militantisme

Manifestations interdites, manifestations réprimées : comment détruire l’état de droit ?

Le mouvement social contre la loi El-Khomri a été marqué par une répression particulièrement sévère. En particulier, le droit de manifester a été largement bafoué – d’au moins deux façons, que cet article a pour but de distinguer et d’analyser.

La manifestation parisienne du 23 juin a d’abord été interdite, avant d’être finalement autorisée sous la forme d’un parcours minuscule et circulaire autour du bassin de l’Arsenal. La perspective d’une interdiction a soulevé, à juste titre, d’assez larges indignations : de la part, bien sûr, de toutes les organisations impliquées dans le mouvement, mais aussi de la part de la Ligue des droits de l’homme et de la CFDT. Là-dessus, l’essentiel a été dit : l’interdiction pure et simple d’une manif syndicale aurait constitué un événement gravissime, sans précédent depuis des décennies. Il est heureux que le gouvernement, sous la pression des syndicats, ne soit pas senti tout à fait assez fort pour aller jusqu’au bout. Il y a beaucoup à dire sur les circonstances dans lesquelles, au bout du compte, les manifestant-e-s ont eu le droit de défiler : beaucoup d’entre eux/elles ont trouvé très humiliant de devoir marcher sur un parcours aussi court, autour d’un bassin, derrière des grilles anti-émeutes qui faisaient penser aux barreaux d’une cage, après avoir dû subir de multiples fouilles pour parvenir sur les lieux du défilé. Mais en fin de compte, c’est tout de même le gouvernement qui a eu l’air de céder, en autorisant une manifestation itinérante à la place du rassemblement statique qu’il avait essayé d’imposer. Il n’empêche que le mouvement social a senti le vent du boulet : on n’est pas passé-e-s loin d’une des pires atteintes, depuis des décennies, à la liberté de manifester.

C’eût été, donc, très grave. Mais sans vouloir aucunement minimiser l’affaire, il faut aussi remarquer qu’au moins, quand une manifestation est interdite, les choses ont le mérite d’être claires. D’abord parce qu’il s’agit d’une décision administrative publique, qui peut faire l’objet de contestations et de débats dans la société civile – comme ce fut justement le cas l’avant-veille et la veille du 23 juin. Ensuite parce que chaque manifestant-e sait à peu près à quoi il/elle s’expose : en allant manifester malgré l’interdiction, on sait qu’on enfreint la loi, et qu’on s’expose à être réprimé-e – chargé-e, gazé-e, matraqué-e, éventuellement interpellé-e, voire placé-e en garde à vue, voire condamné-e. Les personnes qui choisissent de défiler malgré l’interdiction prennent quelques risques, mais le font en connaissance de cause. C’est autre chose quand une manifestation est autorisée, mais réprimée quand même. Je ne sais pas si c’est plus ou moins grave que quand elle carrément interdite – on a spontanément tendance à penser que c’est tout de même moins grave, mais en vérité cela me semble être une manière certes différente, mais presque aussi efficace, et en tout cas plus vicieuse, de s’attaquer à l’état de droit.

Les manifs autorisées-mais-réprimées sont devenues très fréquentes ces dernières semaines. Lors de la manifestation nationale du 14 juin, par exemple, des gens ont été nassés, chargés, matraqués, gazés jusqu’à en suffoquer, alors qu’ils/elles avaient parfaitement le droit d’être là. C’est ce jour-là qu’un sommet dans la violence policière a été atteint, mais à un moindre degré on avait déjà connu des épisodes semblables dans de précédents défilés. Il faut se rendre compte de ce qu’une telle gestion policière des manifestations implique sur la psychologie des manifestant-e-s. Vous avez le droit d’être là, et pourtant vous vous faites (mal)traiter comme un-e délinquant-e ! L’attitude logique, pour une personne raisonnable, consiste à adapter son comportement, non plus en fonction du critère de la légalité, mais en fonction du critère de la prudence : on se met à admettre qu’il y a des comportements légaux, mais imprudents, comme par exemple le fait de défiler de telle ou telle manière, dans tel ou tel endroit de la manifestation (typiquement : avec le cortège de tête, connu pour abriter de nombreux/se-s autonomes, aka « casseur/se-s »).

Dans ce genre de circonstances, il est très facile de se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, et de se faire embarquer, éventuellement de se faire mettre en garde à vue. Bien sûr, on ne sera jamais condamné-e pour le seul fait d’avoir participé à une manifestation autorisée. En revanche, des comportements à la fois légaux et anodins peuvent parfaitement être considérés, non comme des motifs d’inculpation en tant que tels, mais comme des indices à charge censés établir qu’on a participé, ou qu’on comptait participer, à des violences. Ainsi, le fait d’avoir des lunettes de piscine dans son sac (quoi de plus naturel, pourtant, que de vouloir se protéger des lacrymos ?), le fait d’avoir chez soi des documents sur nos droits en cas d’interpellation, le fait d’être habillé-e en noir

Sachant tout cela, le champ de ce qu’il est prudent de faire se réduit de plus en plus, et dangereusement. Tout le monde sait qu’il ne faut pas venir en manif avec quoi que ce soit qui puisse être assimilé à une arme par destination, y compris le petit couteau à lame arrondie qu’on a utilisé pour couper le pain du pique-nique de la veille. Mais beaucoup de gens ont mis quelques semaines avant de se rendre compte qu’avoir des lunettes de piscine dans son sac, en cas d’arrestation, ce n’était pas une très bonne idée. Puis ce fut le tour du sérum physiologique, pourtant bien pratique en cas de gazage – aux dernières nouvelles, même les foulards sont suspects… En quelques semaines, on a vu se réduire drastiquement le champ, non de ce qui est autorisé, mais de ce qu’il est raisonnablement prudent de faire et d’avoir en manif.

Mais évidemment, et c’est là que je veux en venir, ces consignes de prudence ne sont écrites nulle part. Au mieux y est-il fait allusion dans des communiqués de la préfecture de police, qui n’ont pas de valeur juridique, et qui de toute façon ne permettent pas d’anticiper tous les raisonnements vicieux des policier-e-s et des juges. S’installe alors une énorme zone grise, de plus en plus vaste en fait, de comportements qui ne sont ni explicitement interdits, ni tout à fait autorisés. C’est déjà un énorme problème : l’un des fondements de l’état de droit est censé être la sécurité juridique, c’est-à-dire le fait de savoir avec un assez grand degré de certitude sur où l’on se situe par rapport à la loi, qu’on l’enfreigne ou non. On doit savoir si on l’enfreint ou si on ne l’enfreint pas ; et on doit savoir que, si on ne l’enfreint pas, on nous laissera jouir paisiblement de nos droits, sans risquer d’être victimes d’interventions arbitraires et tyranniques de la puissance publique – cela, c’est exactement la sûreté dont parlent les révolutionnaires de 89 dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (article 2). Étendre démesurément cette terrifiante zone grise, c’est attaquer à la fois la « sécurité juridique » et la « sûreté » face au pouvoir, donc attaquer l’état de droit.

