libéralisme

Brèves remarques sur « Le Coup d’État d’urgence » d’Arié Alimi

J’ai lu l’essai d’Arié Alimi, Le Coup d’État d’urgence : surveillance, répression et libertés, qui vient de paraître au Seuil.

Je suis d’accord avec l’essentiel des analyses. Le principal intérêt du livre, c’est de replacer la réponse politique à la crise sanitaire dans un temps long, en montrant comment les différentes mesures prises (confinement, couvre-feu, application de traçage, répression policière, démantèlement des contre-pouvoirs…) sont cohérentes avec des évolutions entamées il y a bien longtemps, et qui avaient déjà connu un coup d’accélérateur en 2015, avec l’état d’urgence anti-terroriste. Pour moi, ce genre d’analyses bat en brèche certains discours selon lesquels il faut consentir à des restrictions « temporaires » à nos libertés : ces restrictions, en fait, on toutes les chances de ne pas être temporaires du tout, mais de s’inscrire dans la durée. Dès lors, la question n’est pas de savoir si, disons, il est légitime de se confiner quelques mois pour sauver quelques dizaines de milliers de vie, mais si, pour sauver quelques dizaines de milliers de vie, il est légitime d’accepter une érosion accélérée de l’État de droit, la mise en place durable d’une société de contrôle et de surveillance, le renforcement de l’État policier, et, plus généralement, le fait que nos libertés fondamentales perdent désormais leur caractère d’évidence, et ne soient plus que des autorisations octroyées par le pouvoir… sous réserve que la situation le permette. En prenant un peu de champ, en prenant un peu de recul – et Arié Alimi nous y aide – il me paraît difficile d’accepter cette idée, fût-ce au nom de l’urgence sanitaire.

Le seul chapitre qui me pose un peu problème, c’est le dernier, sur « La plainte pénale comme contre-pouvoir » (tiré d’un article publié par l’auteur pendant le premier confinement). Arié Alimi y défend l’idée que dans une situation (celle du premier confinement) où tous les contre-pouvoirs démocratiques habituels étaient suspendus ou rendus plus difficiles à exercer (droit de réunion, droit de manifestation, droit de grève, droit de vote…), la plainte pénale contre les ministres pour « homicide involontaire » ou « abstention de mettre en œuvre des mesures permettant d’éviter un sinistre » demeure le seul contre-pouvoir effectif, et qu’il faut donc s’en saisir. Or je crains qu’une telle position, au rebours de celles défendues dans le reste du livre, ne fasse le jeu des confinistes. Car elle semble prendre pour acquis que le principal problème de cette crise, c’est « ces milliers de morts et de contaminés qui auraient pu être évités » (p. 175) ; dès lors, comment ne pas craindre que ce recours à l’outil pénal ne renforce les pulsions confinistes, sécuritaires, liberticides, des gouvernants ? (On a parfois dit que Macron était l’un des moins « confinistes » au sein de l’exécutif, et que c’était parce qu’il était pénalement irresponsable). Bien sûr, on peut tout à fait reprocher au gouvernement, y compris devant un tribunal, d’avoir omis de prendre certaines mesures non-liberticides (comme le renouvellement du stock de masques). Mais la menace de poursuites judiciaires risque fort d’inciter le gouvernement à vouloir minimiser le nombre de morts à tout prix, au détriment de toutes les autres variables, surtout les moins quantifiables d’entre elles, comme l’atteinte portée aux libertés civiles. Aucun ministre ne sera jamais poursuivi pour avoir confiné tout un pays. Dès lors, pourquoi se gêneraient-ils, si on suppose que ça permet de sauver des vies et donc de sauver sa propre peau devant la justice ? Cette menace de plainte pénale introduit un biais sécuritaire dans la réponse politique à la crise. Certes, l’auteur m’a fait remarquer, sur Twitter, que la menace de plainte pénale était susceptible de favoriser une plus grande prise en compte du Parlement par l’exécutif, et donc d’entraîner une pratique moins autoritaire du pouvoir. C’est en effet un point intéressant, mais je ne suis vraiment pas sûr que ce bénéfice compense les risques que comporte la judiciarisation des décisions, surtout quand les mécanismes institutionnels de la Ve République garantissent un haut degré de servilité de l’Assemblée nationale vis-à-vis du gouvernement et du Président de la République.

Prenons un cas. Arié Alimi cite le maintien du premier tour des municipales comme un exemple de ce qui pourrait motiver une plainte pénale (p. 174). Je ne dis pas du tout que ce choix de maintenir les élections était judicieux, mais en l’occurrence, il y avait un arbitrage à faire entre la sécurité sanitaire, et la préservation de la vie démocratique du pays. Un tel dilemme pourrait bien se reposer à l’avenir (certes dans d’autres conditions, et avec des masques cette fois), par exemple lors des régionales de juin 2021. On peut arbitrer dans un sens ou dans un autre, mais on ne peut pas prétendre que ce soit complètement anodin, d’un point de vue démocratique, de reporter des élections et de proroger les mandats électifs au-delà de leur terme théorique. On est là typiquement dans le cas où il faut faire un compromis entre des exigences contradictoires, et il serait fâcheux, par exemple, que la menace des plaintes pénales conduise l’État à reporter systématiquement les élections aux calendes grecques, non seulement par peur de l’épidémie, mais aussi voire surtout par peur de la responsabilité pénale individuelle.

