interprétation des oeuvres d’art

Le jugement politique comme un élément du jugement de goût

Lorsque l’on veut proposer une analyse politique d’une œuvre d’art, il est fréquent de soigneusement dissocier d’emblée la question de la qualité esthétique et la question du contenu idéologique. Par exemple, si je regarde le dernier article du Cinéma est politique portant sur un film que j’ai vu, je lis ceci :

Et avant de commencer vraiment, mettons-nous d’accord sur un point : oui Mad Max est visuellement époustouflant, virtuose et inventif dans la forme, captivant par son rythme effréné. Je ne remettrais pas ça en cause dans ce texte et je ne parlerai pas de ses qualités cinématographiques.

J’ai un peu la flemme de chercher plus loin, mais je suis sûr d’avoir lu des déclarations de ce genre ailleurs sur le site. Et cette séparation entre esthétique et idéologique est d’ailleurs un point que je ne remettais pas en cause dans mes précédents billets sur l’analyse politique de l’art, notamment celui-ci, où j’écrivais :

J’en profite pour préciser quelque chose d’évident, mais d’important : dire que les jugements politiques doivent se penser sur le modèle des jugements de goût n’implique pas du tout que pour une œuvre donnée, les deux jugements soient nécessairement concordants. Par exemple, on peut tout à fait trouver qu’un film est à la fois un film raciste et un film excellent, et on peut trouver très ennuyeux un film dont on ne contestera toutefois pas la portée antiraciste.

Pourtant, il me semble que l’on pourrait complexifier un peu la question, en signalant que lorsqu’on est face à un film, notre impression de spectateur/trice est synthétique. On peut bien, rétrospectivement ou même sur le moment, essayer de faire la part des choses et identifier les défauts et les qualités, dans chaque ordre, du film. Mais il n’en reste pas moins qu’avant toute analyse, le film nous procure un sentiment de confort ou d’inconfort, un sentiment positif ou négatif, qui va faire au bout du compte qu’on aime ou qu’on n’aime pas ce film.

Dans le cas d’un film militant, de gauche, etc., qui présente en outre de vraies qualités cinématographiques, il me paraît incontestable que notre agrément, voire notre sentiment de jubilation, sera indissociablement dû et à la réussite esthétique du film et au message politique qu’il contient et qui nous flatte. Si je pense aux Nouveaux Chiens de garde (Balbastre et Kergoat, 2012), par exemple – cas un peu particulier, puisqu’il s’agit d’un documentaire, mais en l’occurrence ça ne change rien – mon plaisir tient à la fois au fait que le film dise ce que je pense et au fait qu’il soit bien réalisé. Je peux faire cette distinction quand j’en parle, mais mon contentement est d’abord unitaire.

Inversement, il y a des films que je n’ai pas aimés notamment parce que leur message politique, réel ou supposé, m’a mis trop mal à l’aise. Je pense notamment à Whiplash, de Damien Chazelle (2015) : je n’ai pas l’intention de rentrer ici dans un débat sur le sens politique du film, ni même d’expliquer longuement pourquoi je ne l’ai pas aimé, mais en gros, ce sont des raisons d’ordre idéologique qui m’ont empêché d’y adhérer et d’apprécier le film.

Ce que je veux dire, c’est simplement que l’appréciation idéologique fait partie de l’appréciation esthétique au sens large.

Mais il y a un corollaire gênant : à ce compte-là, aimer un film implique donc toujours, sinon d’être d’accord avec son contenu, du moins de ne pas être trop en désaccord avec lui pour adhérer au film, pour marcher dans le film. L’attitude consistant à dire qu’on a trouvé tel film raciste, mais qu’on l’a bien aimé quand même (tout en l’ayant trouvé raciste) est éminemment suspecte : celui ou celle qui adopte cette attitude peut au moins être soupçonné-e de complaisance envers le racisme. C’est une conclusion désagréable et inconfortable, mais défendable.

Ou alors… ou alors il faut faire un pas de plus, soumettre le concept même de racisme, et de X-phobie* en général, à une critique sévère, et conclure que dans certaines acceptions du mot, ce n’est pas si grave d’être raciste. Après tout, on ne parle pas d’un racisme traduit en actes, ni même d’un racisme verbalisé, ni même, le plus souvent, d’un racisme conscient : on parle simplement d’une tendance spontanée de l’esprit à adhérer à des discours, non, même pas, à des représentations X-phobes.

Mais en quoi est-ce, moralement parlant, un problème ?

Notre honneur ne réside pas dans le fait d’être pur-e et sans pulsion mauvaise ; il réside dans le fait de les réfréner, de ne pas leur donner libre cours, et de ne pas les laisser guider nos comportements. Pour le reste, pour ce qui se passe aux tréfonds de nos têtes, nos psychismes sont trop complexes pour qu’on puisse y faire la police. Nous avons des représentations qui ne sont pas glorieuses ? Nous avons aussi des fantasmes, des rêves, qui peuvent être « X-phobes » en ce sens faible du mot, et c’est comme ça.

Après tout, il y a beaucoup de gens qui aiment les films violents – j’ai moi-même plutôt apprécié le dernier Tarantino, Les Huit Salopards. Si on arrive à adhérer à un film qui contient tellement d’hémoglobine et où l’on tire tellement de coups de feu, c’est probablement parce que l’on a, quelque part, une certaine disposition à cette violence. Mais cette disposition n’est pas condamnable en soi. On ne peut pas l’exprimer en disant qu’on « aime » la violence, encore moins qu’on « est » violent. Il se trouve simplement qu’il y en nous quelque chose qui, plus ou moins honteusement, se complaît au spectacle de la violence (mais d’une violence euphémisée, en l’occurrence, puisque tout cela est pour de faux).

