu’il soit moralement acceptable de frapper des innocent-e-s (de les mettre en prison, éventuellement) sous prétexte que cela permet d’arracher des victimes aux griffes des coupables[1]. Je ne crois pas que l’on puisse faire si peu de cas du droit que nous avons tou-te-s à être jugé-e-s en fonction de la moralité de notre comportement, pas en fonction de la gravité des crimes commis par d’autres.

L’excellent blog Repugnant Conclusions, dont j’ai déjà parlé dans mon premier billet sur l’avortement, propose une autre raison d’être contre la consommation de pédopornographie, qui me paraît à la fois contre-intuitive et séduisante. D’après Max Lewis (l’auteur du blog), la consommation de pédopornographie serait moralement répréhensible parce qu’elle porte atteinte au droit de l’enfant à son intimité et à sa privacy (« vie privée », ici, ne convient pas très bien) :

That is, the viewer of child pornography violates the child’s right that people not watch or listen to him or her at a time when that child would most like that right to be enforced—at a moment when another right is being violated.  This is a moment, which is intensely personal and hurtful and thus ought to be protected by privacy more than other, more mundane moments, e.g. when a child is eating ice cream at home.

Pourquoi pas. C’est élégant. Mais le problème, tout de même, c’est que dans le cas de la pédopornographie, le droit de l’enfant à sa privacy me paraît nettement moins enfreint par le/la consommateur/trice que par le/la producteur/trice. Si un magazine diffuse des photos volées d’une star, il pourra à juste titre être condamné, mais je ne pense pas que quiconque puisse sérieusement estimer que les personnes qui ont acheté le magazine, même en sachant ce qu’elles y trouveraient, doivent être condamnées. Max Lewis met lui-même le doigt sur le problème, sans vraiment s’en rendre compte semble-t-il, quand il précise : « However, even viewing a recording a child eating ice cream at home—without any kind of consent—is immoral, because it violates that child’s privacy. »

Autrement dit, il est d’autant plus important de respecter la privacy de l’enfant lorsque celui-ci est impliqué dans un acte pénible dont il est la victime (un acte sexuel auquel il n’a pas pu consentir), mais c’est surtout une question de degré : la privacy de l’enfant doit aussi être respectée lorsque celui mange une glace, et il est également immoral de regarder un enregistrement d’un enfant qui mange une glace à la maison. C’est tellement bizarre que ça ressemble à un argument par l’absurde – pourtant, ça n’en est pas un. Peut-on sérieusement considérer que je commets une faute morale si je regarde un blog où une maman ou un papa met des photos de son bébé ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose à creuser du côté de l’argument de la privacy, mais contrairement à ce que semble croire Max Lewis, l’idée de ce que l’on pourrait appeler un continuum de la privacy joue sérieusement contre cet argument.

D’autre part, il faut prendre la mesure de ce qu’implique le critère de Max Lewis. Si le problème, c’est que le visionnage d’une vidéo pédopornographique enfreint la privacy de l’enfant, alors le problème tombe dès lors que l’enfant est mort, ou dès lors qu’il est devenu adulte et qu’il a rétrospectivement donné son consentement à la diffusion des images en question. Dans ce cas, non seulement la consommation, mais même la diffusion du matériel en question devraient être autorisées. Cette conséquence ne me paraît ni suffisamment répugnante, ni suffisamment contre-intuitive pour emporter le rejet de ses prémices, mais il faut être prêt-e à l’assumer et à voir où elle nous mène.

De façon générale, je tiens quand même à dire que je trouve l’article de Max Lewis un peu embarrassé. Son but n’est pas de déterminer si la consommation de pédopornographie est immorale ou non, et pourquoi elle l’est, en posant comme hypothèse de travail « le caractère sérieux de l’offense », ce qui est une manière de fausser par avance le débat. Son dernier paragraphe respire le soulagement d’avoir trouvé un semblant de solution « au moins plausible », et la mise à distance véhémente de toute perspective conséquentialiste dont il semble intuiter qu’elle minerait nécessairement sa condamnation de la pédopornographie. Et de fait, dans une perspective conséquentialiste, on serait peut-être obligé-e de reconnaître que regarder une vidéo pédopornographique sur l’ordinateur d’un ami (donc sans qu’on l’ait téléchargée soi-même, donc sans que quiconque puisse jamais savoir que cette vidéo a été regardée par une personne de plus) ne cause de tort à personne et n’est donc pas immoral (sous réserve, peut-être, de l’existence de variantes plus raffinées de l’éthique conséquentialiste).

