névroses

Houria Bouteldja et les enfants juifs

Une citation particulièrement polémique des Blancs, les Juifs et nous, le dernier livre d’Houria Bouteldja, est celle-ci (où elle s’adresse aux juif/ve-s) :

Après tout, vos renoncements vous regardent. Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m’arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure.

Passage qu’Ivan Segré commente en ces termes :

Concluons. Après nous avoir parlé en long et en large de 1492, de l’impérialisme « blanc », du génocide des indigènes d’Australie et d’Amérique, de la colonisation du monde arabe depuis 1830, d’Hiroshima et de « la Une du Monde » titrant le 8 août 1945 « Une révolution scientifique : Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon » (cité p. 31), du « racisme républicain », des contrôles au faciès, de sa souffrance, etc., l’auteure nous explique posément, au beau milieu du livre, que lorsqu’elle croise « un enfant portant une kippa », elle s’arrête pour le regarder. Et à lire entre les lignes, on n’aimerait pas être à la place de l’enfant durant l’« instant furtif ». Mais qu’est-ce donc, me demanderez-vous, qu’un « enfant portant une kippa » ? Je n’en sais fichtrement rien.

Ce que je sais en revanche, c’est qu’il suffirait que l’enfant ne porte pas de kippa pour que l’auteure ne s’arrête pas pour le regarder. Sans kippa, en effet, il ne serait pas « Juif », il serait… « blanc ». Un enfant comme il y en a tant d’autres en France. Et alors l’auteure le croiserait au pire indifférente. C’est pourquoi j’y reviens, et j’y insiste : demandez aux Inuits, aux Dogons, aux Tibétains, et croyez-moi, ils vous diront que cette « indigène » qui prétend parler en leur nom, elle a le visage pâle. Mais fort heureusement, pas plus qu’elle n’est la porte-parole des Inuits, des Dogons ou des Tibétains, Houria Bouteldja n’est la porte-parole des arabes, des musulmans ou des Palestiniens. Elle n’est que la porte-parole du « possible prélude de sa ruine intérieure ». Il ne tient cependant qu’à elle d’en conjurer le cours et de nous rejoindre, nous qui sommes issus de toutes les « races » et partageons un même axiome : lorsqu’un adulte porte un sale regard sur un gosse, pour la seule raison que ce gosse est juif, noir, arabe, indien, jaune ou que sais-je, on n’est pas « juste avant la haine », on est « juste après ». C’est le b-a.ba de l’amour révolutionnaire, outre que la terre est bleue comme une orange.

Le texte de Segré a ceci de commun avec la prose habituelle de Bouteldja qu’il met en œuvre un style sinueux et contourné, qui permet de ne jamais dire les choses clairement et de se ménager toujours mille possibilités de rétractation. Mais tout de même, dans ce passage, on sent affleurer un reproche de nature morale, en même temps qu’une injonction faite à Bouteldja de corriger ses penchants racistes (d’en « conjurer le cours »).

Cette critique, placée en conclusion du texte, me paraît injuste et basse – et je suis souvent sévère avec le PIR, mais là, ça tombe à côté. De ce que je comprends de la démarche générale de Bouteldja, elle veut faire une sorte de psychanalyse à la fois personnelle et collective – collective en tant qu’elle postule, ce qui n’est pas idiot, que son cas n’est pas singulier et que ses pairs, ses frères et soeurs racisé-e-s[1], étant dans la même situation qu’elle, peuvent se reconnaître dans l’exposition de sa propre subjectivité. Elle veut réactualiser Fanon, quoi. Et quand on fait une psychanalyse, forcément, on étale ses névroses. Et les névroses, parfois, ça n’est pas joli joli. C’est comme ça.