Publicité

Liberté de la presse et liberté académique pour tou-te-s !

C’est super important, la liberté de la presse et la liberté académique.

Mais ce qu’il faut préciser immédiatement, c’est que ces deux libertés-là ne doivent surtout pas faire l’objet d’interprétations bassement corporatistes. Nous ne vivons pas dans une société de castes ou d’ordres, mais dans une société censée être libérale et démocratique ; et dans une telle société, n’importe qui peut se considérer comme journaliste (et bénéficier de la liberté de la presse), et n’importe qui peut se considérer comme chercheur/se (et bénéficier de la liberté académique). C’est particulièrement important de le rappeler à l’heure où certain-e-s cherchent à distinguer selon leur bon plaisir les vrais des faux journalistes, à contester cette qualité de journaliste à Gaspard Glantz ou à Taha Bouhafs par exemple. Mais n’importe qui est journaliste, n’importe qui peut lancer son média, n’importe qui peut tenir son blog, imprimer son tract ou coller ses affiches. Et de même, n’importe qui peut faire de la recherche en amateur/trice, écrire et publier des livres ou des articles obéissant aux normes scientifiques sur n’importe quel sujet. C’est cela, le libéralisme.

Du reste, ni le discours des journalistes, ni celui des chercheuses et chercheurs n’a vocation à circuler en vase clos au sein des corporations concernées. C’est évident pour les journalistes, dont la tâche est d’informer le public, mais c’est également vrai pour les membres de la communauté universitaire : même si les échanges entre pairs jouent un rôle très important dans le développement du savoir scientifique, il n’empêche que tout cela est fait avec l’horizon d’une certaine utilité sociale. Avec toutes les médiations que l’on voudra, les productions de la recherche scientifique ont vocation, à un moment ou à un autre, à redescendre dans le grand public. C’est d’ailleurs pour cela que les chercheur/se-s sont payé-e-s par les impôts des gens. Mais si les discours de presse, si les discours académiques, sont écrits, directement ou indirectement, pour le grand public, alors cela veut dire aussi que n’importe qui au sein de ce « grand public » peut s’en saisir, y répondre, les contester, et les contester sur le même terrain qu’eux, c’est-à-dire produire un discours homogène au leur. N’importe quel-le blogueur/se peut répondre à n’importe quel-le journaliste, n’importe quel-le twitto peut répondre à n’importe quel-le chercheur/se, et engager un débat public dans des formes qui pourront et devront se prévaloir de la liberté de la presse, de la liberté académique.

Pourquoi alors continuer de parler de « liberté de la presse », de « liberté académique », puisqu’elles valent, l’une comme l’autre, bien en-dehors des champs professionnels auxquels leurs noms semblent les cantonner ? Eh bien parce que c’est quand même dans ces espaces restreints que s’élaborent pour une large part les principes qui régissent ces deux « libertés » ; parce que les journalistes et les chercheur/se-s, qui font métier d’écrire, de parler et de publier, sont sans doute un peu mieux placé-e-s que d’autres pour réfléchir aux conditions d’exercice de ces libertés ; et que par conséquent ils/elles en sont les principaux/ales et les plus emblématiques dépositaires et bénéficiaires, mais certainement pas les bénéficiaires exclusif/ve-s. Ces deux formes de la liberté d’expression, liées à deux pratiques différentes du métier d’écrire et de parler, présentent d’ailleurs quelques différences notables. J’en vois une dans le rapport aux sources : l’éthique du chercheur commande de les citer, quand les journalistes au contraire tiennent au droit de ne pas les révéler. Ici les deux traditions professionnelles différentes donnent lieu à deux modes d’exercice différents, et éventuellement concurrents, de la liberté d’expression. Mais sans rentrer dans les détails, contentons-nous de dire que la liberté de la presse et la liberté académique sont deux solides piliers de la « liberté d’expression », et que ce sont des choses trop précieuses pour être laissées aux journalistes et aux universitaires.

Le droit des peuples à l’autodétermination n’existe pas

Cet article peut se lire comme une radicalisation et un approfondissement de celui-ci.

L’un de mes actes de foi en politique, c’est que le droit des peuples à l’autodétermination n’existe pas, parce que les peuples, les entités collectives, ne peuvent pas être le support de droits. Mais je tiens à ce qu’on ne fasse pas de confusion sur le sens dans lequel je prends le mot « droit ». Car ce mot a plusieurs sens possibles. Tantôt on parle de « droit » positif, de droits légaux, consacrés par la loi, tantôt on parle de « droits » naturels opposables au droit positif existant et qui servent éventuellement de point d’appui pour contester le droit positif.

Dans la première acception, la notion de droits collectifs, ou de droits reconnus à des entités abstraites, fait tout à fait sens, et elle ne me choque pas. Je ne suis pas opposé à ce que la loi ou la constitution d’un État crée des personnes morales comme des municipalités, des régions ou des universités. De même, je ne suis pas du tout opposé à ce que la constitution d’un État autorise la sécession de ses territoires ; je trouve que l’expression « droit à l’autodétermination » est ronflante et trop chargée métaphysiquement, mais si on y tient, on peut l’appliquer dans un cas pareil. Donc en ce sens, je ne suis pas contre le « droit à l’autodétermination ». Je serais même plutôt favorable à ce que l’État espagnol amende sa constitution pour autoriser un référendum d’autodétermination à se tenir en Catalogne. Je n’avais rien non plus contre l’organisation d’un référendum en Écosse il y a quelques années.

