Introduction
La mort de Fidel Castro a donné lieu, sur Facebook, à quelques discussions sur le socialisme cubain avec mes ami-e-s d’extrême gauche. Certains font preuve, à mes yeux, d’une tolérance coupable à l’égard des aspects dictatoriaux du régime cubain ; le communiqué du NPA, du reste, se contente d’une demi-ligne allusive sur la question, tandis que celui du PG ne signale même pas cet aspect des choses. Bien sûr, le régime cubain a aussi réalisé de grandes choses en matière d’accès universel à l’éducation et à la santé pour tou-te-s ; cela doit évidemment être porté à son crédit. Mais je ne vois pas que cela justifie de maintenir pendant près de soixante ans la domination d’une petite caste non élue, l’absence de libertés publiques et la répression des opposant-e-s politiques. À charge à ceux et celles qui défendent Cuba de prouver qu’il y a un rapport nécessaire entre le maintien des acquis de la révolution et la prolongation de la dictature.
Certain-e-s ont essayé de démontrer ce point. L’idée est que si Cuba était un régime libre, les gusanos de Miami et le gouvernement états-unien auraient pu inonder l’île de propagande pro-capitaliste, arroser d’argent les candidat-e-s de l’opposition, etc., et que la révolution elle-même aurait été en péril à cause de cela. Je ne sais pas si cela est vrai ; de toute façon, comme je l’expliquais déjà ici, j’ai du mal à mettre en balance un tort hypothétique, spéculatif et évitable (la destruction de l’œuvre révolutionnaire) et un tort concret, immédiat et certain (la suspension des libertés publiques) ; et de toute façon, je ne vois pas ce qu’il reste de légitimité à une révolution qui se ferait contre l’avis de la majorité de la population, celle-ci fût-elle manipulée par les Yankees. Mais de fil en aiguille, ces discussions nous ont conduit-e-s à des points de plus grande portée théorique, et je me suis retrouvé à défendre sur le plan des principes le primat des droits civils sur les droits sociaux. Autrement dit : je préfère, et je pense qu’il est juste de préférer, un pays capitaliste mais libre (où, éventuellement, des pauvres souffrent et meurent) à un pays socialiste mais dictatorial. Au-delà de toute réflexion qu’on pourra faire sur le caractère socialement situé de mon point de vue (soit – je m’en fous), il est utile et intéressant, pour moi, de réfléchir aux raisons qui font que j’accorde un tel primat aux droits civils. La question n’est pas absolument claire dans ma tête : cet article va présenter deux arguments en faveur de cette thèse, mais il est parfaitement possible qu’ils soient largement améliorables et affinables (voire, qui sait, contestables).
Deux arguments
Le premier argument repose sur une distinction morale entre tort négatif et tort positif : il est plus grave de commettre activement du tort que de laisser passivement un tort être commis. Cette idée générale, qu’on peut bien sûr discuter, correspond néanmoins à une intuition assez profonde et, me semble-t-il, assez partagée – à part peut-être quelques « altruistes efficaces » tout à fait admirables au demeurant, personne ne se sent vraiment coupable de ne pas donner une partie importante de son salaire à des organisations caritatives qui luttent contre la famine en Afrique ; on n’a pas un meurtre sur la conscience à chaque fois qu’on achète une place de cinéma. Appliquée à l’État, cette distinction rend moralement moins problématiques les torts qui découlent d’une abstention ou d’un désengagement de l’État, que ceux qui découlent d’une oppression active de la part de l’État. Le devoir de l’État de ne pas mettre en prison ses opposant-e-s, de ne pas interdire l’expression des opinions dissidentes, de ne pas empêcher les réunions et les manifestations, de ne pas interdire les cultes minoritaires, de ne pas réprimer l’homosexualité, etc., est donc supérieur à son devoir de sauver les pauvres de la misère lorsque cette misère, du moins, ne dépend pas d’une politique active de sa part – mais c’est une hypothèse raisonnable si l’on parle, comme c’est le cas dans cette discussion, d’un régime révolutionnaire ou socialiste, qui arrive sur les ruines fumantes d’un régime capitaliste, et qui n’a pas à assumer les (ex)actions de ce dernier.