Mais il y a peut-être encore pire. Car comment savoir, au fond, ce qui est prudent ou pas ? En l’absence de toute codification explicite, le seul critère à notre disposition est celui, redoutable, du bon sens – et pas le bon sens militant, évidemment, mais le bon sens du pouvoir. La seule façon de savoir ce qui est prudent ou non est de se demander, au fond, ce qu’en penserait un-e flic moyen-ne ou un-e juge lambda. Théoriquement, une loi claire et précise nous dispense de ce douloureux effort de projection mentale : on sait ce qui est interdit et autorisé, on peut désapprouver la loi telle qu’elle est, on peut l’enfreindre, mais on n’a pas besoin de se mettre à la place de l’ennemi. Là, il faut anticiper, deviner, ce qui est aux yeux de l’ennemi un « bon-ne » manifestant-e, pour autant qu’il y en ait (en tout cas un-e pas trop méchant-e), c’est-à-dire un-e manifestant-e qui ne va pas dans le cortège de tête, qui n’a ni lunette de piscine ni sérum physiologique sur lui ou sur elle, qui ne connaît pas ses droits en garde à vue (connaître ses droits, c’est suspect !). Et la manière la plus simple, la plus efficace, la plus reposante de comprendre ce point de vue de l’ennemi, c’est de se l’incorporer, de s’efforcer d’y adhérer. Cela bien sûr ne se fera pas sans dissonance cognitive : on sait bien, au fond, qu’avoir des lunettes pour se protéger des gaz est légitime, qu’il est injuste de nous le reprocher, etc. Mais c’est tellement reposant, en même temps, et tellement sécurisant, de se comporter en « bon-ne citoyen-ne », non pas seulement respectueux/se des lois, puisque cela ne suffit plus, mais même en citoyen-ne insoupçonnable ! C’est vraiment la dernière des violences, pas la plus brutale sans doute, mais la plus insidieuse et la plus profonde : celle qui nous oblige, mine de rien, à adhérer subjectivement à la logique de l’ennemi, à substituer insensiblement au critère du légal celui du prudent… et à celui du prudent celui du bien. Celle, autrement dit, qui entreprend le viol lent de nos propres valeurs.

Et quel meilleur moyen de faire en sorte que les gens se rendent complices de leur propre oppression ? Quelle meilleure façon, meilleure encore que les interdictions pures et simples, de laisser peu à peu le champ libre à l’arbitraire du despote ?

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De la pensée à l’action : retour sur un malentendu

Dans une conversation récente j’ai résumé à un ami, mais peut-être mal, le contenu de ce billet dont l’idée est qu’il n’y a pas de rapport simple entre la pensée et l’action, et qu’en un sens cela ne veut rien dire de prétendre agir selon ce qu’on pense. Ledit ami, un peu moqueur, m’a accusé de faire l’éloge de l’inaction, et de tenir une position absurde. Je voudrais ici me défendre. Je ne pense pas, ni que ma position soit absurde, ni qu’il s’agisse vraiment de ma part d’un éloge de l’inaction. Et je vais mobiliser, pour le montrer, deux arguments très différents.

1. Il n’y a pas que la « pensée » dans la vie

D’abord, ce n’est pas parce que l’action ne peut pas se déduire de la pensée, qu’elle ne peut pas découler d’autre chose. Je recopie tel quel un statut Facebook que j’ai publié récemment, non pour engager une discussion sur son contenu précis, mais pour illustrer ce que je veux dire :

Si je me sens d’extrême gauche, ce n’est pas parce que je suis rationnellement convaincu que les marxistes ont raison. Je n’ai pas lu Le Capital, et même si je l’avais lu, compris et étudié, je serais encore impuissant à répondre adéquatement aux objections qui lui sont faites par des économistes non marxistes. Je ne vais pas faire semblant de m’être approprié une doctrine que je ne peux guère croire que sur parole.

Non, mes raisons sont beaucoup plus profondes. Mes raisons, c’est Emmanuelle Cosse, qui rallie sans scrupule un gouvernement qu’elle dénigrait deux semaines plus tôt, c’est François Hollande et Manuel Valls, qui s’apprêtent à faire voter par le parlement un copié-collé du programme du MEDEF tout en continuant cyniquement à se dire de gauche, c’est Sarkozy et toutes les affaires qu’il traîne au cul, et je ne parle même pas du clan Le Pen. Ma fidélité et ma sympathie à l’égard de la gauche anticapitaliste relèvent sans doute surtout de la posture éthique : d’un côté il y a des gens qui, autant que je puisse le savoir, sont pour l’essentiel probes et honnêtes ; de l’autre il y a les opportunistes, les menteur/ses, les tricheur/se-s, les corrompu-e-s. La hideur morale de la classe politique suffit à me tenir éloigné d’elle. On en rediscutera peut-être le jour où il y aura, dans ce pays, des écologistes intègres, des sociaux-démocrates intègres, des libéraux intègres, des républicains intègres, des centristes intègres, des réactionnaires intègres, bref des gens qui ne pensent pas comme moi mais dont on puisse prendre un minimum le projet au sérieux. En attendant, je sais quel est mon camp, et d’une manière bien plus sûre et bien plus ferme que si ma décision était le résultat d’un examen rationnel et technique des positions politiques et économiques portées par les un-e-s et les autres.

Ce que je veux dire par là, c’est que dans l’engagement militant de probablement tout le monde ou presque, l’essentiel se joue ailleurs qu’à un niveau rationnel. On peut prendre parti par dégoût contre l’attitude de ceux et celles qui nous dirigent. On peut aussi très bien être amené à militer, à se mobiliser, parce qu’instinctivement le sort fait à telle catégorie de personnes (au hasard, en ce moment, les migrant-e-s ?) nous révulse. Ce qui nous meut, ce sont d’abord des affects, des principes, des valeurs, des intuitions morales, voire des émotions – l’amour ou l’amitié que l’on porte à des gens qui luttent ne peuvent-ils pas être des mobiles puissants pour faire comme eux ? C’est sans doute largement comme cela que les choses se passent, et ce n’est pas forcément grave. Dans ce billet, j’avais essayé de démontrer que la morale ne pouvait pas avoir de fondement rationnel, et que c’était plutôt une bonne chose, car nos croyances morales fondamentales (l’universalisme moral par exemple) sont plus pérennes, plus profondément ancrées en nous que n’importe quel résultat de n’importe quelle déduction rationnelle, toujours susceptible d’être remise en cause par un nouvel argument ou un nouveau fais. Eh bien là, c’est pareil : il me semble qu’un engagement sensible, qui part des tripes ou du cœur plutôt que du cerveau, a toutes les chances d’être plus durable, moins superficiel, qu’en engagement bâti sur la raison.