Je m’en voudrais de ne pas évoquer, avant de finir, un troisième argument possible contre la répression de la consommation de pédopornographie, mais je suis vraiment incapable de le développer de manière élaborée. C’est vraiment une intuition, que je jette : il me paraît très contestable moralement de condamner des gens à des peines lourdes alors que le délit est si facile à commettre (sur Internet, un ou deux clics suffisent, et l’on n’a pas besoin de bouger de chez soi). J’ai tendance à penser, je crois, que l’immoralité d’un délit est proportionnelle à la difficulté de sa mise en œuvre, c’est-à-dire au nombre d’obstacles qu’il a fallu surmonter pour l’accomplir, parce que chaque nouvel obstacle est une occasion manquée de renoncer à l’accomplissement dudit délit. Un délit commis en deux clics peut n’être qu’une erreur passagère – en revanche, un assassinat planifié, ou même un crime non prémédité mais impliquant une série de gestes distincts et inhabituels (prendre une arme, la braquer, appuyer sur la gâchette…), ne peut pas tomber dans cette catégorie. Peut-être d’ailleurs est-ce pour une raison de ce type que l’assassinat (homicide volontaire avec préméditation) est plus sévèrement puni que l’homicide volontaire sans préméditation.

5.

Je ne suis évidemment pas sûr de tout ce que j’ai écrit dans ces deux billets (surtout le second), mais je crois qu’il est de toute façon utile de poser le débat en des termes aussi clairs que possibles, plutôt que de l’obscurcir à coup de terrorisme intellectuel, d’amalgames et d’intimidations, comme cela s’observe parfois dans les discussions sur le sujet. L’essentiel, à mon avis, c’est d’être prudent et précis : quand on parle de « pédophilie », de quoi parle-t-on exactement ? D’actes précis, de fantasmes, de pornographie ? Pour pouvoir ensuite avoir des débats sérieux, qui relèvent de la philosophie morale ou de la philosophie du droit, il faut déjà être à peu près au clair sur les distinctions nécessaires.


[1] Un parallèle possible : sommes-nous moralement coupables, si nous consommons en connaissance de cause des vêtements fabriqués par des enfants asiatiques sur-exploités ? Serait-il légitime de punir de prison l’achat de tels vêtements ?

La pédophilie (1re partie)

Je comptais au départ faire un seul billet sur la question, mais il se trouve que le texte que j’ai écrit dépasse (de peu) la limite supérieure que je me suis assignée (cinq pages Word en Times New Roman, police 12, si vous voulez tout savoir : au-delà, il y a un risque qu’on trouve ça trop long…). J’ai déjà tout sous le coude, mais pour m’en tenir à mes principes, je publie mon texte en deux fois. La suite arrivera bientôt.

*

La pédophilie est un sujet bizarre, qui, pour reprendre l’heureuse formule d’un ami, a le don de rendre très vite tout le monde d’extrême-droite – et en particulier de faire perdre à des gens a priori intelligents et bien intentionnés tout sens de la mesure et toute espèce de rigueur logique. Il convient donc de jeter un peu de clarté dans les ténèbres, et, pour éviter de tout mélanger, de procéder aux distinctions qui s’imposent. Ce billet va donc être beaucoup plus analyse que synthèse.

1.

Quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal, et cela doit être sévèrement puni par la loi. Peu importe le « consentement » apparent de l’enfant.

(Je ne discute pas à partir de quel âge on devient un adulte, et à partir de quel âge on cesse d’être un enfant. Cette discussion m’ennuie, même si elle est nécessaire pour les juristes. Si vous voulez qu’on fixe les idées pour la suite du billet, imaginez que quand je dis « adulte », je pense à un homme ou à une femme de 40 ans, et que quand je dis « enfant », je pense à un petit garçon ou à une petite fille de 8 ans. Comme ça, il n’y a pas de débat.)