Mais quand on parle de droit naturel, ou en tout cas d’un droit opposable au droit positif, on a en vue quelque chose de différent. Le modèle de ce type de « droits », ce sont les droits individuels fondamentaux. Un État peut interdire l’homosexualité, ou la pratique d’une religion donnée, mais alors il y a des droits individuels fondamentaux (à la liberté sexuelle et religieuse) qui sont bafoués. Ces droits bafoués justifient une contestation radicale des lois en vigueur, et autorisent des actions de désobéissance civique. Le contour et l’étendue de ces droits fondamentaux sont peut-être difficiles à déterminer avec précision, mais leur plausibilité me paraît tenir au fait qu’ils sont bien des droits individuels : ce sont les individus qui ont une sensibilité et une conscience, donc qui sont capables de ressentir le tort qu’on leur fait en les privant de certains droits, c’est-à-dire qui ont des intérêts. Un État qui interdit l’homosexualité ou la pratique de l’islam ne lèse pas « le groupe des LGBT » en tant que tel, ni « le groupe des musulman-e-s » en tant que tel, mais chaque personne homosexuelle ou bisexuelle, et chaque musulman-e.

Quand l’extrême gauche idéaliste ânonne Lénine et parle de « droit des peuples à l’autodétermination », elle le fait en général pour dénoncer une situation où ce prétendu droit n’est pas inscrit dans le droit positif (c’est typiquement le cas dans l’affaire catalane). Bien sûr, il y a des conventions internationales qui évoquent le « droit à l’autodétermination », mais il y en a aussi d’autres – voire les mêmes, peut-être – qui garantissent le droit des États à l’intégrité territoriale. Le droit positif n’est pas d’un grand secours en la matière. Il s’agit donc, pour ces militant-e-s ou commentateur/trice-s, de penser le droit à l’autodétermination comme un droit plus ou moins naturel, supérieur au droit positif, et justifiant la désobéissance civile à une échelle massive (le référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne, la proclamation illégale de la République catalane, etc.).

Or je ne vois pas comment on peut proposer, à propos d’un tel « droit » collectif, une analyse en termes de droit individuel qui pourrait le rendre plausible. Lorsqu’un État menace la vie, la liberté ou la dignité d’une minorité sexuelle, ethnique ou religieuse, on peut sans problème opérer cette réduction à l’individuel, et identifier les personnes qui sont gravement lésées. Lorsqu’un État restreint la liberté d’association, on peut le faire aussi : la liberté d’association s’analyse fondamentalement comme un droit individuel, car c’est chaque individu qui a le droit (naturel) d’entrer en rapport avec les autres, d’établir des structures pérennes avec d’autres, de régler selon des normes convenues les droits et les devoirs réciproques de chacun-e au sein de cette structure, etc. L’interdiction des associations privées condamnerait les individus à une triste existence de monade, ou bien reviendrait à confier à l’État seul la charge et le pouvoir d’établir tous les liens entre eux, ce qui serait totalitaire et révoltant. C’est donc bien le caractère volontaire des associations, syndicats, partis, etc., qui fait que la liberté associative, syndicale, partisane, etc., peut être considérée comme découlant d’un droit individuel. Mais en ce qui concerne le « droit à l’autodétermination des peuples », je ne vois pas quel droit individuel est enfreint quand ce « droit » collectif est bafoué. Certain-e-s disent : le droit de choisir. C’est évidemment une erreur, car si un peuple exerce son « droit à l’autodétermination », ce n’est certainement pas chaque individu qui peut exercer son choix : si les Catalan-e-s votent sur leur avenir institutionnel, il y a aura une majorité et une minorité, et chaque individu composant la minorité ne saurait revendiquer pour soi-même un « droit de choisir ». Bref, quelle que soit la manière dont on reformule le « droit à l’autodétermination », on n’arrive pas à en faire un droit individuel.

On pourrait suggérer, peut-être, qu’il y a, à l’échelle individuelle, une forme de satisfaction à faire partie d’un ensemble, appelé « peuple », qui ait le droit de s’autodéterminer, et que l’absence de « droit à l’autodétermination » prive chaque individu du peuple concerné de cette satisfaction. Je trouve cela très peu convaincant, car dans ce cas on devrait aussi être attentif au fait que les individus peuvent éprouver de la satisfaction à l’idée qu’ils font parler d’un État disposant d’un droit à l’intégrité territoriale. Le tort moral que subit le Catalan qui n’a pas le droit de voter sur l’avenir institutionnelle de la Catalogne, n’est pas nécessairement plus important que le tort moral que subirait le Castillan qui verrait menacée l’intégrité territoriale de son pays, et qui verrait sa chère Espagne plurinationale devenir autre que ce qu’elle est, qui verrait son Espagne se vider de tout contenu au rythme des sécessions successives. Admettons, donc, que le « droit à l’autodétermination » d’un peuple puisse trouver des arguments au niveau des intérêts (psychologiques) individuels des individus concernés ; ces arguments sont loin d’être décisifs, car on peut leur opposer des arguments de force équivalente, et ils ne sauraient donc fonctionner comme des « droits » fondamentaux.