Bien sûr, on me rétorquera que tout engagement est toujours partiellement sensible et partiellement rationnel, et que donc je tords le bâton et verse dans l’irrationalisme… Mais j’y viens.

2. Sur le statut de mes billets

Il faut que je dise un mot du statut des idées que j’avance dans mes articles. En fait, sans doute parce que j’avais conscience du caractère potentiellement absurde de mes conclusions, j’avais déjà pris mes précautions dans le billet incriminé. J’écrivais, en manière de « pirouette conclusive » :

Bien sûr, on hésitera à aller jusqu’au bout du mouvement amorcé ci-dessus, et à affirmer franchement qu’il n’y a pas un certain rapport de conformité, même lointain, même distendu, entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Il est patent que certaines idées prédisposent à certaines actions.

Bien sûr, on me répondra (on m’a répondu !) que le rapport entre pensée et action est lui-même dialectique, qu’il ne doit pas se penser sur le mode d’une simple homologie ou d’un simple parallélisme.

Mais tant qu’on ne m’expliquera pas exactement de quelle nature, alors, est ce rapport, on ne me convaincra pas de renoncer à une position maximaliste et aporétique – dont le but réel, comme souvent sur ce blog, est d’inquiéter mon/ma lecteur/trice, plus que de lui apporter des réponses.

J’insiste sur la dernière phrase : il s’agit d’ « inquiéter mon/ma lecteur/trice », c’est-à-dire, au sens étymologique, non pas de lui faire peur, mais de le/la déranger dans ses certitudes et son confort. C’est que j’ai une vision vraiment collaborative de ce blog – et je ne dis pas cela en référence aux gens qui, m’ayant lu, me laissent des commentaires (et je les remercie), mais aussi aux gens qui me lisent silencieusement, et qui, peut-être, repensent un jour et sans s’y attendre à quelque chose qu’ils ont jadis lu ici. La pensée infuse, les idées mûrissent, et sous une forme qui n’est jamais tout à fait celle sous laquelle elles ont été exposées : c’est à cette condition qu’elles sont vivantes. Ce sera telle bribe de billet, tel aspect d’un raisonnement, éventuellement déformé, corrigé ou précisé (mais tant mieux), qui peut-être donnera à tel-le ou tel-le de mes lecteur/trice-s, face à un problème ou dans une discussion, le déclic pour, à un moment donné, penser mieux. Je n’interdis à personne d’être convaincu de A à Z par mes raisonnements, mais ce n’est pas la seule manière dont je serais heureux que mon blog soit utile.

Tout cela est fortement lié à l’éloge que j’avais un jour fait de la « philosophie non démonstrative », qui procède par ajout de propositions (au sens où l’on « propose » quelque chose, une idée, et non au sens grammatical du terme) plutôt que par démonstration rationnelle en bonne et due forme. L’idée est que l’une des modalités possibles de l’activité philosophique consiste simplement à mettre des choses dans la tête des gens, et à les y laisser vivre leur vie. La question de la valeur de vérité des choses en question devient alors secondaire : les gens ont désormais, à leur disposition, un modèle de raisonnement qui ne sera probablement pas applicable tel quel à tous les coups, mais qui leur fournira parfois bien opportunément le déclic dont je parlais plus haut. Il s’agit d’un modèle additif plutôt que soustractif de la pensée : le tout est de donner des clés de compréhension, d’enrichir les esprits en accroissant leur capacité à saisir le monde, et non d’imposer des thèses qui viendraient à la place d’autres thèses. La pensée soustractive, c’est la pensée mathématique : un théorème démontré relègue dans le faux, en vertu du principe de non-contradiction, tous les énoncés auxquels il s’oppose. La pensée additive, c’est la pensée philosophique lorsqu’elle fait confiance, par exemple, à la valeur herméneutique de l’apologue ou de l’aphorisme, et qu’elle essaye de doter les gens d’un peu plus de clés mentales.

Des exemples ? La plupart de mes billets à la conclusion polémique pourraient sans doute faire l’affaire. J’avais montré qu’il était absurde que les milieux militants cherchent à être safe. Absurde, l’est-ce toujours ? Peut-être pas, il doit bien y avoir des cas où cette revendication est légitime. Il n’empêche : mes arguments valent, obstinément, et sont toujours là pour contrebalancer les arguments en sens contraire ; il arrive qu’ils l’emportent sur eux, et à ce moment-là il est bon de les avoir en tête. Cela assouplit l’esprit et permet, parfois, de penser le réel.

Un exemple encore meilleur. Les dominant-e-s ont-ils/elles un avantage épistémologique pour penser la domination ? J’avais montré que oui, et je maintiens, à condition de ne pas considérer pour autant comme fausse la proposition inverse. Les dominé-e-s aussi ont, ou peuvent avoir, un avantage épistémologique pour penser leur domination. Mais cette idée-là est banale dans certains milieux militants ; en être convaincu-e est utile, mais n’aide certainement pas à penser toutes les situations qui peuvent se présenter, et encore moins à penser le caractère contradictoire des situations. Mon article aide à cela. Et la preuve que j’ai raison (ou parfois raison, mais je ne prétends pas plus) réside simplement dans le fait que mes arguments soient parfois utilisables. J’ai commenté le cas de cette philosophe handicapée que sa situation de personne handicapée limitait manifestement dans ses investigations philosophiques, et j’ai pu illustrer grâce à lui le postulat d’un avantage épistémologique des dominant-e-s. Le cas d’Elisabeth Barnes, puisque tel est son nom, est anecdotique en soi, mais je n’ai pu le commenter que parce que j’avais en tête, en en prenant connaissance, des arguments dont je sentais qu’ils étaient parfois vrais.