Au fond, en ce sens-là, il est légitime de réclamer le droit à cette « disposition à la violence », comme il est légitime aussi de réclamer le droit à la X-phobie et au racisme, c’est-à-dire le droit d’avoir des pulsions peu nobles. Il s’agit simplement de réclamer le droit à la névrose, et cela nous concerne tou-te-s.

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Le cinéma est anti-breton

Le discours tenu par le film est peut-être plus ambivalent à ce niveau. Et le public peut y piocher ce qui l’arrange (ce qui, pour moi, reste politiquement tout aussi problématique).

Paul Rigouste, commentaire posté sur Le cinéma est politique, 1er juin 2015

*

J’ai vu il y a quelques semaines le film Un Français, qui raconte l’histoire d’un ancien skinhead néo-nazi qui rompt avec son passé. Et puis ensuite je suis tombé sur cet article de Philippe Argouarch, qui vise à démontrer que ce film relève de la propagande anti-bretonne. Pourquoi ? Parce qu’on voit un drapeau breton accroché au mur d’un bar d’extrême-droite. Mieux : parce que la séquence où l’on voit ce drapeau breton apparaît même dans la bande-annonce. « Bien sûr, ce n’est pas un hasard », mais bel et bien la preuve que les producteurs du film ont tenu à ce que leur injure au peuple breton soit accessible même à celles et ceux qui n’ont pas vu le film.

Ce genre de délires me rappelle évidemment les articles du genre de ceux qu’on trouve sur le site Le cinéma est politique (LCEP), dont j’ai déjà abondamment parlé sur ce blog. Mais ça me les rappelle… en pire ; je crois que là, on atteint un niveau tel que même les contributeur/trice-s les plus paranoïaques de LCEP seraient d’accord pour dire que peut-être, quand même, il ne faut pas pousser. Je n’en sais rien, je n’ai pas lu de réaction de Paul Rigouste à ce sujet, mais je formule sur la base de mon intuition cette hypothèse charitable.

Le problème, c’est qu’on ne voit pas très bien ce que Paul Rigouste, par exemple, aurait à répondre à un tel article, fût-il en désaccord avec lui. Comment attaquer la thèse de Philippe Argouarch, par quel angle la contester, par quel biais la réfuter ? On peut toujours essayer de dire que les éléments que relève Philippe Argouarch sont trop mineurs dans le film pour être vraiment significatifs, ou bien que la présence du drapeau breton dans un bar d’extrême-droite s’explique par la volonté de montrer une récupération illégitime des symboles de la culture bretonne par les skinheads, etc. Bref, on pourrait formuler à l’égard d’Argouarch des arguments exactement similaires à ceux que j’ai bien souvent envie de formuler contre Rigouste. Et c’est tout de même, du point de vue de Paul Rigouste, un problème : car s’il n’y a plus que le feeling ou l’intuition pour démaquer une critique paranoïaque d’une critique intelligente[1], je ne vois pas ce qui m’empêcherait, moi, de juger paranoïaque la critique où il explique que X-men: Days of Future Past est un film transphobe :

Si Mystique est construite par ce film comme une menace avant tout en tant que femme, il me semble que l’on peut également faire une autre lecture de ce personnage, qui la verrait plus comme une menace du fait de la relative indétermination de son identité sexuée et genrée. Elle a en effet la capacité de se transformer en n’importe quel humain, et ne se prive pas de prendre l’apparence d’hommes. En cela, son existence représente une menace pour l’ordre « hétéro-patriarcal-cis », puisqu’elle ne rentre pas dans ses cadres normatifs fondés sur l’idée d’une « différence des sexes et des genres » qui serait « fondée en nature dans le sexe biologique ». En effet, dans ces cadres opprimants, passer d’un sexe ou d’un genre à un autre constitue une « transgression » allant contre l’« ordre naturel ». […] En faisant de Mystique une méchante qui doit être matée, le film me semble donc véhiculer un discours que l’on pourrait qualifier de « transphobe »[2].

Ou bien, encore, de juger paranoïaque son interprétation selon laquelle le dernier Mad Max est islamophobe, parce que ça se passe dans le désert :

Pensez au public états-unien (et plus largement occidental) qui va dans les salles. On lui montre un peuple qui vit dans le désert (et qui se bat pour du pétrole et de l’eau), avec à sa tête un autocrate-dictateur, avec une armée de fanatique religieux kamikazes prêt à se faire exploser pour la religion qu’il incarne, des enfants qui se font exploiter, des femmes qui sont opprimées, un harem, etc. Est-ce que vous pensez franchement que le public occidental pense d’abord à l’occident quand il voit ça ?

(M’est avis que le « public états-unien » a bon dos, et qu’il permet surtout à Paul Rigouste d’étaler, en les faisant passer pour ceux d’autrui, ses propres préjugés. Mais bon.)

Il n’y a entre les analyses de Paul Rigouste et celles de Philippe Argouarch qu’une différence de degré, ce qui, si on accepte de considérer les secondes comme ineptes, rend les premières profondément suspectes. Je reviens sur cette question, même si le dossier LCEP était à peu près clos depuis quelques mois (mais sur ce blog, aucun dossier n’est jamais vraiment clos !), parce que l’article d’Argouarch me fournit en fait un excellent argument à l’appui de ma thèse centrale développée ici, relative au caractère fondamentalement non objectif et non objectivable des analyses politiques de films à la manière de LCEP. Bon, le (seul) problème, c’est qu’en réalité Paul Rigouste n’a pas, à ma connaissance, critiqué le caractère paranoïaque de l’article d’Argouarch. L’idéal pour moi serait de trouver un vrai débat (peut-être quelque part dans les méandres des commentaires de LCEP ?) où Paul Rigouste occuperait la position structurelle du type raisonnable, face à un-e interlocuteur/trice plus gauchiste que lui… Si je trouve ça, j’en dirai peut-être un mot.