Ce relatif scepticisme quant à la possibilité d’appuyer l’organisation institutionnelle d’un État sur des « droits fondamentaux » n’équivaut pas à une indifférence complète à l’égard des problèmes institutionnels. Dans la plupart des situations, il y a des options qui me paraissent plus souhaitables que d’autres. Le fait que l’Espagne accorde à ses régions autonomes un droit de sécession me paraît souhaitable, ne serait-ce que pour vider une bonne fois pour toutes la querelle dramatique qui oppose les indépendantistes catalan-e-s aux non-indépendantistes. Mais le fait qu’elle ne le fasse pas n’est pas pour autant un scandale, alors qu’il serait scandaleux, pour un État, d’interdire l’homosexualité ou la pratique d’une religion. Et je n’ai pas de position sur la pertinence d’accorder le statut de personne morale à une université, mais c’est parce que je ne connais pas bien les enjeux de la question ; dans le cas contraire, j’aurais sans doute une préférence, étayée par des arguments, mais modérée dans son intensité.

Légalité et moralité

L’esclavage était légal, l’apartheid était légal, l’homosexualité était illégale… Les antilégalistes primaires ne manquent évidemment pas d’arguments historiques pour établir une stricte distinction entre le légal et le moral, et, en franchissant un pas de plus, pour refuser de fonder la légitimité ou l’illégitimité de quoi que ce soit sur l’état du droit.

Ce que ces exemples nous enseignent, à mon avis, c’est surtout que toute bonne défense philosophique du légalisme doit inclure des restrictions, des exceptions, des clauses de désobéissance civique – ce que je ne prétends pas faire dans ce post, même si, idéalement, il faudrait. Mais je pense tout de même que la question de la légalité doit occuper une place primordiale dans nos délibérations morales, et que le fait qu’une chose soit légale ou non constitue a priori un critère important pour établir sa moralité. Les exceptions et restrictions, qui peuvent être aussi nombreuses et aussi importantes que l’on veut, n’arrivent que dans un second temps.

Je pense donc qu’il faut défendre théoriquement le légalisme. En particulier, je pense qu’il est très souvent légitime (et moral) de se fonder sur la loi pour savoir ce qu’il convient de faire et pour savoir comment il convient de juger les actions d’autrui ; autrement dit, la légalité est intrinsèquement un critère de moralité. Et cela pour deux raisons au moins, qui n’en font d’ailleurs peut-être qu’une :

– le respect de la légalité constitue une boussole adéquate dans une situation d’incertitude morale. Face à une question complexe, il est extrêmement difficile d’être certain-e d’avoir fait le tour de la question, et quand bien même on a le sentiment d’avoir une opinion arrêté il est extrêmement difficile d’être certain-e que cette opinion demeurerait robuste à tout nouvel éclairage (il y a toujours des arguments auxquels on ne pense pas, et tant qu’on n’y a pas pensé il est presque impossible de pressentir leur nature et leur portée). Dans des situations comme celles-là, vouloir poser sa propre loi morale au lieu de celle qui se condense dans le droit, cela ressemble beaucoup à de l’hubris. Le légalisme au contraire est une attitude profondément morale, parce qu’humble : on sait qu’on ne sait pas tout, on connaît ses limites, et par défaut on se fie à des règles qui ont au moins le quadruple mérite d’exister, d’être stables, d’être souvent antérieures à nous et d’avoir fait l’objet, au moment de leur élaboration, de réflexions plus complètes que les nôtres ;

– le respect de la légalité constitue une marque de respect vis-à-vis des gens qui font société avec nous. De même que chaque individu est fréquemment dans une situation d’incertitude morale, de même les individus entre eux sont fréquemment dans une situation de désaccord moral. Dans ce cas, si l’on n’a pour critère moral que ses propres intuitions et certitudes, alors on rend impossible tout échange, tout dialogue, tout accord avec quiconque n’est pas d’accord avec nous – ou alors on se condamne à remonter à l’origine de chaque désaccord, à engager systématiquement une discussion méta-éthique, et à envisager les débats à un niveau de hauteur et d’abstraction franchement décourageant. La loi a le mérite de constituer un point de rencontre possible pour des gens qui sont en désaccord moral ; elle propose une résolution de certains problèmes concrets. C’est une démarche altruiste, respectueuse, que de consentir à placer les désaccords sur ce terrain à peu près objectif. Cela ne veut pas dire qu’on doive s’efforcer de croire que la loi est bonne ; mais cela veut dire qu’on peut poliment s’accorder à la respecter – moins les restrictions et exceptions dont je parlais plus haut – fût-ce avec ce que Pascal appelait une pensée de derrière.

Le légalisme, ce n’est donc pas de la lâcheté, de l’aveuglement ou de la paresse ; c’est bien plutôt la forme théorique de ces deux vertus que sont l’humilité et le respect d’autrui. Comme mon libéralisme, dont il n’est d’ailleurs qu’un aspect, mon légalisme a l’ambition d’être anthropologiquement réaliste, d’être l’attitude politique adéquate à notre réalité anthropologique, qui se caractérise notamment par l’incertitude, la faillibilité et un irréductible pluralisme de valeurs entre les humains.