Pour radicaliser le propos (mais je n’ai aucun scrupule à le faire, compte tenu de ce que je viens d’expliquer…), je dirais qu’à la limite mes arguments ne sont ni vrais ni faux, mais adéquats ou inadéquats à une situation. C’est comme un outil : un marteau, un tournevis ne sont ni vrais ni faux, mais plus ou moins appropriés à une situation précise, comme celle où on a besoin d’enfoncer un clou. Il y a des outils qui sont sans doute plus utiles que d’autres, qui servent plus souvent que d’autres, mais on n’est pas obligé-e de savoir, au moment où on les fabrique, quelle est l’étendue exacte de leur utilité. Et on n’est pas obligé-e, quand on produit un argument, de savoir quel est son domaine exact de validité. On revanche, lorsque la boîte à outils dont on dispose est d’une capacité illimitée (et c’est le cas de notre cerveau), on a intérêt à avoir le plus d’outils possibles.

C’est en ce sens que je dis qu’on ne peut pas passer de la pensée à l’action. Ce n’est pas toujours vrai, ou ce n’est pas absolument vrai, mais il arrive que cela vaille, et que ce soit mes arguments qui permettent de penser une situation.

Peut-être que, disant cela, je parais me soustraire lâchement à une exigence élémentaire de falsifiabilité et de réfutabilité : si rien n’est faux, puis-je tout dire ? Oui – en un sens, je ne peux pas avoir tort, et vous non plus. Là aussi, j’exagère, mais justement : ne me croyez pas sur parole, et souvenez vous simplement de ce que je dis quand vous en aurez besoin.

Paralogisme militant

  1. Pour atteindre le but X, la stratégie A est impossible.
  2. Donc, la stratégie B est nécessaire.
  3. Donc, la stratégie B est possible.

Mais je n’ai jamais lu nulle part dans le ciel que tout problème dût avoir une solution…

*

On me rétorque que si la stratégie B n’est jamais essayée, on ne peut pas savoir si elle marche ou pas, tandis que la stratégie A peut avoir fait la preuve de son inefficacité.

C’est exact : c’est une erreur de conclure (3) de (2), mais c’en est une aussi de conclure de mon raisonnement que la stratégie B est nécessairement impossible. Le fait que (3) ne découle pas de (2) n’implique pas que (3) soit faux.

Mais je pense, en fait, à deux applications possibles :

  1. X = Socialisme, A = Réforme, B = Révolution ;
  2. X = fin de l’austérité en Grèce, A = négociation avec les créanciers, B = Grexit (sortie de la Grèce de l’euro).

Dans le cas 1, je trouve que l’argument consistant à dire : « on a déjà essayé, ça ne marche pas » fonctionne aussi bien pour la stratégie A que pour le stratégie B. Aucun pays, par aucune stratégie, n’a jamais réussi à atteindre le socialisme. Or les partisans de la stratégie B ont tendance à ne considérer que ce qui va dans le sens d’une invalidation de A : l’échec historique du réformisme. Pourtant la révolution n’a pas tellement mieux marché : la seule qui ait jamais accouché d’un régime à la fois post-capitaliste et à peu près démocratique, la russe, a succombé au bout de quelques années pour se muer en monstrueuse dictature bureaucratique. Cela ne veut pas forcément dire que ni A ni B n’est possible : de toute façon, les « preuves » tirées de l’expérience historique sont des preuves faibles, on peut imaginer des circonstances où A marcherait, et d’autres où B marcherait. Mais les révolutionnaires devraient être un peu humbles.

Dans le cas 2, la question (délicate) est de savoir s’il est possible d’invalider B par avance, en recourant à des arguments économiques prospectifs. Certains le font (les économistes proches de Tsipras par exemple : Stathakis, Dragassakis, Tsakalotos…) ; je ne sais pas s’ils ont raison ou tort, mais enfin, en théorie, il n’est pas forcément nécessaire d’avoir essayé B pour savoir que ça ne marchera pas. L’idée que des économistes puissent prévoir les conséquences d’une politique donnée ne me paraît pas spécialement saugrenue. En prétendant qu’on ne sait pas si un Grexit marcherait ou non, les opposant-e-s de gauche à Tsipras pourraient bien être en train de prendre pour un possible prédicatif* (« Il est possible de réussir un Grexit, on ne peut pas savoir ») ce qui n’est en fait qu’un possible modal tenant à l’ignorance ou à l’erreur dans laquelle ils/elles se trouvent.

Éloge du débat suspendu

Je ne suis pas d’accord avec toi, mais je ne sais pas pourquoi. Il faudra qu’on en reparle dans quelques heures, quelques jours, quelques semaines, pour laisser le temps aux idées de venir, aux arguments de s’organiser, aux rencontres de se faire ; alors nous pourrons reprendre cette discussion à nouveaux frais et plus efficacement.

Cette phrase toute simple, si naturelle, on l’entend pourtant assez peu. Je voudrais, ici, m’en étonner, et me demander pourquoi ; qu’est-ce qui nous retient, souvent, de suspendre un débat pour cette raison que l’on n’arrive plus à mettre les mots sur ce qu’on veut dire, ou que l’on perçoit confusément qu’il y a, dans le raisonnement de notre interlocuteur/trice, une faille mais sans trop savoir où. Car de telles situations de blocage argumentatif sont possibles : ceux et celles qui ont lu ce billet le savent déjà.

Il se pourrait que notre conception du débat soit soumise à deux modèles contradictoires, en vertu desquels, l’un et l’autre, cette remise à plus tard de la discussion est impossible : le modèle agonistique et le modèle délibératif.

Le modèle agonistique, ou débat-combat, ou débat-contre : le but est d’emporter la victoire sur l’adversaire, de lui prouver qu’il a tort. Le but est atteint quand l’adversaire ne sait plus quoi répondre à nos arguments : inversement, concéder qu’on ne sait plus quoi répondre à ses arguments à lui/elle, c’est lui concéder la victoire. Et avouer qu’on ne sait plus quoi répondre, tout en exigeant de reprendre le débat ultérieurement, donc tout en refusant de perdre, c’est dérober à l’autre sa victoire ; c’est, dans cette perspective, presque aussi déloyal ou saugrenu, qu’un match nul demandé par un-e joueur/se d’échecs en train de perdre la partie.