[1] Et c’est peut-être cela, d’ailleurs, qui fait qu’il y a souvent, dans les commentaires de LCEP, des critiques un peu agressives contre les auteur/trice-s des articles, ou faisant preuve d’une ironie mordante. C’est que quand on est convaincu-e d’avoir raison et qu’on se laisse enfermer dans le piège d’une discussion, à laquelle on semble nous inviter, mais qui est en réalité sans objet, la frustration peut finir par nous faire réagir de cette manière.

[2] Liz Kro, du blog Lacets rouges et vernis noirs, avait déjà relevé cette perle.

Jugement politique et jugement de goût : l’allié-e et ses biais

(La lecture des deux derniers billets est à peu près obligatoire pour comprendre celui-ci. Enfin, il me semble. Vous pouvez toujours essayer de faire sans, mais j’ai peur que beaucoup de choses ne vous échappent.)

(Et, au fait, ceci est mon cinquantième billet !)

1.

À la fin de mon précédent billet, j’évoquais l’idée que peut-être, pour juger politiquement une œuvre d’art, il fallait reconnaître une supériorité au point de vue des dominé-e-s concerné-e-s (ou, plus exactement, que rien ne s’opposait à ce qu’on reconnaisse une supériorité au point de vue des dominé-e-s concerné-e-s). Par exemple, au point de vue des femmes pour juger si une œuvre était sexiste ou non. Et j’ai précisé :

Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. […] Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain.

Il y a là quelque chose à clarifier. Un-e « allié-e » (j’emploie ce terme selon son acception courante dans les milieux militants), c’est quelqu’un qui, tout en n’appartenant pas à une catégorie dominée, se solidarise avec les combats des personnes appartenant à cette catégorie. Typiquement, un homme féministe.

Or dans la question que j’examine, le problème ne vient pas exactement du fait d’être un-e « allié-e », mais du fait d’aborder une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie dominée concernée.

Pour simplifier, prenons le cas du sexisme, et envisageons un homme. Si cet homme va voir un film en se promettant d’en débusquer le sexisme (« aborder une œuvre avec un préjugé critique »), il fait par là acte (modeste) de militantisme féministe. Il est donc un « allié ». En revanche, on peut imaginer des hommes féministes qui n’aient pas cette attitude critique face aux films qu’ils voient (des hommes féministes qui voient les films naïvement ou innocemment). C’est en cela que mon assimilation entre, d’une part, la catégorie des personnes qui abordent une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie concernée, et, d’autre part, la catégorie des « allié-e-s », ne fonctionne pas tout à fait. Mais elle me paraît tout de même grossièrement acceptable, et elle m’évite de laborieuses périphrases. Il est plus rapide d’écrire allié-e que personne qui aborde une œuvre avec un préjugé critique sans appartenir à la catégorie concernée.

Ensuite, on m’a fait remarquer à juste titre que le problème vient, plus généralement, du fait d’aborder une œuvre avec un préjugé critique, que l’on appartienne ou non à la catégorie dominée concernée. La position de l’allié-e est défaillante, mais en tant qu’elle est un cas particulier de la position des personnes qui ont un préjugé critique. Une femme féministe qui va voir un film en se promettant d’en débusquer le sexisme est dans la même situation qu’un homme féministe qui fait de même.

C’est vrai. C’est-à-dire qu’une femme féministe qui a un tel préjugé a un biais qu’une femme qui n’a pas ce préjugé n’a pas. Elle est donc dans une situation moins bonne qu’elle. Mais je tiens à faire remarquer que, si l’on accepte l’idée que, peut-être, les personnes appartenant une catégorie dominée sont dans une meilleure position pour juger politiquement les films qui les concernent, alors la position de l’allié-e est doublement défaillante. Premièrement, à cause de ses préjugés, l’allié-e a un biais que l’indifférent-e n’a pas. Deuxièmement, parce qu’il/elle n’appartient pas à la catégorie dominée, il/elle n’a même pas le privilège de position qui en découlerait.

En général, les militant-e-s ont tendance à considérer que la position du/de la dominant-e allié-e est, du point de vue de la validité des discours tenus, meilleure que celle du/de la dominant-e indifférent-e. C’est peut-être parfois vrai ; mais en ce qui concerne l’évaluation politique des œuvres, je pense que c’est paradoxalement faux. Et c’est bien parce que c’est paradoxal que j’y insiste.

2.

On m’a aussi fait remarquer que parfois, le fait d’être un-e militant-e conscient-e permettait d’identifier des éléments d’une œuvre d’art comme étant problématiques. Du coup, le problème, c’est que c’est la même caractéristique (le fait d’être une personne conscientisée, militante ou alliée) qui, à la fois, donne les compétences pour juger politiquement une œuvre, et crée les biais qui font obstacle à la validité du jugement.