Je voudrais proposer une comparaison qui, chose inhabituelle sur ce blog, sera un peu personnelle. Il se trouve qu’il y a quelques semaines, je me suis rendu compte que j’aime l’État. Il faut bien me comprendre. D’un côté, je suis très sensible à sa violence ; les abus policiers, si nombreux ces temps-ci, me rendent furieux ; je déteste viscéralement la police, à cause de tout ce que je vois sur Internet et en manif, et je déteste aussi Valls et Cazeneuve, que je tiens pour complices. Ces sentiments-là, vu mes positions politiques, sont logiques. Par tous ces aspects, je hais l’État. Or il se trouve que quand je me regarde, je me rends compte que mon rapport à l’Etat est fait de détestation et de fidélité. C’est comme ça. Car le fait est que j’ai été, à toutes les étapes de ma scolarité et de ma carrière, validé, encouragé, payé, bien traité, choyé par l’État. Hors contextes militants, je n’ai pas à me plaindre de lui, et j’ai globalement l’impression d’être du même côté que lui : il y a donc une partie de moi qui aime l’État. J’ai d’ailleurs parlé de cela sur Facebook et certain-e-s de mes camarades m’ont dit qu’il/elle-s s’étaient reconnu-e-s dans ce que j’avais écrit, ce qui m’a fait plaisir, et me prouve que bien souvent, en parlant de soi, on parle des autres, c’est-à-dire aux autres.

Bref, je pense que j’aime l’État de la même manière que Bouteldja n’aime pas les juif/ve-s : comme une névrose que l’on découvre ou constate avec étonnement, dont on n’a aucune raison de se satisfaire, mais qu’il faut pourtant gérer. La différence, évidemment c’est qu’aimer l’État, même si c’est paradoxal et surprenant dans mon cercle de sociabilité, c’est encore avouable (ça pourrait même être, allez savoir, une forme de coquetterie que de le reconnaître), alors que ne pas aimer les juif/ve-s, ça l’est beaucoup moins. Indépendamment de toutes les stratégies tordues qu’on peut soupçonner chez elle, il me semble qu’on doit plutôt savoir gré à Bouteldja d’être honnête et courageuse sur ce point. Elle est antisémite, elle n’en est pas fière, elle le dit, et elle a le droit. L’essentiel, c’est qu’elle n’agresse pas les gens. Le reste, cela relève du droit à la névrose, dont j’ai déjà parlé ici – et qui devrait être garantit par la constitution.


[1] Je laisse de côté la question, éminemment problématique, de savoir quelle est la catégorie raciale pertinente dans l’affaire : tou-te-s les immigré-e-s ? les immigré-e-s issu-e-s d’anciennes colonies ? les arabes ? les musulman-e-s ?…

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Le jugement politique comme un élément du jugement de goût

Lorsque l’on veut proposer une analyse politique d’une œuvre d’art, il est fréquent de soigneusement dissocier d’emblée la question de la qualité esthétique et la question du contenu idéologique. Par exemple, si je regarde le dernier article du Cinéma est politique portant sur un film que j’ai vu, je lis ceci :

Et avant de commencer vraiment, mettons-nous d’accord sur un point : oui Mad Max est visuellement époustouflant, virtuose et inventif dans la forme, captivant par son rythme effréné. Je ne remettrais pas ça en cause dans ce texte et je ne parlerai pas de ses qualités cinématographiques.

J’ai un peu la flemme de chercher plus loin, mais je suis sûr d’avoir lu des déclarations de ce genre ailleurs sur le site. Et cette séparation entre esthétique et idéologique est d’ailleurs un point que je ne remettais pas en cause dans mes précédents billets sur l’analyse politique de l’art, notamment celui-ci, où j’écrivais :

J’en profite pour préciser quelque chose d’évident, mais d’important : dire que les jugements politiques doivent se penser sur le modèle des jugements de goût n’implique pas du tout que pour une œuvre donnée, les deux jugements soient nécessairement concordants. Par exemple, on peut tout à fait trouver qu’un film est à la fois un film raciste et un film excellent, et on peut trouver très ennuyeux un film dont on ne contestera toutefois pas la portée antiraciste.

Pourtant, il me semble que l’on pourrait complexifier un peu la question, en signalant que lorsqu’on est face à un film, notre impression de spectateur/trice est synthétique. On peut bien, rétrospectivement ou même sur le moment, essayer de faire la part des choses et identifier les défauts et les qualités, dans chaque ordre, du film. Mais il n’en reste pas moins qu’avant toute analyse, le film nous procure un sentiment de confort ou d’inconfort, un sentiment positif ou négatif, qui va faire au bout du compte qu’on aime ou qu’on n’aime pas ce film.