Le modèle délibératif, ou débat-avec : j’appelle, sans originalité je crois, délibération toute discussion qui a pour but de parvenir à une décision ; délibération démocratique, judiciaire, dans un jury de concours, ou dans une réunion syndicale. Alors, les nécessités de l’action imposent leur temporalité à la discussion : il est impensable de remettre à plus tard une discussion qui se tient sous le régime de l’urgence – et toute décision pratique est urgente. Le modèle par excellence de cette discussion dans l’urgence, celui que je connais le mieux, c’est le débat militant : il faut décider ce qu’on vote sur tel texte de congrès, si l’on amende ou non tel tract, si l’on fait telle ou telle action. Le militantisme est le lieu de l’anti-skholè, au sens bourdieusien : structurellement, on n’y a jamais le temps, et les discussions ne sont jamais déchargées d’enjeux. Rapport étroit au monde, soumission à l’urgence.

Ces deux modèles, agonistique et délibératif, semblent s’opposer radicalement. Mais ils nourrissent, au fond, le même mythe : celui de la transparence de la conscience à soi-même. Ce mythe s’énonce ainsi : si tu penses quelque chose, alors tu dois savoir pourquoi tu le penses ; sinon, tu ne le penses pas vraiment. Et si tu soutiens quelque chose sans le penser vraiment, c’est que tu es de mauvaise foi, ou que tu t’accroches absurdement à une idée à laquelle, sous la force des arguments adverses, tu devrais renoncer. Mais ce mythe est peut-être, simplement, la cristallisation idéologique de pratiques sociales qui, certainement, ont leur intérêt et leur utilité : il faudrait voir s’il est plus répandu chez les militant-e-s qu’ailleurs, et plus répandu dans les sociétés démocratiques qu’ailleurs ! Je n’ai rien contre la délibération, contre la démocratie, contre le militantisme ; je n’ai rien contre la dispute éristique (j’ai eu l’occasion de dire qu’elle était parfois très propice à faire émerger les idées et les arguments, car le risque de l’humiliation est un aiguillon puissant) ; mais alors il faut voir que la pratique du débat qui y règne est régie par des impératifs qui le dénaturent, ou au moins, si l’on pense qu’il n’y a pas de nature du débat, qui lui donnent une forme bien particulière et qui ne va nullement de soi. Surtout, ils ne sont pas nécessairement toujours les plus propices à l’émergence de la vérité ; dans les cadres qui le permettent, il faudrait peut-être réhabiliter cette pratique du débat suspendu.

De la pensée à l’action : problèmes

[Note technique : je risque d’être un peu occupé ces prochains mois, un certain ralentissement est à prévoir dans le rythme de mes publications.]

Dans un article d’octobre dernier, intitulé « Agir selon ce qu’on pense », j’avais souligné le caractère moralement contre-intuitif de l’exigence d’agir conformément à ce que l’on pense (ou de mettre ses actes en conformité avec ses idées). J’avais commencé mon billet en évoquant très rapidement un argument non moral, que j’avais volontairement laissé de côté à l’époque, et que je voudrais envisager à présent plus à fond :

Même si ce n’est pas essentiellement de cela que je vais parler dans ce billet, il ne va pas de soi que cela soit possible de « mettre ses actes en conformité avec ses idées : cela suppose une homologie structurelle entre les uns et les autres qui ne saute pas aux yeux.

Cette homologie structurelle, a mon sens, peut faire défaut pour deux raisons, qui ne sont peut-être au fond que deux manières de décrire le même phénomène. Les voici.

Version post-moderne

Il n’y a pas d’homologie structurelle entre ce que l’on pense et ce que l’on fait, car ce que l’on pense est susceptible, bien plus que ce que l’on fait, d’une variation de degré. Ainsi, on peut tout à fait être convaincu-e d’une thèse à 40%, à 70%, à 90% (ce type de quantification, naturellement, est une simplification, mais une simplification acceptable). On ne peut pas agir à 40%, 70%, 90% : l’entrée dans l’ordre de l’action implique un aplatissement total de ces nuances. Si je suis convaincu à 70% de la légitimité d’un mouvement social, comment puis-je traduire cela en pratique ? En participant à 70% des actions dudit mouvement ? Évidemment non – personne ne prétend que quiconque soutient le mouvement à 100% doive participer à la totalité de ses actions. Mes actions ne peuvent guère, en dernière analyse, être orientées que par deux buts contradictoires : la victoire du mouvement, ou sa défaite, chacune étant insusceptible de nuances. Bien entendu, un mouvement peut gagner sur 70% de ses revendications et perdre sur les 30 autres pourcent, ou bien je peux m’engager dans un mouvement en étant convaincu de la légitimité de 70% de ses revendications et beaucoup moins des 30 autres, mais ce n’est pas de cela que je parle.

Ce modèle quantitatif, intensif, de la pensée, me conduit à proposer un modèle encore un peu plus raffiné : il faut réussir à penser une dissociation possible entre le contenu d’une idée et son coefficient subjectif de validité. C’est-à-dire que le fait d’avoir une idée dans la tête (« Ce mouvement est légitime », « La révolution prolétarienne est nécessaire », « Il faut abolir la prostitution », « Militer n’est pas un devoir moral »…) ne nous dit encore rien de la validité qu’on lui attribue. Fondamentalement, cela revient à dire qu’il y a une différence entre le contenu sémantique d’une phrase et ses modalisateurs. À partir des éléments « Militer » et « Devoir moral », ou des éléments « Révolution prolétarienne » et « Nécessaire », je peux reconstruire un contenu sémantique, éventuellement exprimé sous la forme d’une phrase (« Militer est un devoir moral », « La Révolution prolétarienne est nécessaire »), mais qu’il faudrait plutôt, pour plus de rigueur, présenter sous une forme grammaticale moins actualisée (« Militer être un devoir moral », « La Révolution prolétarienne être nécessaire » ?), voire en soulignant l’autonomie respective du sujet, du prédicat et de la copule (« Militer + être + devoir moral », « La Révolution prolétarienne + être + nécessaire »). Dans un second temps, vient la modalisation : positive (« La Révolution prolétarienne est nécessaire »), négative (« La Révolution prolétarienne n’est pas nécessaire »), interrogative (« La Révolution prolétarienne est-elle nécessaire ? »), dubitative (« La Révolution prolétarienne est peut-être nécessaire »), etc. Le nombre d’adverbes et de tours syntaxiques dont on dispose est limité, et n’épuise pas les infinies nuances de la pensée. Ce pour quoi je plaide ici, et c’est pour cela que je parle, dans le titre de cette première partie, de « version post-moderne » de l’argument, c’est de traiter nos idées pour ce qu’elles sont : des discours. Et de reconnaître donc, la possibilité d’une dissociation analytique entre un contenu sémantique et une modalisation. Le drame, c’est que le réel, lui, n’est pas constitué de discours : il n’y a aucun moyen de faire passer dans le réel un contenu sémantique non modalisé. Il y a des grèves victorieuses et des grèves défaites, mais il n’y a pas quelque chose, en vue de quoi l’on voudrait pouvoir agir, comme une idée de grève librement associée à l’idée de victoire. Il n’y a pas non plus quelque chose comme une idée de grève associée à l’idée de victoire avec un autre coefficient que 0% ou 100%. À cet égard, le passage de la pensée à l’action, de l’idée au réel, implique une actualisation binaire, nécessairement vécue comme une trahison douloureuse et déchirante, dès lors que l’on est lucide, c’est-à-dire dès lors qu’on ne s’illusionne pas sur la structure de sa propre pensée et qu’on refuse d’étouffer ses incertitudes, voire ses contradictions internes ; dès lors qu’on ne se persuade pas soi-même que l’on opère sur toutes ses idées une modalisation binaire et non problématique[1].