Marxisme et libéralisme, deux philosophies du dissensus

Il me semble qu’un gros point de convergence possible entre la philosophie politique marxiste et la philosophie politique libérale, c’est que dans les deux cas, l’idée de dissensus, de conflit, joue un rôle central. Les marxistes parlent de conflit de classes ; les libéraux/ales parlent simplement de divergence entre les intérêts privés (en matière économique) ou de conceptions divergentes du bien (en matière morale). Mais dans les deux cas, on pose le désaccord ou le conflit comme essentiel, ce qui vaccine contre les grandes abstractions monistes et unanimistes comme le peuple, la nation, la volonté générale…

Les libéraux/ales, d’ailleurs, peuvent assez facilement admettre l’idée de lutte des classes. On me souffle que c’est Guizot qui, le premier, a théorisé la notion. Cela n’est pas très étonnant : la lutte des classes n’est jamais qu’un exemple parmi d’autres de ces conflits d’intérêt qui constituent, pour les libéraux/ales, le principe d’une société. La vision libérale me paraît donc plus complète, plus englobante, que la vision marxiste, mais jusqu’à un certain point la vision marxiste est compatible avec la vision libérale.

Après, bien sûr, tout diverge : cette situation de dissensus, pour les marxistes, est amenée à être résolue par une révolution qui fera naître une société sans classes, alors que pour les libéraux/ales, elle est permanente (la situation de dissensus, pas la révolution). Et les marxistes, de leur côté, ne considèrent pas l’État comme un appareil au-dessus des classes servant à réguler ou à organiser les divergences d’intérêt, mais bien comme un outil au service des classes dominantes. Il n’empêche qu’à un certain niveau d’abstraction, dans leurs analyses de la société telle qu’elle est, marxistes et libéraux/ales ont de quoi se comprendre.

*

Cela se voit même, d’ailleurs, à propos de questions assez précises. La crise actuelle en Catalogne me fait souvenir que je suis contre le droit des peuples à l’autodétermination : les peuples n’ayant ni conscience, ni volonté unifiée, je ne vois pas comment ils pourraient avoir quelque droit que ce soit (les individus qui le composent, oui, mais c’est une autre question). Or Rosa Luxemburg aussi était contre le droit à l’autodétermination, et cela d’ailleurs a entraîné une polémique fameuse entre elle et Lénine. Je tombe sur un texte d’elle, qui, entre autres arguments, dit ceci :

« Le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes » ne ces­sera d’être une phra­séo­lo­gie creuse que dans un sys­tème social où le « droit au tra­vail » ces­sera d’être une for­mule vide de sens. Un sys­tème socia­liste qui non seule­ment éradique la domi­na­tion d’une classe sociale sur une autre mais qui sup­prime en même temps l’existence même des classes sociales et leur anta­go­nisme, la sépa­ra­tion de la société en classes aux inté­rêts et aux aspi­ra­tions différentes, seul un tel sys­tème réa­lise, par l’harmonie et la soli­da­rité des inté­rêts, une société comme somme d’individus unis et, par consé­quent, comme ensemble homo­gène à la volonté orga­ni­sée en com­mun où l’accomplissement de cette volonté est pos­sible.

En ce qui me concerne, je ne formulerais pas les choses ainsi, mais je dois dire que l’argument me parle. Ce qu’elle dit, c’est que dans une société divisée en classes, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est un mot d’ordre creux, parce que la société n’est pas assez unifiée pour avoir une « volonté organisée en commun ». Moi, je surenchérirais, et je dirais que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est un mot d’ordre creux dans une société divisée en individus. Cela implique qu’aucun grand soir, jamais, ne fera advenir cette société magiquement unifiée et sans conflits, à laquelle on pourrait attribuer une volonté et que l’on pourrait, au fond, car c’est de cela qu’il s’agit, traiter de la même manière que l’on traite un individu. En attendant, cet exemple emprunté à Luxemburg nous indique peut-être la manière dont il faut s’y prendre pour faire germer dans le cerveau d’un-e marxiste les graines fertiles de la philosophie libérale !

Tentative de définition d’un libéralisme de gauche

Le problème de ma philosophie politique que je qualifierais de « libérale-très-à-gauche », c’est qu’il faut justifier le fait d’arrêter mon libéralisme au seuil de l’économie. En effet, non seulement j’ai des positions libérales sur certaines questions dites sociétales (religion, sexualité, immigration, drogue…) et sur la question des droits politiques (libertés de manifestation, de réunion, d’expression…), mais encore ma vision du monde repose vraiment sur un individualisme méthodologique et sur la méfiance envers des abstractions comme « le peuple » ou « la société » que l’on a trop vite fait d’hypostasier (j’adore la phrase de Margaret Thatcher : « There is no such thing as a society! »). Avec tous ces présupposés philosophiques, comment puis-je m’autoriser à ne pas être partisan d’un laissez-faire absolu en matière économique ?

En vérité, je crois que ma solution spontanée consiste à définir mon libéralisme comme, attention : une exigence de neutralité de l’État face aux préférences qualitatives des gens.

Je m’explique.

Ce que je ne supporte pas, c’est que l’État favorise tel ou tel choix de vie, telle ou telle manière de faire usage de son argent ou de son temps. Je considère que la pluralité des options philosophiques est un donné, et qu’un État juste doit avant tout respecter cette pluralité, sans favoriser (en tout cas, sans favoriser de manière arbitraire…) tel choix aux dépens de tel autre.

Or il me semble que cette définition n’est pas du tout incompatible avec un interventionnisme d’État qui jouerait sur le niveau de richesse des individus, par exemple en établissant un salaire minimum, en organisant une sécurité sociale ou en imposant les fortunes. L’argent en effet est un équivalent universel. Avec la quantité d’argent qu’ils ont, ou qui leur reste après imposition, les gens font bien ce qu’ils veulent. Régler le niveau de richesse des individus n’implique aucun dirigisme qualitatif, aucune faveur accordée à un choix de vie, ou de consommation en l’occurrence, plutôt qu’à un autre.