(La thèse de cette section semble être l’expression du bon sens, et ne pouvoir appeler aucune objection sérieuse. Cela dit, on peut sans doute au moins questionner son caractère universel. Le constructiviste qui sommeille en moi a une vague réticence à admettre que le caractère néfaste de la sexualité adulte-enfant puisse être absolument universel, naturel, etc., dans la mesure où la sexualité adulte-enfant n’implique pas nécessairement de lésion organique chez l’enfant, donc de dommage physique objectivable. Cela me fait penser à ce que je disais ici sur le caractère sacré de la sexualité comme argument contre le viol et contre la prostitution. Je propose que dans ce billet, on admette au moins par provision, que, au moins dans le cadre social et culturel qui est le nôtre, « quand on est un-e adulte, avoir des rapports sexuels avec un enfant, c’est très très mal. »)

2.

Mais le mot pédophilie ne désigne pas nécessairement une activité sexuelle, il peut aussi désigner des pulsions et des phantasmes. Les termes désignant des paraphilies et des orientations sexuelles n’incluent pas dans leur définition analytique l’idée de réalisation ou de passage à l’acte. Être urophile implique d’avoir des fantasmes fétichistes impliquant l’urine, mais pas nécessairement d’avoir déjà pratiqué la chose – et l’on peut être homosexuel-le, bisexuel-le ou hétérosexuel-le même si l’on est vierge.

Il y a donc là une distinction importante, qu’il est dommageable et même désastreux de ne pas faire. Être pédophile n’implique pas d’être un-e criminel-le, puisque cela n’implique en soi aucun passage à l’acte. Comme on ne voit pas pourquoi il y aurait un rapport statistique quelconque entre le fait d’avoir des fantasmes pédophiles et le fait d’avoir un sens moral dégradé, et comme il faut tout de même un sens moral sérieusement dégradé pour se croire autorisé-e à violer un enfant, on ne voit pas non plus pourquoi il n’y aurait pas énormément de pédophiles secret-te-s, qui ne sont jamais passé-e-s et ne passeront jamais à l’acte, et qui vivront paisiblement leur vie sans jamais faire de mal à quiconque. Confondre l’ensemble des pédocriminel-le-s sexuel-le-s (des criminel-le-s pédosexuel-le-s ?) avec l’ensemble des « pédophiles » est non seulement tout à fait inadéquat, mais en plus injustement stigmatisant pour les malheureux/ses qui vivront leurs fantasmes dans l’abstinence, la chasteté et la névrose.

Pour l’instant, je n’ai pas l’impression d’avoir dit grand-chose qui ne puisse pas faire l’unanimité chez des gens raisonnablement intelligents. J’ai déjà discuté de cette question plusieurs fois, sur Facebook ou sur des forums (il faut dire que j’aime bien chercher la bagarre), et je n’ai jamais entendu ni lu aucun argument qui puisse s’opposer à ce que j’ai énoncé jusqu’à présent (en laissant tomber les passages entre parenthèses dans la section 1). Pourtant, d’expérience, je pense pouvoir dire que la plupart des gens manifestent d’énormes résistances, complètement irrationnelles, à ces idées. C’est tout de même malheureux.

3.

On s’avance sur un terrain un peu plus délicat avec la question de la pédopornographie. Dans cette troisième section, je vais simplement parler de la pédopornographie virtuelle – celle qui, pour sa réalisation, n’implique pas de maltraitance sur un enfant réel. C’est-à-dire tout ce qui est dessin, image de synthèse, fiction écrite, etc. Je crois qu’en droit français, même cette partie-là de la pédopornographie est réprimée, ce qui est un pur scandale.

Le seul argument (apparemment) valable pour interdire la pédopornographie virtuelle est un argument conséquentialiste du type : de telles productions encouragent les passages à l’acte réels.

Mais premièrement, ce n’est pas sûr du tout. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre étude statistique sur la question (je ne vois pas comment il pourrait y en avoir…), et je ne vois donc pas comment on est censé-e savoir que les conséquences néfastes de la pédopornographie virtuelle l’emportent sur ses possibles conséquences bénéfiques. On pourrait par exemple imaginer que la pédopornographie virtuelle offre un défouloir masturbatoire à des personnes qui, du coup, seront moins enclines à s’en prendre à des enfants réels. Je ne dis pas que c’est vrai, je dis simplement que personne n’a prouvé que c’était faux.