Pour résoudre cette apparente contradiction, il faut en fait distinguer artificiellement deux moments dans le jugement politique porté sur une œuvre. Dire, par exemple, « ce film est sexiste », cela peut se décomposer en :

  1. Ce film dit X ;
  2. X est sexiste.

La seconde de ces deux affirmations est un jugement de fait ; à ce titre, elle est susceptible de discussion et de preuve rationnelle, comme « L’Uruguay est un pays », « Napoléon est un sale type » ou « Le taux de profit a tendance à baisser ». Par exemple, l’énoncé « « La plupart des accusations de viol sont fausses » est sexiste » est un jugement de fait, vrai en l’occurrence. (Si ce n’est pas clair : il est vrai de dire qu’il est sexiste de dire que la plupart des accusations de viol sont fausses. C’est un peu compliqué, désolé.) Et il peut effectivement être d’autant plus facilement identifié comme vrai que l’on a des compétences féministes.

Mais la première de ces deux affirmations n’est pas un jugement de fait. C’est précisément sur ce point-là que peuvent porter les désaccords, et c’est à ce propos-là que le fait d’être « allié-e », ou féministe, peut constituer un biais.

Dans toutes mes réflexions à propos des jugements politiques sur les œuvres d’art, je me suis implicitement cantonné aux cas où les désaccords concernaient la première affirmation. Je n’ai pas de désaccord avec Paul Rigouste quant au fait qu’il soit sexiste d’affirmer qu’une femme a besoin d’un mentor pour se débrouiller dans la vie. En revanche, je cesse de le suivre quand il affirme que ce point de vue est celui que défend le film Gravity.

(C’est un point, d’ailleurs, que j’ai déjà précisé dans ce commentaire, en réponse à Pater Taciturnus.)

Tout cela ne supprime pas nécessairement la contradiction : dans certains cas, le fait d’avoir d’être politiquement conscientisé-e, comme on dit, peut être à la fois un avantage et un désavantage. Mais le pour et le contre ne jouent pas au même stade de l’analyse.

Jugement politique et jugement de goût (2e partie)

Première partie

Après une pause un peu plus longue que d’habitude, je reviens à ce blog pour proposer une suite à mon précédent billet, et mettre fin à l’insoutenable suspense qui vous a accompagné durant les fêtes. Je ne vais pas résumer le billet précédent, donc je vous conseille fortement de le lire, si vous ne l’avez plus, ou pas encore, en tête. Celui-ci commence exactement là où le précédent s’arrête.

3.

Pour réussir à rendre un jugement politique (respectivement un jugement de goût) objectif, il faut donc, lorsque l’unanimité en la matière n’existe pas, construire cette unanimité par élimination des opinions aberrantes. Si tout le monde s’accorde à dire qu’une œuvre est, par exemple, antisexiste (ou géniale), sauf quelques personnes, ces quelques personnes ne nous gêneront pas si, par ailleurs, on peut montrer que leur jugement sur l’œuvre possède des caractéristiques qui lui confèrent une valeur moindre.

En 1760, Hume a écrit un opuscule, très clair et très stimulant (et très recommandable) intitulé Of the Standard of Taste, titre souvent traduit par La norme du goût. Hume part d’un paradoxe, qui ressemble au nôtre : d’un côté, en matière de jugements de goût, le sens commun incline au relativisme (« Des goûts et des couleurs on ne discute pas ») ; de l’autre, il nous paraît aller de soi que certains jugements de goût dissidents, qui s’écartent de la majorité, sont aberrants, erronés : il est évident pour tout le monde que John Milton est un plus grand poète que John Ogilby[1] ; et la personne qui soutient l’inverse ne mérite pas d’être prise au sérieux. La question est de savoir pourquoi on ne peut pas la prendre au sérieux.

On peut lire l’essai de Hume comme une tentative de construire une unanimité du jugement de goût en proposant des critères qui permettent d’identifier les jugements valables par rapport aux jugements aberrants – et je vais m’inspirer de ce qu’il dit sur les critères de validité des jugements de goût, pour réfléchir sur les critères de validité des jugements politiques.

4.

Très tôt dans son essai, Hume écrit :

Quand nous voulons faire une expérience de cette nature et éprouver la force d’une beauté ou d’une laideur, nous devons choisir avec soin le moment et le lieu appropriés et placer l’imagination dans la situation et la disposition qui conviennent. Une parfaite sérénité d’esprit, un recueillement de la pensée, une attention adaptée à l’objet : si l’une de ces circonstances vient à manquer, notre expérience sera faussée[2][.]

Ce qui permet de dégager un premier grand type de critères : les conditions matérielles de réception.

En ce qui concerne les jugements politiques, les choses sont assez semblables. On exclura légitimement comme non pertinentes les critiques politiques émanant de personnes qui ont reçu l’œuvre dans de mauvaises conditions matérielles. Le pire des cas de figure est celui où le/la critique n’a pas pris connaissance de l’œuvre : c’est le problème de la plupart des opposant-e-s à l’exposition controversée Exhibit B, dont j’ai abondamment parlé sur ce blog. À l’évidence, pour pouvoir dire si une telle œuvre était raciste ou non, il fallait l’avoir vue. Mais la bonne appréciation politique d’une œuvre peut être également compromise si on en prend connaissance en étant distrait-e et en pensant à autre chose, on si on en prend connaissance en étant fatigué-e. Si je vais voir un film et que je n’arrive pas à me concentrer sur l’histoire, ou si je m’endors au milieu, mon jugement est disqualifié.

Ce critère, au fond, sert simplement à vérifier que lorsqu’on dit : « L’œuvre X est raciste/sexiste/anticapitaliste, etc. », tout le monde parle bien du même objet. Si je me suis endormi à la moitié de Gravity, mon jugement politique ne sera pas un jugement sur un Gravity mais sur la première moitié de Gravity. Dans le cas d’un film dont le sens serait infléchi par un coup de théâtre à la toute fin, ça peut être embêtant.