Même si c’est moins net, on doit pouvoir étendre cette logique au fait de jouer sur le temps de travail des gens. Le fait d’accorder du temps libre aux gens ne préjuge pas de la manière dont ils vont l’utiliser ; et puis on suppose, on admet, que tout le monde préfère avoir du temps libre plutôt que de travailler. Donc réduire le temps de travail hebdomadaire ou quotidien ne constitue pas un désagrément pour quiconque.

Il en va différemment lorsque l’État veut interdire, au nom du bien commun, des comportements dont on peut facilement imaginer qu’ils constituent, pour certaines personnes placées dans certaines situations, de vrais choix de vie. L’exemple le plus évident est celui de la prostitution. En admettant qu’il y ait un intérêt social à l’interdiction de la prostitution, il n’empêche qu’il est injuste, pour l’État, de défavoriser les personnes qui font le choix, par convenance personnelle, d’exercer ce métier-là plutôt qu’un autre. Ici, l’État se montre non neutre face aux préférences qualitatives des gens[1].

Un autre exemple, plus délicat, est celui du travail du dimanche – mais cela fait longtemps que je trouve que les deux questions, prostitution et travail dominical, mobilisent des arguments et des raisonnements assez semblables. Même si c’est pour protéger la majorité des salarié-e-s, il ne me paraît pas du tout sûr que l’État ait moralement le droit de contraindre celles et ceux qui préfèrent travailler le dimanche qu’un autre jour de la semaine en échange d’un meilleur salaire. C’est une manière d’accorder une préférence au choix de vie consistant à avoir une famille, par exemple, ou à celui consistant à aller à la messe, et un État juste devrait s’en abstenir.

Une objection possible serait la suivante : en fixant un salaire minimal, en limitant le temps de travail des salarié-e-s, l’État défavorise le choix de vie (patronal) consistant à s’enrichir le plus possible. Mais précisément, cette intervention de l’État me paraît qualitativement neutre, dans la mesure où, en un certain sens, tout le monde veut s’enrichir (au moins dans un sens minimal : personne ne serait hostile ni même indifférent au fait de gagner au Loto). Et le fait de vouloir s’enrichir ne préjuge pas de la manière dont on va dépenser son argent : il s’agit seulement, si l’on peut dire, d’une préférence quantitative, face à laquelle aucune neutralité d’État n’est requise.


[1] Au bout du compte, je crois que je suis plutôt anti-abolitionniste, donc, même si les abolitionnistes ont aussi de bons arguments.

Le primat des droits civils sur les droits sociaux

Introduction

La mort de Fidel Castro a donné lieu, sur Facebook, à quelques discussions sur le socialisme cubain avec mes ami-e-s d’extrême gauche. Certains font preuve, à mes yeux, d’une tolérance coupable à l’égard des aspects dictatoriaux du régime cubain ; le communiqué du NPA, du reste, se contente d’une demi-ligne allusive sur la question, tandis que celui du PG ne signale même pas cet aspect des choses. Bien sûr, le régime cubain a aussi réalisé de grandes choses en matière d’accès universel à l’éducation et à la santé pour tou-te-s ; cela doit évidemment être porté à son crédit. Mais je ne vois pas que cela justifie de maintenir pendant près de soixante ans la domination d’une petite caste non élue, l’absence de libertés publiques et la répression des opposant-e-s politiques. À charge à ceux et celles qui défendent Cuba de prouver qu’il y a un rapport nécessaire entre le maintien des acquis de la révolution et la prolongation de la dictature.

Certain-e-s ont essayé de démontrer ce point. L’idée est que si Cuba était un régime libre, les gusanos de Miami et le gouvernement états-unien auraient pu inonder l’île de propagande pro-capitaliste, arroser d’argent les candidat-e-s de l’opposition, etc., et que la révolution elle-même aurait été en péril à cause de cela. Je ne sais pas si cela est vrai ; de toute façon, comme je l’expliquais déjà ici, j’ai du mal à mettre en balance un tort hypothétique, spéculatif et évitable (la destruction de l’œuvre révolutionnaire) et un tort concret, immédiat et certain (la suspension des libertés publiques) ; et de toute façon, je ne vois pas ce qu’il reste de légitimité à une révolution qui se ferait contre l’avis de la majorité de la population, celle-ci fût-elle manipulée par les Yankees. Mais de fil en aiguille, ces discussions nous ont conduit-e-s à des points de plus grande portée théorique, et je me suis retrouvé à défendre sur le plan des principes le primat des droits civils sur les droits sociaux. Autrement dit : je préfère, et je pense qu’il est juste de préférer, un pays capitaliste mais libre (où, éventuellement, des pauvres souffrent et meurent) à un pays socialiste mais dictatorial. Au-delà de toute réflexion qu’on pourra faire sur le caractère socialement situé de mon point de vue (soit – je m’en fous), il est utile et intéressant, pour moi, de réfléchir aux raisons qui font que j’accorde un tel primat aux droits civils. La question n’est pas absolument claire dans ma tête : cet article va présenter deux arguments en faveur de cette thèse, mais il est parfaitement possible qu’ils soient largement améliorables et affinables (voire, qui sait, contestables).