Deuxièmement, l’argument tombe de toute façon de lui-même, parce qu’il est absolument isomorphe à des raisonnements qui, dans des domaines différents mais proches, n’emporteraient pas la conviction. Ainsi, faudrait-il interdire la pornographie (adulte) virtuelle, sous prétexte que l’excitation sexuelle risque de pousser des hommes sexuellement frustrés à violer des femmes ? Pour prendre un exemple dans un domaine un peu moins proche : faudrait-il interdire toute représentation de la violence dans la fiction, sous prétexte que cela pourrait donner de mauvaises idées à certain-e-s ? La liberté (en l’occurrence, liberté artistique et liberté d’expression) implique toujours un certain niveau de risque. Cela n’implique pas qu’il faille accepter n’importe quel risque au nom de la liberté ; mais en l’occurrence, le risque me paraît à la fois beaucoup trop incertain et beaucoup trop indirect pour justifier l’interdiction.

Je dis : « beaucoup trop indirect », parce qu’il implique l’intervention criminelle d’une personne autre que celle qui produit le matériel pédopornographique ; il me semble qu’on a d’autant moins le droit de sanctionner l’individu A qui fait un dessin pédopornographique pour des individus B, si c’est l’individu C qui commet le crime et qu’il soit possible de faire porter à C la responsabilité de ce crime. Il en irait peut-être différemment si le tort était commis à la suite d’un acte de A et sans autre intervention d’un nouvel agent humain – dans ce cas, le tort serait moins indirect.

Et puis cette interdiction de la pédopornographie virtuelle au nom de sa dangerosité passe par pertes et profits le fait que ce matériel est réellement utile à des gens qui, comme on l’a vu dans le second paragraphe, ne sont peut-être que de paisibles citoyen-ne-s qui n’ont pas l’intention de faire de mal à une mouche (à un enfant mouche). Dans le cas de pédophiles exclusif/ve-s (en supposant que cela existe, mais je suppose que oui, puisqu’en matière de sexualité à peu près tout existe…), et soucieux/ses de respecter les autres et les lois, la masturbation pourrait bien être la seule forme de sexualité qui puisse jamais leur procurer du plaisir. Les priver de la seule forme de pédopornographie acceptable (parce que virtuelle) en raison des crimes que d’autres gens à l’esprit moins noble pourraient hypothétiquement commettre, cela ressemble fort à une iniquité, et cela leur constitue en tout cas un tort considérable.

Je crois, au bout du compte, que ces deux premiers arguments en faveur de la légalité de la pédopornographie virtuelle doivent nécessairement être acceptés à partir du moment où l’on a accepté les thèses de ma seconde section. Je pense réciproquement que la meilleure, voire la seule, manière d’être contre la légalisation de la pédopornographie virtuelle, c’est de partir du principe plus ou moins conscient que tous ces gens-là (les pédocriminel-le-s sexuel-le-s, mais aussi les producteur/trice-s et consommateur/trice-s de pédopornographie virtuelle) sont des monstres, certainement pas des citoyen-ne-s comme les autres, et qu’il n’est pas légitime d’accorder le moindre poids à leurs droits (à la liberté d’expression, à la liberté artistique, à la sexualité) lorsque ceux-ci sont mis en regard de la sécurité des enfants.

Il y a encore un troisième argument en faveur de la pédopornographie virtuelle, mais qui me semble d’une nature très différente des deux autres : il n’y a pas de définition claire de ce que c’est que représenter un enfant. Quel degré de réalisme dans la représentation faut-il pour qu’une silhouette vaguement crayonnée soit considérée comme anthropomorphe ? Quelles caractéristiques physiques le personnage en question, qui n’existe pas en réalité, doit-il avoir pour être réputé avoir plus ou moins de tel ou tel âge ? Qu’est-ce qui m’empêche de dessiner des relations sexuelles entre créatures extraterrestres, dont certaines auraient des apparences plus ou moins enfantines, mais qui seraient tout de même, parce que j’en aurais décidé ainsi, parfaitement mûres sexuellement ? Tous ces problèmes ne se posent pas avec la pédopornographie réelle (les acteur/trice-s ont tel ou tel âge, théoriquement déterminable avec précision), mais se posent avec la pédopornographie virtuelle. Ils impliquent leur lot d’appréciation subjective du/de la juge, d’arbitraire (et l’arbitraire, c’est mal), et d’insécurité juridique.

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Dans la suite (coming soon), je parlerai de la pédopornographie réelle et des problèmes juridiques et moraux qu’elle pose.