(Dans son opuscule, Hume envisage aussi le cas où le jugement de goût serait invalidé par un défaut temporaire des organes de la sensation :

Un homme qui a la fièvre ne soutiendra pas que son palais est capable de décider des saveurs, celui qui souffre d’une jaunisse ne prétendra pas porter un jugement sur les couleurs[3].

Mais le parallèle avec le jugement politique est plus difficile à faire.)

Notez qu’il me semble plus facile d’identifier des critères pour délégitimer un jugement politique, que pour en légitimer un. Je peux citer, comme je viens de le faire, des exemples de conditions de réception matériellement défaillantes ; je ne suis pas sûr d’être très au clair quant aux conditions de réception optimales. En particulier, je me pose la question suivante : est-on plus qualifié-e pour parler d’un film si on l’a vu une fois, ou si on l’a vu douze fois ? En l’ayant vu douze fois, il y a moins de choses qui nous ont échappé. Mais l’idée que l’on se fait du film, dès lors, n’est plus authentique, en un certain sens de ce mot, puisqu’elle est fondée sur une réception réitérée, différente à ce titre, non seulement de la réception de la grande majorité des spectateur/trice-s (qui n’ont vu le film qu’une fois), mais aussi, probablement (mais cela pourrait se discuter) de la réception programmée par le film lui-même, et pensée par le/la réalisateur/trice. (Je veux dire par là que le/la réalisateur/trice fait son film d’abord et avant tout pour un public qui ne verra le film qu’une seule fois). Je reconnais, donc, cette incertitude, mais je ne pense pas du tout qu’elle soit susceptible de porter préjudice au fond de mon propos.

5.

Une seconde catégorie de critères concerne la compétence des récepteur/trice-s. Hume envisage cette question sous l’angle de la capacité à faire des comparaisons : plus on connaît d’œuvres, plus ou est exigeant-e, et moins on est susceptible de se laisser abuser par les charmes d’une œuvre mauvaise. Hume écrit :

Il est impossible de continuer à pratiquer la contemplation des différents ordres de beauté sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les diverses espèces et les divers degrés d’excellence et de juger de leurs rapports. […] La ballade la plus vulgaire n’est pas entièrement dénuée d’harmonie ou de naturel mais seule une personne accoutumée à des beautés supérieures déclarera que ses parties sont rudes ou que le récit est sans intérêt[4].

Ce rôle de la comparaison est effectivement crucial dans l’établissement du jugement de goût (qui est toujours relatif) ; il l’est nettement moins l’établissement du jugement politique. Mais la question de la compétence peut avoir son importance à d’autres niveaux : il semble qu’on puisse légitimement juger invalides les critiques fondées sur un contresens, à condition que ce contresens soit dû à un manque de maîtrise des codes de l’art concerné, ou à l’ignorance d’une référence normalement connue. Par exemple, il peut y avoir dans un film de éléments qui ont l’air X-phobes*, mais qui cessent au moins partiellement d’apparaître comme tels si on les identifie comme des citations (éventuellement ironiques ou parodiques) d’un discours préexistant. Si ces références sont évidentes, et qu’un-e spectateur/trice sous-cultivé-e ne les perçoive pas, il/elle est disqualifié-e pour donner son avis.

Là encore, il y a une incertitude : on peut tirer ce critère de la « compétence » dans deux sens opposés – un sens, disons, démocratique, et un sens aristocratique. Selon la conception « aristocratique », le/la récepteur/trice idéal-e est celui ou celle qui connaît tout, qui identifie toutes les références, même planquées ; la légitimité de la critique des autres récepteur/trice-s est d’autant plus faible qu’ils/elles manquent de compétences culturelles. Selon la conception « démocratique », le/la récepteur/trice idéal-e est le/la récepteur/trice moyen-ne, normalement cultivé-e mais pas trop, et le/la récepteur/trice sur-compétent-e se retrouve alors paradoxalement dans une position sub-optimale. Bien sûr, dans ce cas, il faudrait pouvoir définir avec un peu plus de précision ce que l’on entend par « récepteur/trice moyen-ne ». Mais l’absence de certitude sur cette question ne ruine pas théoriquement la possibilité que la conception « démocratique » soit la bonne. Dans le cadre de ce billet, je renonce à choisir entre les deux conceptions : l’une et l’autre, en tout cas, impliquent que le jugement critique du/de la spectateur/trice sous-cultivé-e soit non valable.

6.

Une troisième catégorie de critères concerne les conditions psychologiques de réception. Hume formule une longue critique contre ce qu’il appelle les « préjugés » :

Un critique d’une époque différente ou d’une nation différente qui examinerait ce discours doit avoir toutes ces circonstances devant les yeux et il doit se placer dans la même situation que l’auditoire afin de juger correctement le discours. De la même manière, quand une œuvre s’adresse au public, malgré mon amitié ou mon inimitié pour l’auteur, je dois faire abstraction de cette situation et me considérer comme un homme en général en oubliant, si possible, mon existence et ma situation particulières[5].