Deux arguments

Le premier argument repose sur une distinction morale entre tort négatif et tort positif : il est plus grave de commettre activement du tort que de laisser passivement un tort être commis. Cette idée générale, qu’on peut bien sûr discuter, correspond néanmoins à une intuition assez profonde et, me semble-t-il, assez partagée – à part peut-être quelques « altruistes efficaces » tout à fait admirables au demeurant, personne ne se sent vraiment coupable de ne pas donner une partie importante de son salaire à des organisations caritatives qui luttent contre la famine en Afrique ; on n’a pas un meurtre sur la conscience à chaque fois qu’on achète une place de cinéma. Appliquée à l’État, cette distinction rend moralement moins problématiques les torts qui découlent d’une abstention ou d’un désengagement de l’État, que ceux qui découlent d’une oppression active de la part de l’État. Le devoir de l’État de ne pas mettre en prison ses opposant-e-s, de ne pas interdire l’expression des opinions dissidentes, de ne pas empêcher les réunions et les manifestations, de ne pas interdire les cultes minoritaires, de ne pas réprimer l’homosexualité, etc., est donc supérieur à son devoir de sauver les pauvres de la misère lorsque cette misère, du moins, ne dépend pas d’une politique active de sa part – mais c’est une hypothèse raisonnable si l’on parle, comme c’est le cas dans cette discussion, d’un régime révolutionnaire ou socialiste, qui arrive sur les ruines fumantes d’un régime capitaliste, et qui n’a pas à assumer les (ex)actions de ce dernier.

Le second argument repose sur l’idée suivante : reconnaître aux droits sociaux une même importance de principe qu’aux droits civils revient à créer cette chose bizarre et paradoxale, des droits fondamentaux conditionnels. Si l’on considère que l’accès universel à la santé, par exemple, est un droit fondamental, on va vite se heurter au problème suivant : un État n’a pas forcément les moyens de mettre en œuvre ce droit fondamental. Pour garantir l’accès de ses citoyen-ne-s à la santé, un État doit disposer de matériel médical, d’un personnel médical formé, d’une administration fonctionnelle : autant de critères qui ne sont pas nécessairement réunis dans certains pays pauvres, quelle que puisse être la bonne volonté de leurs dirigeants. Pour le dire autrement, l’accès universel aux soins de santé ne peut pas se réaliser simplement par décret. En revanche, ce qui concerne les droits civils peut l’être : autoriser la liberté d’expression, de culte, sexuelle, de réunion, d’association, etc., cela ne demande en réalité aucun effort ; même l’État le moins bien loti en termes de ressources peut décider, du jour au lendemain, de supprimer de son code pénal les dispositions réprimant l’homosexualité, ou telle religion minoritaire, ou l’expression de telle opinion dissidente.

On peut reformuler ce second argument d’une manière presque équivalente, en soulignant que les droits sociaux, pour être garantis, demandent un effort, alors que les droits civils n’en demandent pas ; or il paraît logique d’être plus exigeant-e vis-à-vis des politiques progressistes faciles à mettre en œuvre que vis-à-vis des politiques progressistes difficiles à mettre en œuvre. L’inconvénient de cette reformulation, c’est qu’elle pourrait conduire à reconnaître un certain courage à un régime qui, comme le régime cubain, a fait l’effort de garantir à sa population des droits sociaux plutôt que de se contenter de lui garantir des droits civils. Il me semble donc plus intéressant et plus efficace de souligner le paradoxe conceptuel qu’engendrerait l’érection en « droits fondamentaux » des droits dont le respect ne saurait être que conditionnel.

Et le droit de manifester ?

Une objection, ici, peut surgir : certains droits civils demandent, pour être effectivement garantis, une intervention active de l’État. Le premier exemple qui vient à l’esprit, c’est le droit de réunion et de manifestation, dont l’exercice semble impliquer une possibilité, voire un devoir, pour l’État, de protéger à la fois les participant-e-s et l’ordre public. Mais je m’inscris en faux contre cette idée. Du point de vue des manifestant-e-s, par exemple, le droit des manifestant-e-s n’implique pas le droit à la protection de l’État. Si une manifestation antifasciste court le risque d’être perturbée par des fascistes, les antifascistes doivent avoir le droit de manifester, mais ils/elles n’ont pas forcément le droit de réclamer a priori la protection de la police. Ils/elles peuvent y aller à leurs risques et périls. Mais s’ils/elles se font casser la gueule, ils/elles auront de toute façon la possibilité de porter plainte après coup selon la procédure normale. Quant à la protection de l’ordre public, c’est l’affaire de l’État, pas la mienne : si l’État peut assurer l’ordre public dans le respect de mon droit à manifester, tant mieux pour lui ; sinon, tant pis pour lui. Je maintiens donc que les libertés de manifester et de se réunir doivent être garanties au moins comme libertés négatives, et qu’elles ne nécessitent pas pour cela une quelconque intervention active de l’État.

Et la démocratie électorale ?

Le second exemple pourrait être celui du vote. On a tendance à considérer le droit de choisir démocratiquement ses dirigeant-e-s comme un droit fondamental, et pourtant il est clair que la mise en œuvre du processus électoral implique une intervention massive de l’État (c’est lui qui imprime les bulletins, installe les bureaux de vote, éventuellement organise une campagne électorale officielle, etc.). Ce à quoi je répondrais ceci :

D’abord, sur un plan purement technique qui n’est pas le plus intéressant à mes yeux, la quasi-totalité des dictatures aujourd’hui organisent des élections. Cuba organise des élections, la Corée du Nord organise des élections, l’Arabie saoudite organise des élections (au moins municipales). Les États en question sont donc parfaitement capables de mettre en œuvre des processus électoraux. Dans ces conditions, il n’y a aucune justification à ce que ces élections ne soient pas libres.