Version dialectique

La seconde version de mon argument repose sur la prise en compte de la nature dialectique de la pensée. Je vais mobiliser une vieille distinction que j’avais faite sur ce blog entre énoncé et opinion. Comme il s’agit d’une distinction absolument centrale dans mon argumentation, et comme je sais que vous êtes des flemmard-e-s, je vais vous épargner la peine d’aller voir dans mon glossaire et recopier directement les définitions :

Énoncé (par opposition à « Opinion ») : Dans un parcours dialectique qui mène quelqu’un d’une opinion 1 à une opinion 3 en passant par une opinion 2, il est possible que les opinions 1 et 3, tout en étant différentes, s’énoncent plus ou moins de la même façon. L’opinion 1 et toujours différente de l’opinion 3, parce qu’une opinion (c’est la définition que je propose de donner à ce terme) contient toujours aussi, en plus de quelque chose d’énonçable et de prédicable, quelque chose qui n’est pas énonçable et qui relève de la manière dont cette opinion se situe par rapport aux autres – par exemple, l’opinion 3 contient le fait d’être ultérieure à l’opinion 2, et l’opinion 1 contient le fait d’être antérieure à l’opinion 2.

Le fond du problème, c’est que faire passer une idée dans le réel, c’est toujours faire passer un énoncé (au sens indiqué ci-dessus), jamais une opinion. Si j’en arrive à la conclusion qu’il faut soutenir un mouvement social, et que je souhaite transformer cette conviction en action pratique, mon attitude réelle sera absolument indifférente au parcours qui m’a conduit à faire mienne cette conviction. Cela n’a pas forcément l’air très grave, mais en réalité cela nous oblige à envisager à nouveaux frais les éventuelles relations de proximité entre les différentes positions possibles.

Voici un exemple, emprunté à l’actualité. Il y a quelques jours, un « meeting contre l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire » s’est tenu à Paris. Des organisations de gauche radicale, comme le NPA, Ensemble ! ou le PCF, y appelaient – ainsi que des organisations politiquement plus douteuses, comme PSM (Présence et Spiritualité musulmanes) ou l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), qui ont pris des positions réactionnaires sur le mariage homo ou sur le droit à l’avortement. Une polémique a éclaté quant à la légitimité, pour des organisations de gauche, d’appeler à ce meeting aux côtés de telles organisations. EELV a retiré sa signature.

Il y a au moins quatre positions possibles, que je restitue dans ce qui me semble être un ordre logique :

  1. être indifférent-e à l’islamophobie / croire que l’islamophobie n’existe pas ou qu’elle n’est pas un problème => je ne participe pas au meeting ;
  2. penser que l’islamophobie est un problème => je participe au meeting ;
  3. penser que l’islamophobie est un problème, mais que l’homophobie d’organisations comme l’UOIF ou PSM l’est aussi => je ne participe pas au meeting ;
  4. penser que l’islamophobie est un problème, et que l’homophobie de PSM et de l’UOIF l’est aussi, mais qu’appeler à un meeting avec elles n’est pas un acte d’alliance assez étroit pour être compromettant => je participe au meeting ;
  5. etc.

Du point de vue de la pensée, la position 1 est plus proche de la position 2 que de la position 3, et la position 4 est plus proche de la position 3 que de la position 2. Mais du point de vue de l’action, les conséquences pratiques des positions paires convergent, et les conséquences pratiques des positions impaires convergent. Pratiquement parlant, (1) est proche de (3) et (2) est proche de (4).

Ce qui veut dire, aussi, que quelqu’un qui basculerait de 2 à 3, ou de 3 à 4, devrait faire réorienter son comportement pratique dans des proportions démesurées par rapport à l’évolution de sa pensée. Ce qui veut dire, aussi, que quelqu’un qui basculerait de 1 à 2, puis de 2 à 3, conserverait la même attitude pratique alors que l’état de sa pensée serait considérablement différent.

J’écrivais plus haut :

Ce pour quoi je plaide ici, et c’est pour cela que je parle, dans le titre de cette première partie, de « version post-moderne » de l’argument, c’est de traiter nos idées pour ce qu’elles sont : des discours. Et de reconnaître donc, la possibilité d’une dissociation analytique entre un contenu sémantique et une modalisation. Le drame, c’est que le réel, lui, n’est pas constitué de discours.

Je rajoute donc, désormais : Ce pour quoi je plaide ici, c’est de prendre au sérieux la dimension dialectique de nos idées. Le drame, c’est que le réel, lui n’est pas dialectique. Il n’y a pas, dans le réel, de détour par le négatif qui vaille… La réalisation pratique de la position 3 n’intègre d’aucune façon le parcours dialectique qui a pu nous y mener ; elle se confond bêtement, sans faire aucune part à la contradiction, avec la réalisation pratique de la position 1.

(Naturellement, on pourra m’objecter qu’il est toujours possible de produire un discours, un tract par exemple, ou un communiqué, pour justifier son comportement pratique. Auquel cas la réalisation pratique de la position 3 sera différente de la réalisation pratique de la position 1, puisqu’elle incorporera la production d’un discours qui serait impossible à tenir depuis la position 1. Mais l’argument n’est pas décisif ; il ne l’est qu’autant que le discours en question peut légitimement être lui-même compté comme une action pratique, ce qui n’est pas toujours le cas. Faites tous les discours que vous voulez ; vous êtes d’un côté ou de l’autre de la barricade, et les raisons que vous invoquerez ne changeront pas la taille ou la puissance de vos fusils.)

Pirouette conclusive

Bien sûr, on hésitera à aller jusqu’au bout du mouvement amorcé ci-dessus, et à affirmer franchement qu’il n’y a pas un certain rapport de conformité, même lointain, même distendu, entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Il est patent que certaines idées prédisposent à certaines actions.