Le second argument repose sur l’idée suivante : reconnaître aux droits sociaux une même importance de principe qu’aux droits civils revient à créer cette chose bizarre et paradoxale, des droits fondamentaux conditionnels. Si l’on considère que l’accès universel à la santé, par exemple, est un droit fondamental, on va vite se heurter au problème suivant : un État n’a pas forcément les moyens de mettre en œuvre ce droit fondamental. Pour garantir l’accès de ses citoyen-ne-s à la santé, un État doit disposer de matériel médical, d’un personnel médical formé, d’une administration fonctionnelle : autant de critères qui ne sont pas nécessairement réunis dans certains pays pauvres, quelle que puisse être la bonne volonté de leurs dirigeants. Pour le dire autrement, l’accès universel aux soins de santé ne peut pas se réaliser simplement par décret. En revanche, ce qui concerne les droits civils peut l’être : autoriser la liberté d’expression, de culte, sexuelle, de réunion, d’association, etc., cela ne demande en réalité aucun effort ; même l’État le moins bien loti en termes de ressources peut décider, du jour au lendemain, de supprimer de son code pénal les dispositions réprimant l’homosexualité, ou telle religion minoritaire, ou l’expression de telle opinion dissidente.
On peut reformuler ce second argument d’une manière presque équivalente, en soulignant que les droits sociaux, pour être garantis, demandent un effort, alors que les droits civils n’en demandent pas ; or il paraît logique d’être plus exigeant-e vis-à-vis des politiques progressistes faciles à mettre en œuvre que vis-à-vis des politiques progressistes difficiles à mettre en œuvre. L’inconvénient de cette reformulation, c’est qu’elle pourrait conduire à reconnaître un certain courage à un régime qui, comme le régime cubain, a fait l’effort de garantir à sa population des droits sociaux plutôt que de se contenter de lui garantir des droits civils. Il me semble donc plus intéressant et plus efficace de souligner le paradoxe conceptuel qu’engendrerait l’érection en « droits fondamentaux » des droits dont le respect ne saurait être que conditionnel.
Et le droit de manifester ?
Une objection, ici, peut surgir : certains droits civils demandent, pour être effectivement garantis, une intervention active de l’État. Le premier exemple qui vient à l’esprit, c’est le droit de réunion et de manifestation, dont l’exercice semble impliquer une possibilité, voire un devoir, pour l’État, de protéger à la fois les participant-e-s et l’ordre public. Mais je m’inscris en faux contre cette idée. Du point de vue des manifestant-e-s, par exemple, le droit des manifestant-e-s n’implique pas le droit à la protection de l’État. Si une manifestation antifasciste court le risque d’être perturbée par des fascistes, les antifascistes doivent avoir le droit de manifester, mais ils/elles n’ont pas forcément le droit de réclamer a priori la protection de la police. Ils/elles peuvent y aller à leurs risques et périls. Mais s’ils/elles se font casser la gueule, ils/elles auront de toute façon la possibilité de porter plainte après coup selon la procédure normale. Quant à la protection de l’ordre public, c’est l’affaire de l’État, pas la mienne : si l’État peut assurer l’ordre public dans le respect de mon droit à manifester, tant mieux pour lui ; sinon, tant pis pour lui. Je maintiens donc que les libertés de manifester et de se réunir doivent être garanties au moins comme libertés négatives, et qu’elles ne nécessitent pas pour cela une quelconque intervention active de l’État.
Et la démocratie électorale ?
Le second exemple pourrait être celui du vote. On a tendance à considérer le droit de choisir démocratiquement ses dirigeant-e-s comme un droit fondamental, et pourtant il est clair que la mise en œuvre du processus électoral implique une intervention massive de l’État (c’est lui qui imprime les bulletins, installe les bureaux de vote, éventuellement organise une campagne électorale officielle, etc.). Ce à quoi je répondrais ceci :
D’abord, sur un plan purement technique qui n’est pas le plus intéressant à mes yeux, la quasi-totalité des dictatures aujourd’hui organisent des élections. Cuba organise des élections, la Corée du Nord organise des élections, l’Arabie saoudite organise des élections (au moins municipales). Les États en question sont donc parfaitement capables de mettre en œuvre des processus électoraux. Dans ces conditions, il n’y a aucune justification à ce que ces élections ne soient pas libres.