En donnant au propos de Hume une portée un peu plus générale, on pourra dire qu’il faut, pour porter un jugement de goût acceptable, se mettre dans de bonnes dispositions d’esprit. Notamment, cela implique deux choses :

Premièrement, et c’est un point que Hume souligne, cela implique de se transporter mentalement dans les conditions originelles de l’œuvre. C’est-à-dire que l’on ne jugera pas valablement un film d’il y a cinquante ans en vertu de critères actuels. Une amie prend souvent l’exemple de La Cage aux folles : c’est un film qui semble horriblement homophobe aujourd’hui, mais au moment de sa sortie (1978), ce n’était déjà pas rien d’avoir un film qui supposait, pour être compris, que l’on accepte la possibilité d’une relation affective entre deux hommes – et qui, à cet égard, pouvait être à l’époque progressiste. Juger La Cage aux folles en fonction de nos critères actuels, c’est manquer sa cible ; c’est parler d’un objet décontextualisé, ou éventuellement recontextualisé, mais pas d’un film sorti à une certaine époque dans un certain contexte.

Deuxièmement, cela implique de se dégager autant que faire se peut de tous les biais qui vont orienter notre réception dans un sens ou dans l’autre. Il faut faire abstraction, dit Hume, de son éventuelle amitié pour l’auteur d’une œuvre pour bien la juger ; pour bien juger politiquement une œuvre, il faut l’aborder avec le moins de prévention possible, ou avec le moins de préjugés favorables possible. Et c’est sans doute à ce titre-là qu’on peut éliminer comme aberrant le procès en transphobie de X-Men par Paul Rigouste : visiblement, Paul Rigouste, comme d’autres contributeur/trice-s de LCEP, a une approche paranoïaque des films qu’il voit. D’un certain côté, ça peut se comprendre : il y a quelque chose de gratifiant à dire du mal des films (à montrer qu’on est intelligent-e et qu’on ne se laisse pas avoir par le film, à gagner des points de gauchisme en faisant la preuve de sa radicalité critique…). Dans les milieux militants, il y a une prime sociale à la sévérité critique. Et puis il faut bien justifier le projet du site, qui n’aurait plus guère de raison d’être si trop de films étaient jugés politiquement acceptables. Tout cela fait que quand Paul Rigouste va voir le dernier X-Men, il entre dans la salle avec un biais en défaveur du film.

En ce qui concerne les jugements de fait, avoir des biais, ce n’est pas si grave : la discussion rationnelle est là pour les lever. Il y a une vérité extérieure au discours qui sert de critère de validité à ce discours, et la discussion rationnelle permet d’y parvenir. Dans le cas des jugements de fait, on peut même envisager les désaccords comme des oppositions entre des biais opposés, qui sont susceptibles de se résorber. Mais dans le cas du jugement de goût, ou du jugement politique, la présence d’un biais est désastreuse. Car ce biais, il n’y a rien pour le rattraper ! Aucune vérité extérieure au discours ne peut venir servir d’instance de contrôle objective. De même, si je décide par avance que je vais détester le roman que je vais lire, un-e ami-e ne pourra me convaincre rationnellement de l’aimer. Le biais, dans ce genre de cas, est nécessairement absolu.

Il y a plein de sujets à propos desquels la vigilance critique, voire la paranoïa, ne sont donc pas si graves que cela : on peut toujours être trop suspicieux, et changer d’avis plus tard. À propos d’un jugement de goût, ou d’un jugement politique, il n’y a pas moyen de « changer d’avis plus tard ». Et la paranoïa critique dont les contributeur/trice-s de LCEP ont tendance à faire preuve mine gravement, selon moi, la légitimité de leur propos.

7.

Voilà donc trois critères de légitimité du jugement politique : il doit être fondé sur une expérience de l’œuvre dans de bonnes conditions matérielles et psychologiques de réception, et tenu par une personne compétente (au moins normalement cultivée). Je n’ai pas caché, chemin faisant, qu’il y avait encore des points à éclaircir, et je suis tout à fait ouvert à l’idée que, peut-être, on pourrait présenter et organiser ces trois critères autrement que je ne l’ai fait. Rien de tout cela ne compromet l’esprit de ma démarche.

Une fois qu’on a appliqué ces critères, a-t-on nécessairement résorbé les désaccords ? Non, bien sûr – et Hume, à propos du jugement de goût, ne prétend pas le contraire :

Mais, en dépit de tous nos efforts pour fixer une norme du goût et réconcilier les opinions discordantes des hommes, il reste encore deux sources de variation qui, en vérité, ne sont pas suffisantes pour confondre toutes les limites de la beauté et de la laideur mais qui peuvent souvent servir à produire une différence de degrés dans notre approbation ou notre blâme. D’une part la différence d’humeur des individus, d’autre part les mœurs et les opinions propres à une époque ou une nation[6].

On peut, et dans une certaine mesure on doit, s’en tenir là : il y a, dans le jugement de goût et dans le jugement politique, une variété irréconciliable de points de vue. Mais pourquoi, après tout, ne pas essayer d’aller tout de même un petit peu plus loin ? Et puisque l’on en est à accorder des privilèges aux points de vue des gens « compétents », pourquoi ne pas décider (mais ce ne serait alors pas autre chose qu’une décision politique volontariste) d’en accorder un aux… dominé-e-s ? (C’est-à-dire que, par exemple, et toutes choses égales par ailleurs, on accorderait plus de poids à la parole des femmes pour estimer si un film est sexiste ou non.)

C’est une position qui pourra surprendre ceux et celles qui ont lu mes billets sur l’épistémologie de la domination (ici, ici, ), où je critiquais l’idée d’une supériorité épistémologique des dominé-e-s. Mais précisément, s’il y a supériorité ici, elle n’est pas vraiment épistémologique : il ne s’agit pas d’arriver à une vérité, à un savoir, mais de produire un discours à partir de son ressenti. À partir du moment où des discours également valables selon les critères énumérés ci-dessus se retrouvent en concurrence, qu’est-ce qui nous empêche de décider que certains ressentis sont plus valables que d’autres ?