Bien sûr, on me répondra (on m’a répondu !) que le rapport entre pensée et action est lui-même dialectique, qu’il ne doit pas se penser sur le mode d’une simple homologie ou d’un simple parallélisme.

Mais tant qu’on ne m’expliquera pas exactement de quelle nature, alors, est ce rapport, on ne me convaincra pas de renoncer à une position maximaliste et aporétique – dont le but réel, comme souvent sur ce blog, est d’inquiéter mon/ma lecteur/trice, plus que de lui apporter des réponses.


[1] Je propose, pour plus de clarté sémantique, de distinguer modalisation, qui peut très bien n’être qu’une opération interne au discours, et actualisation, qui est le type spécifique de modalisation qui se produit quand on fait passer une idée dans le réel.

Jugement politique et jugement de goût : l’allié-e et ses biais

(La lecture des deux derniers billets est à peu près obligatoire pour comprendre celui-ci. Enfin, il me semble. Vous pouvez toujours essayer de faire sans, mais j’ai peur que beaucoup de choses ne vous échappent.)

(Et, au fait, ceci est mon cinquantième billet !)

1.

À la fin de mon précédent billet, j’évoquais l’idée que peut-être, pour juger politiquement une œuvre d’art, il fallait reconnaître une supériorité au point de vue des dominé-e-s concerné-e-s (ou, plus exactement, que rien ne s’opposait à ce qu’on reconnaisse une supériorité au point de vue des dominé-e-s concerné-e-s). Par exemple, au point de vue des femmes pour juger si une œuvre était sexiste ou non. Et j’ai précisé :

Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. […] Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain.

Il y a là quelque chose à clarifier. Un-e « allié-e » (j’emploie ce terme selon son acception courante dans les milieux militants), c’est quelqu’un qui, tout en n’appartenant pas à une catégorie dominée, se solidarise avec les combats des personnes appartenant à cette catégorie. Typiquement, un homme féministe.

Or dans la question que j’examine, le problème ne vient pas exactement du fait d’être un-e « allié-e », mais du fait d’aborder une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie dominée concernée.

Pour simplifier, prenons le cas du sexisme, et envisageons un homme. Si cet homme va voir un film en se promettant d’en débusquer le sexisme (« aborder une œuvre avec un préjugé critique »), il fait par là acte (modeste) de militantisme féministe. Il est donc un « allié ». En revanche, on peut imaginer des hommes féministes qui n’aient pas cette attitude critique face aux films qu’ils voient (des hommes féministes qui voient les films naïvement ou innocemment). C’est en cela que mon assimilation entre, d’une part, la catégorie des personnes qui abordent une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie concernée, et, d’autre part, la catégorie des « allié-e-s », ne fonctionne pas tout à fait. Mais elle me paraît tout de même grossièrement acceptable, et elle m’évite de laborieuses périphrases. Il est plus rapide d’écrire allié-e que personne qui aborde une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie concernée.

Ensuite, on m’a fait remarquer à juste titre que le problème vient, plus généralement, du fait d’aborder une œuvre avec un préjugé critique, que l’on appartienne ou non à la catégorie dominée concernée. La position de l’allié-e est défaillante, mais en tant qu’elle est un cas particulier de la position des personnes qui ont un préjugé critique. Une femme féministe qui va voir un film en se promettant d’en débusquer le sexisme est dans la même situation qu’un homme féministe qui fait de même.

C’est vrai. C’est-à-dire qu’une femme féministe qui a un tel préjugé a un biais qu’une femme qui n’a pas ce préjugé n’a pas. Elle est donc dans une situation moins bonne qu’elle. Mais je tiens à faire remarquer que, si l’on accepte l’idée que, peut-être, les personnes appartenant une catégorie dominée sont dans une meilleure position pour juger politiquement les films qui les concernent, alors la position de l’allié-e est doublement défaillante. Premièrement, à cause de ses préjugés, l’allié-e a un biais que l’indifférent-e n’a pas. Deuxièmement, parce qu’il/elle n’appartient pas à la catégorie dominée, il/elle n’a même pas le privilège de position qui en découlerait.

En général, les militant-e-s ont tendance à considérer que la position du/de la dominant-e allié-e est, du point de vue de la validité des discours tenus, meilleure que celle du/de la dominant-e indifférent-e. C’est peut-être parfois vrai ; mais en ce qui concerne l’évaluation politique des œuvres, je pense que c’est paradoxalement faux. Et c’est bien parce que c’est paradoxal que j’y insiste.

2.

On m’a aussi fait remarquer que parfois, le fait d’être un-e militant-e conscient-e permettait d’identifier des éléments d’une œuvre d’art comme étant problématiques. Du coup, le problème, c’est que c’est la même caractéristique (le fait d’être une personne conscientisée, militante ou alliée) qui, à la fois, donne les compétences pour juger politiquement une œuvre, et crée les biais qui font obstacle à la validité du jugement.

Pour résoudre cette apparente contradiction, il faut en fait distinguer artificiellement deux moments dans le jugement politique porté sur une œuvre. Dire, par exemple, « ce film est sexiste », cela peut se décomposer en :

  1. Ce film dit X ;
  2. X est sexiste.

La seconde de ces deux affirmations est un jugement de fait ; à ce titre, elle est susceptible de discussion et de preuve rationnelle, comme « L’Uruguay est un pays », « Napoléon est un sale type » ou « Le taux de profit a tendance à baisser ». Par exemple, l’énoncé « « La plupart des accusations de viol sont fausses » est sexiste » est un jugement de fait, vrai en l’occurrence. (Si ce n’est pas clair : il est vrai de dire qu’il est sexiste de dire que la plupart des accusations de viol sont fausses. C’est un peu compliqué, désolé.) Et il peut effectivement être d’autant plus facilement identifié comme vrai que l’on a des compétences féministes.

Mais la première de ces deux affirmations n’est pas un jugement de fait. C’est précisément sur ce point-là que peuvent porter les désaccords, et c’est à ce propos-là que le fait d’être « allié-e », ou féministe, peut constituer un biais.

Dans toutes mes réflexions à propos des jugements politiques sur les œuvres d’art, je me suis implicitement cantonné aux cas où les désaccords concernaient la première affirmation. Je n’ai pas de désaccord avec Paul Rigouste quant au fait qu’il soit sexiste d’affirmer qu’une femme a besoin d’un mentor pour se débrouiller dans la vie. En revanche, je cesse de le suivre quand il affirme que ce point de vue est celui que défend le film Gravity.