Ensuite, effectivement, dans l’échelle des droits, le droit de choisir ses dirigeant-e-s me paraît être un droit inférieur à tous les droits négatifs dont j’ai parlé plus haut. Parce qu’il implique l’intervention active de l’État, d’abord, et ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’un droit individuel mais d’un droit collectif. Aucune personne, jamais, dans une démocratie, ne choisit ses dirigeant-e-s : c’est le corps électoral en tant que masse, en tant qu’abstraction, qui choisit. Si je vote pour un-e candidat-e minoritaire, je ne participe pas à la désignation du vainqueur final, et si je vote pour le/la candidat-e vainqueur, ma voix est noyée dans la masse de celles qui l’ont fait-e gagner. On n’est pas du tout dans le même registre de droits que quand on parle de la liberté d’expression, d’association ou de culte. Cela permet de distinguer les « droits civils » des droits politiques, ou civiques, les premiers ayant une priorité sur les seconds. Le seul élément de droit individuel, dans la démocratie électorale, c’est le droit que je pourrais avoir d’accomplir le geste technique de me rendre au bureau de vote pour glisser un bulletin dans l’urne. Mais je ne vois pas pourquoi, en tant qu’individu, j’aurais des droits à exiger de l’État qu’il me donne cette satisfaction.
On peut tout de même sauver, si l’on y tient, le droit de vote comme droit fondamental, en tant qu’il est une contrepartie de la domination politique que l’on subit. Après tout, il se trouve que j’ai un État au-dessus de ma tête ; je n’y peux rien, c’est comme ça, en tout cas je ne l’ai pas choisi. Dans la mesure où cet État limite mes droits, ne serait-ce qu’en m’interdisant de tuer mon prochain, j’ai au moins à décider sous quelle forme et par qui s’exerce cette contrainte. Contrairement au droit à la libre expression, à la liberté sexuelle, à la liberté de culte, etc., qui sont des droits fondamentaux primaires, logiquement antérieurs à tout État, la liberté de choisir ses représentant-e-s n’est qu’un droit dérivé, et compensatoire, lié à ma soumission à une contrainte étatique qui ne peut pas être a priori justifiée. Du reste, un monde libertarien sans État et sans élection n’enfreindrait pas mes droits fondamentaux.
Et la propriété ?
Et la propriété, dans tout ça ? Il semblerait qu’avec un argumentaire d’inspiration aussi libérale voir libertarienne que celui-ci, je sois bien proche de considérer la propriété comme un droit fondamental primaire, et toute intervention de l’État contre elle comme un empiètement sur les libertés. Le problème, c’est que les droits fondamentaux dont j’ai parlé ci-dessus (expression, réunion, manifestation, culte, liberté sexuelle…) ne présupposent pas analytiquement l’existence d’un État ou de quelconques institutions : dans l’état de nature, on peut parfaitement utiliser ses cordes vocales pour crier son avis sur une question donnée, on peut utiliser ses pieds pour se rendre, avec d’autres personnes, à tel endroit, on peut parfaitement faire l’amour avec qui l’on veut, etc. Or il me semble qu’il en va différemment pour la propriété. Celle-ci ne consiste pas seulement en un droit d’usage d’une chose, mais aussi en des droits de conservation et de transmission : ce que je possède, je peux le consommer, le garder, le thésauriser, l’offrir, le léguer, etc. Mais cela, en vertu de quoi, sinon en vertu d’une définition, non seulement sociale, mais institutionnellement validée et enforcée, de ce que l’on appelle « propriété » ? Les tentatives de Locke, reprises par Nozick, de fonder la propriété sur l’usage (on peut s’approprier une chose qui n’appartient à personne en y mêlant son travail) me paraissent arbitraires et peu convaincantes. Cela ne veut pas dire que la propriété soit forcément illégitime : s’il y a un État, celui-ci est parfaitement libre d’instaurer la propriété, ou d’autres formes d’usage/possession de biens matériels (dont on pourrait, par exemple, avoir la jouissance sans pouvoir les transmettre, etc.) ; il est parfaitement libre aussi d’instaurer la propriété tout en la limitant (par l’impôt par exemple). Mais cette limitation, qu’on peut juger au cas par cas bonne ou mauvaise, n’enfreint pas ce qui serait un droit fondamental à la propriété. Cette question de l’appropriation, et des conditions dans lesquelles elle peut se faire, est source de nombreux débats au sein même des libertarien-ne-s, et ce sont des désaccords là-dessus qui déterminent la division entre libertarien-ne-s de droite, représenté-e-s par Nozick, et « libertarien-ne-s de gauche », ou prétendu-e-s tel-le-s, représenté-e-s par Peter Vallentyne (dont j’ai parlé ici), Michael Otsuka et quelques autres. Mais aucun de ces auteurs, d’après ce que j’ai lu, n’interroge le concept même de propriété comme concept artificiel et socialement institué. C’est, pour ma part, ce que je fais, et c’est je crois ce qui m’éloigne fondamentalement du libertarianisme au profit d’un libéralisme réformiste de gauche qui tend un peu, à l’occasion, vers l’anarchisme.