C’est une question vaste, dans laquelle je ne vais pas rentrer trop avant ici. Je signale simplement que même si l’on accepte cette idée, alors autant la position du/de la dominé-e se retrouve privilégiée, autant celle de l’allié-e se retrouve ruinée. (C’est fâcheux pour Paul Rigouste, qui est un homme, et qui écrit énormément sur le sexisme des films.) Si un homme décide de traquer le sexisme dans les films, il part nécessairement avec un biais insurmontable, et se condamne à ne pouvoir que confirmer ses préjugés de départ, ce qui est tout à fait vain. [Edit 17/01/14 : précisions sur ce dernier point ici]


[1] Je n’ai jamais lu ni l’un ni l’autre, je n’avais jamais entendu parler du second avant d’avoir lu ce texte de Hume, et je laisse à ce dernier la responsabilité de ses exemples (celui-ci se trouve à la page 9 de cette version du texte, traduite par Philippe Folliot : c’est à partir de cette édition électronique que je donnerai mes références désormais). Si l’on veut, on peut adapter l’argument : on accorde peu de valeur à quelqu’un qui penserait que Le Parrain de Coppola, ou L’Aurore de Murnau, ou Sunset Boulevard de Billy Wilder, sont de moins bons films que Le Serment de Tobrouk, de Bernard-Henri Lévy, ou Le Baltringue, de Cyril Sebas, avec Vincent Lagaf’…

[2] P. 10.

[3] P. 11. Je ne savais pas que la jaunisse altérait la vision des couleurs. En fait, il y a un jeu de mots : le mot jaundice, en anglais, signifie à la fois « jaunisse » et « prévention ».

[4] P. 15.

[5] P. 16.

[6] P. 20.

Jugement politique et jugement de goût (1re partie)

Deuxième partie

Dans ce billet et le suivant :

  • je récapitule, au prix parfois de quelques aménagements localisés, des idées déjà exprimées ici, ici, ici et ;
  • j’ajoute des choses nouvelles et, me semble-t-il, importantes, destinées précisément à rendre compte de manière théorique de ces « idées déjà exprimées ».

Donc oui, il y a des redites, et non, ce n’est pas grave : il s’agit pour moi de donner une version aussi achevée que possible d’une théorie que j’ai élaborée pas à pas, ce qui implique de ressaisir des choses antérieures.

Le contenu du prochain billet sera intégralement neuf ; quand à celui-ci, sa première section répète largement le contenu de mon dernier billet et, à un moindre degré, des trois billets intitulés « Cinéma et politique : des critiques arbitraires ».

*

1.

Tout est né, donc, d’une perplexité, qui m’a saisi autrefois à la lecture du site Le cinéma est politique (désormais LCEP). Cette perplexité tenait au fait que ces articles semblaient rigoureux, bien organisés, bien argumentés ; ils ne contenaient, en général, ni erreur factuelle ni faute logique ; bref, ils auraient dû être susceptibles de convaincre un lecteur de bonne foi (comme moi). Or non, il n’y a rien à faire, certains articles relatifs à des films que j’ai vus n’emportent pas ma conviction. J’ai beau avoir lu et compris ce que Paul Rigouste (l’un des contributeur/trice-s les plus prolifiques du site) écrit sur Carnage ou sur Gravity, je ne suis toujours pas persuadé que ces deux films soient sexistes.

Il a donc fallu rendre compte de ce paradoxe : les critiques politiques qui figurent sur LCEP (et, je le dis une fois pour toutes, je crois que le problème est bien plus général et ne se limite pas à ce site-là) sont rationnelles, rationalisables, fondées sur des structures argumentatives rigoureuses… et pourtant, elles ne parviennent pas à parler de manière objective de leur objet. On est face à un discours rationnel mais non objectif.

Il a fallu, ensuite, expliquer par quels procédés (« arbitraires », disais-je ici, ici et ) il était possible d’écrire des critiques qui aient faussement l’apparence de l’objectivité, expliquer quelles opérations étaient effectuées sur le texte brut du film considéré pour qu’il soit possible de développer à son sujet un tel discours. C’est une tâche à laquelle je me suis attelé dans ce billet et dans celui-ci ; dans mon dernier article, je tente de présenter ces différentes « opérations » d’une manière plus organisée. Je recommence ici, avec quelques aménagements marginaux.

La première opération, la plus fondamentale, consiste à choisir, dans le « texte brut du film », les éléments dont on va parler, et ceux dont on ne va pas parler (cf. ici, section 4). Il est difficile d’illustrer cette opération avec un exemple précis, car elle est, naturellement, implicite ; mais la comparaison entre deux critiques contradictoires sur un même film peut permettre de mettre au jour son existence. Ainsi, pour affirmer que Gravity est un film féministe, Eddy Chevalier mobilise des éléments que Paul Rigouste, pour affirmer que Gravity est sexiste, ne relève pas. Par exemple :

Les débris dans l’espace et le risque de perforation permanente – il n’y a qu’à voir le trou dans la tête de l’astronaute mort flottant dans l’espace, sorte de Sleepy Hollow galactique – sont autant de pièges, plus ou moins sexualisés, qui entravent Ryan. Les nombreux câbles qui la gênent sont des tentacules et, métaphoriquement, des mains d’hommes la retenant dans un espace où elle n’a pas le droit de cité.