(C’est un point, d’ailleurs, que j’ai déjà précisé dans ce commentaire, en réponse à Pater Taciturnus.)

Tout cela ne supprime pas nécessairement la contradiction : dans certains cas, le fait d’avoir d’être politiquement conscientisé-e, comme on dit, peut être à la fois un avantage et un désavantage. Mais le pour et le contre ne jouent pas au même stade de l’analyse.

Qu’est-ce qu’un héros ?

Ce titre ressemble à un sujet de dissertation de philo, mais mon ambition est simplement de proposer quelques libres développements à partir d’un commentaire que l’on m’a adressé sur mon billet « Militer n’est pas un devoir moral ». Je partage essentiellement le contenu de ce commentaire ; son auteur met le doigt sur une question que je m’étais moi-même posée au moment de la rédaction de mon article, mais que j’avais volontairement laissée de côté. Je suis heureux d’avoir l’occasion d’y revenir.

Dans ce billet, je défendais l’idée que militer n’est pas un devoir moral et que le militantisme relève de l’héroïsme, au sens où il s’agit d’un comportement en excès par rapport à la norme morale. Vincent, donc, écrit :

J’aime beaucoup la fin de « militer n’est pas un devoir moral », sur les héros, mais malheureusement je subodore que cette réflexion (contre-arguments inclus) ne soit le produit d’une conception bourgeoise du militantisme. […]

Si une boîte ferme, la question du devoir moral ou non ne se pose pas, tu as simplement le choix entre te résigner au chômage ou faire en sorte que ton patron continue à t’employer. Les ouvriers de PSA en grève ne sont pas des héros, à moins de définir le héros comme celui qui est le plus réactif aux agressions extérieures. Le héros, c’est celui qui fait sien un combat qui n’est pas le sien, qui va défendre la veuve et l’orphelin alors que leur malheur ou leur bonheur ne touche en rien sa vie (à part par le biais de sentiments héroïques, comme la passion de la justice). Si le héros est en même temps la veuve et l’orphelin, peut-on dire que c’est encore un héros[1] ?

Par « conception bourgeoise du militantisme », Vincent vise une conception du militantisme comme étant détaché de toute nécessité personnelle : il est parfaitement exact que dans mon billet précédent, je réfléchissais uniquement à partir des cas où le militantisme est essentiellement un acte altruiste. C’est cette dimension essentiellement altruiste qui risque de le faire tourner au dilettantisme.

Je suis d’accord avec l’idée que lutter pour soi, ce n’est pas de l’héroïsme. Si je m’évade, au prix de beaucoup de peine et d’efforts, d’une prison où l’on veut me guillotiner, je ne fais pas acte d’héroïsme mais j’exprime simplement mon instinct très égoïste de survie. Faire une collecte militante pour une cause qui ne nous concerne pas, c’est de l’héroïsme ; faire la manche dans le métro pour gagner de quoi vivre, non. Il me semble beaucoup trop contre-intuitif, trop contraire à l’usage courant du terme, d’étendre l’héroïsme au-delà des cas où l’on sacrifie quelque chose (sa vie, son temps, son argent, sa tranquillité…) pour d’autres gens que soi-même.

Ceci étant posé, on pourrait donc conclure que les ouvrier-e-s d’une boîte qui va fermer ne sont pas des héro/ïne-s, puisqu’ils/elles se préoccupent avant tout de leur propre intérêt. Mais il n’en reste pas moins que si l’ensemble des ouvrier-e-s de la boîte, pris collectivement, ont intérêt à se battre, quitte à perdre du temps et de l’argent, quitte à prendre des risques, en revanche d’un point de vue individuel, chaque ouvrier-e a objectivement intérêt à se retirer de la lutte, et à toucher son salaire, à ne pas prendre de risque. Pour l’ouvrier-e concerné-e, cela changera tout ; pour l’ensemble de la lutte, cela ne changera rien, car le rapport de force général ne sera pas modifié selon qu’on sera 100 ou 99 dans la lutte. Le tout n’est pas égal à la somme des parties, et il peut y avoir héroïsme de chacune des parties sans qu’il y ait héroïsme du tout. L’héroïsme de l’ouvrier-e (et non, du coup, des ouvrier-e-s) repose alors sur la possibilité qu’il a de se retirer sans dommage de la lutte[2], et sur sa décision de n’en rien faire.

Cela dit, je voudrais, avant de conclure ce bref article, lancer une piste qui pourrait être explorée – bientôt, plus tard, ou jamais. La fin du commentaire de Vincent pose que l’héroïsme est exclu lorsqu’il y a identité entre le sauveur et le sauvé – c’est-à-dire, pour reprendre ses catégories métaphoriques, quand « la veuve et l’orphelin » se sauvent eux/elles-mêmes. Inversement, l’héroïsme suppose la dissociation des deux sujets. Le cas le plus évident, c’est quand une personne vient à l’aide d’une autre personne : c’est de cela que l’on est parti dans ce billet. Mais on peut aussi envisager une dissociation dans le temps : on peut, à un moment donné, venir au secours de celui ou celle que l’on sera plus tard… Cette idée permet de donner un sens à l’idée, pas tellement saugrenue, qu’il pourrait y avoir, parfois, une forme d’héroïsme à ne pas se laisser faire, à résister à un mal qui nous accable, et même à survivre. Tout se passerait alors comme si les maux lointains qui doivent nous frapper, concernant un moi futur qui n’est pas notre moi actuel, ne nous concernent pas vraiment nous-mêmes. Voilà qui élargit considérablement le champ de l’héroïsme, et permet de l’étendre y compris aux ouvrier-e-s pris-es comme un tout. Car si l’usine va fermer dans un an, il y a dissociation entre les gens qui luttent et les gens qui seront (ou non) au chômage. Et alors on pourrait dire que les premiers viennent héroïquement au secours des seconds.

Cette solution a le mérite de concilier deux intuitions apparemment incompatibles, et de faire justice à une idée qui me semble malgré tout tenace, qu’il peut y avoir de l’héroïsme à se sauver soi-même. Elle demande simplement de faire un pas dans l’abstraction, de réfléchir en termes de sujets plutôt que de personnes, et d’admettre qu’une même personne peut être porteuse de plusieurs sujets successifs, chacun situé dans le temps et moralement autonome à certains égards.


[1] J’ai coupé un passage qui fait allusion à des personnes réelles que Vincent et moi connaissons tous les deux.

[2] Je fais abstraction de la dégradation éventuelle des relations avec ses collègues grévistes que pourrait lui valoir un comportement de « jaune »…