Dans le cas d’un film militant, de gauche, etc., qui présente en outre de vraies qualités cinématographiques, il me paraît incontestable que notre agrément, voire notre sentiment de jubilation, sera indissociablement dû et à la réussite esthétique du film et au message politique qu’il contient et qui nous flatte. Si je pense aux Nouveaux Chiens de garde (Balbastre et Kergoat, 2012), par exemple – cas un peu particulier, puisqu’il s’agit d’un documentaire, mais en l’occurrence ça ne change rien – mon plaisir tient à la fois au fait que le film dise ce que je pense et au fait qu’il soit bien réalisé. Je peux faire cette distinction quand j’en parle, mais mon contentement est d’abord unitaire.

Inversement, il y a des films que je n’ai pas aimés notamment parce que leur message politique, réel ou supposé, m’a mis trop mal à l’aise. Je pense notamment à Whiplash, de Damien Chazelle (2015) : je n’ai pas l’intention de rentrer ici dans un débat sur le sens politique du film, ni même d’expliquer longuement pourquoi je ne l’ai pas aimé, mais en gros, ce sont des raisons d’ordre idéologique qui m’ont empêché d’y adhérer et d’apprécier le film.

Ce que je veux dire, c’est simplement que l’appréciation idéologique fait partie de l’appréciation esthétique au sens large.

Mais il y a un corollaire gênant : à ce compte-là, aimer un film implique donc toujours, sinon d’être d’accord avec son contenu, du moins de ne pas être trop en désaccord avec lui pour adhérer au film, pour marcher dans le film. L’attitude consistant à dire qu’on a trouvé tel film raciste, mais qu’on l’a bien aimé quand même (tout en l’ayant trouvé raciste) est éminemment suspecte : celui ou celle qui adopte cette attitude peut au moins être soupçonné-e de complaisance envers le racisme. C’est une conclusion désagréable et inconfortable, mais défendable.

Ou alors… ou alors il faut faire un pas de plus, soumettre le concept même de racisme, et de X-phobie* en général, à une critique sévère, et conclure que dans certaines acceptions du mot, ce n’est pas si grave d’être raciste. Après tout, on ne parle pas d’un racisme traduit en actes, ni même d’un racisme verbalisé, ni même, le plus souvent, d’un racisme conscient : on parle simplement d’une tendance spontanée de l’esprit à adhérer à des discours, non, même pas, à des représentations X-phobes.

Mais en quoi est-ce, moralement parlant, un problème ?

Notre honneur ne réside pas dans le fait d’être pur-e et sans pulsion mauvaise ; il réside dans le fait de les réfréner, de ne pas leur donner libre cours, et de ne pas les laisser guider nos comportements. Pour le reste, pour ce qui se passe aux tréfonds de nos têtes, nos psychismes sont trop complexes pour qu’on puisse y faire la police. Nous avons des représentations qui ne sont pas glorieuses ? Nous avons aussi des fantasmes, des rêves, qui peuvent être « X-phobes » en ce sens faible du mot, et c’est comme ça.

Après tout, il y a beaucoup de gens qui aiment les films violents – j’ai moi-même plutôt apprécié le dernier Tarantino, Les Huit Salopards. Si on arrive à adhérer à un film qui contient tellement d’hémoglobine et où l’on tire tellement de coups de feu, c’est probablement parce que l’on a, quelque part, une certaine disposition à cette violence. Mais cette disposition n’est pas condamnable en soi. On ne peut pas l’exprimer en disant qu’on « aime » la violence, encore moins qu’on « est » violent. Il se trouve simplement qu’il y en nous quelque chose qui, plus ou moins honteusement, se complaît au spectacle de la violence (mais d’une violence euphémisée, en l’occurrence, puisque tout cela est pour de faux).

Au fond, en ce sens-là, il est légitime de réclamer le droit à cette « disposition à la violence », comme il est légitime aussi de réclamer le droit à la X-phobie et au racisme, c’est-à-dire le droit d’avoir des pulsions peu nobles. Il s’agit simplement de réclamer le droit à la névrose, et cela nous concerne tou-te-s.