Ensuite, effectivement, dans l’échelle des droits, le droit de choisir ses dirigeant-e-s me paraît être un droit inférieur à tous les droits négatifs dont j’ai parlé plus haut. Parce qu’il implique l’intervention active de l’État, d’abord, et ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’un droit individuel mais d’un droit collectif. Aucune personne, jamais, dans une démocratie, ne choisit ses dirigeant-e-s : c’est le corps électoral en tant que masse, en tant qu’abstraction, qui choisit. Si je vote pour un-e candidat-e minoritaire, je ne participe pas à la désignation du vainqueur final, et si je vote pour le/la candidat-e vainqueur, ma voix est noyée dans la masse de celles qui l’ont fait-e gagner. On n’est pas du tout dans le même registre de droits que quand on parle de la liberté d’expression, d’association ou de culte. Cela permet de distinguer les « droits civils » des droits politiques, ou civiques, les premiers ayant une priorité sur les seconds. Le seul élément de droit individuel, dans la démocratie électorale, c’est le droit que je pourrais avoir d’accomplir le geste technique de me rendre au bureau de vote pour glisser un bulletin dans l’urne. Mais je ne vois pas pourquoi, en tant qu’individu, j’aurais des droits à exiger de l’État qu’il me donne cette satisfaction.

On peut tout de même sauver, si l’on y tient, le droit de vote comme droit fondamental, en tant qu’il est une contrepartie de la domination politique que l’on subit. Après tout, il se trouve que j’ai un État au-dessus de ma tête ; je n’y peux rien, c’est comme ça, en tout cas je ne l’ai pas choisi. Dans la mesure où cet État limite mes droits, ne serait-ce qu’en m’interdisant de tuer mon prochain, j’ai au moins à décider sous quelle forme et par qui s’exerce cette contrainte. Contrairement au droit à la libre expression, à la liberté sexuelle, à la liberté de culte, etc., qui sont des droits fondamentaux primaires, logiquement antérieurs à tout État, la liberté de choisir ses représentant-e-s n’est qu’un droit dérivé, et compensatoire, lié à ma soumission à une contrainte étatique qui ne peut pas être a priori justifiée. Du reste, un monde libertarien sans État et sans élection n’enfreindrait pas mes droits fondamentaux.

Et la propriété ?

Et la propriété, dans tout ça ? Il semblerait qu’avec un argumentaire d’inspiration aussi libérale voir libertarienne que celui-ci, je sois bien proche de considérer la propriété comme un droit fondamental primaire, et toute intervention de l’État contre elle comme un empiètement sur les libertés. Le problème, c’est que les droits fondamentaux dont j’ai parlé ci-dessus (expression, réunion, manifestation, culte, liberté sexuelle…) ne présupposent pas analytiquement l’existence d’un État ou de quelconques institutions : dans l’état de nature, on peut parfaitement utiliser ses cordes vocales pour crier son avis sur une question donnée, on peut utiliser ses pieds pour se rendre, avec d’autres personnes, à tel endroit, on peut parfaitement faire l’amour avec qui l’on veut, etc. Or il me semble qu’il en va différemment pour la propriété. Celle-ci ne consiste pas seulement en un droit d’usage d’une chose, mais aussi en des droits de conservation et de transmission : ce que je possède, je peux le consommer, le garder, le thésauriser, l’offrir, le léguer, etc. Mais cela, en vertu de quoi, sinon en vertu d’une définition, non seulement sociale, mais institutionnellement validée et enforcée, de ce que l’on appelle « propriété » ? Les tentatives de Locke, reprises par Nozick, de fonder la propriété sur l’usage (on peut s’approprier une chose qui n’appartient à personne en y mêlant son travail) me paraissent arbitraires et peu convaincantes. Cela ne veut pas dire que la propriété soit forcément illégitime : s’il y a un État, celui-ci est parfaitement libre d’instaurer la propriété, ou d’autres formes d’usage/possession de biens matériels (dont on pourrait, par exemple, avoir la jouissance sans pouvoir les transmettre, etc.) ; il est parfaitement libre aussi d’instaurer la propriété tout en la limitant (par l’impôt par exemple). Mais cette limitation, qu’on peut juger au cas par cas bonne ou mauvaise, n’enfreint pas ce qui serait un droit fondamental à la propriété. Cette question de l’appropriation, et des conditions dans lesquelles elle peut se faire, est source de nombreux débats au sein même des libertarien-ne-s, et ce sont des désaccords là-dessus qui déterminent la division entre libertarien-ne-s de droite, représenté-e-s par Nozick, et « libertarien-ne-s de gauche », ou prétendu-e-s tel-le-s, représenté-e-s par Peter Vallentyne (dont j’ai parlé ici), Michael Otsuka et quelques autres. Mais aucun de ces auteurs, d’après ce que j’ai lu, n’interroge le concept même de propriété comme concept artificiel et socialement institué. C’est, pour ma part, ce que je fais, et c’est je crois ce qui m’éloigne fondamentalement du libertarianisme au profit d’un libéralisme réformiste de gauche qui tend un peu, à l’occasion, vers l’anarchisme.