Viennent ensuite les opérations « sémantiques », qui consistent à doter d’un certain sens des éléments dont le sens n’est pas objectivement donné par le film. Dans mon dernier billet, je rabats ce type d’opérations sur les cas de « surinterprétation ». Je récuse, finalement, cette assimilation : le problème du mot surinterprétation, c’est qu’il présuppose la fausseté de ladite interprétation. Or même s’il arrive qu’on soit vraiment dans la surinterprétation, dans le délire interprétatif (cf. l’analyse de Paul Rigouste qui fait du dernier X-men un film transphobe : j’en parle ici, dans la section 5), je vise plutôt ici les situations dans lesquelles l’interprétation proposée n’est pas absurde, mais ne s’impose pas non plus avec évidence. Un cas typique, c’est la présupposition d’exemplarité : lorsqu’on présuppose qu’un personnage doit être interprété comme une métonymie pour l’ensemble de sa catégorie (typiquement : quand le/la réalisateur/trice du film fait agir telle femme de telle manière, il veut dire non pas seulement cette femme-là mais toutes les femmes). Dans la mesure où le projet avoué de LCEP est de dégager des interprétations politiques à partir de fictions singulières, on comprend que ce soit un trope argumentatif dont ses contributeur/trice-s raffolent (cf. ici, section 7).

Viennent ensuite les opérations « syntaxiques », qui consistent dans l’agencement entre eux d’éléments déjà sélectionnés (étape 1) et dotés de sens (étape 2). Il s’agit notamment de savoir, parmi les éléments éventuellement contradictoires d’un film, s’il y en a qui annulent les autres, et lesquels. Bref, dans une structure en certes…, mais…, lesquels méritent de figurer dans la protase, et lesquels dans l’apodose. Faut-il dire « Certes il y a dans ce film des éléments sexistes, mais aussi des éléments féministes » ou « Certes il y a dans ce film des éléments féministes, mais aussi des éléments sexistes » ? (cf. ici, section 6).

Enfin, viennent les opérations « pragmatiques ». Là encore, elles suivent logiquement les précédentes : après avoir sélectionné des éléments pertinents, les avoir dotés de sens et les avoir organisés dans un certain ordre, on peut/doit déterminer si lesdits éléments doivent être pris dans un sens purement descriptif ou dans un sens évaluatif. Lorsque, dans Carnage de Polanski, des femmes se retrouvent saoules après avoir bu de l’alcool, Paul Rigouste y voit la volonté (plus ou moins inconsciente ?) du film (du réalisateur ?) de châtier symboliquement des personnages qui n’ont pas su rester à leur place, qui ont voulu accéder à un privilège masculin :

Un autre moment où semble se dessiner une union entre les femmes est celui où toutes deux réclament de l’alcool, puisque les hommes s’en sont servi sans leur en proposer. Ce passage peut sembler intéressant dans la mesure où les femmes pointent ici du doigt leur exclusion arbitraire d’un plaisir qui fut longtemps privilège masculin. Mais le film neutralise rapidement cette piste proto-féministe en montrant les femmes complètement pathétiques sous l’emprise de l’alcool. Comme le dit Michael : « certains tiennent mieux l’alcool que d’autres ». En résumé, elles auraient mieux fait de s’abstenir et de laisser les trucs d’hommes aux hommes. [Je souligne]

Pourtant, on pourrait tout aussi bien ne voir là qu’une description neutre, voire une dénonciation : les femmes tiennent moins bien l’alcool que les hommes, parce qu’elles sont traditionnellement exclues de ce plaisir masculin (cf. ici, section 8).

Bref, j’ai identifié un certain nombre d’opérations qui permettent, en conservant une apparence de rationalité, de nourrir une critique qui soit tout sauf objective. Faut-il dire, comme je l’ai fait plusieurs fois, que ces critiques sont « arbitraires » ? Je pense que non, et je voudrais ici revenir sur une intuition que j’ai maladroitement exprimée au tout début de cet article :

Par « arbitraires », je n’entends pas tellement, d’ailleurs, « choisies au hasard parmi de multiples possibilités ». Du point de vue de l’auteur-e de chaque article, je ne crois pas que l’interprétation du film soit « choisie[…] au hasard ». Je pense (par charité) qu’elle est le reflet de son expérience réelle de spectateur/trice, éventuellement informée par l’état d’esprit qu’il/elle avait en entrant dans la salle. Mais s’il s’agit simplement, pour l’auteur-e, de rationaliser son expérience de spectateur/trice, alors il ne peut pas s’agir en même temps de parler du sens objectif des films, encore moins de dénoncer les films, ce que les contributeur/trice-s de LCEP font pourtant très souvent, et parfois avec beaucoup de vigueur.

Tout compte fait, il me paraît plus clair et plus efficace de formuler les choses comme ceci : les critiques proposées sur LCEP n’obéissent à aucune nécessité objective, mais obéissent à une nécessité subjective.

On a donc deux paradoxes sur les bras : premièrement, ces critiques sont rationnelles mais non objectives ; deuxièmement, elles sont non objectives mais cependant nécessaires. On serait condamné-e à demeurer longtemps perplexe, si l’on ne pensait à rapprocher les jugements politiques sur les films d’une autre catégorie de jugements : les jugements de goût.

2.

Les deux paradoxes signalés, en effet, se retrouvent dans le domaine esthétique. Il m’est possible d’expliquer pourquoi j’ai aimé un film, ou un livre, ou un tableau (ou un fruit, ou un paysage naturel : tout cela ne concerne pas nécessairement que le strict domaine de l’art), et il m’est donc possible de rationaliser mon expérience a posteriori, mais il ne m’est pas possible de convaincre quelqu’un d’être d’accord avec moi, il ne m’est pas possible de ramener quelqu’un à mes raisons (premier paradoxe). Et pour subjectifs qu’ils soient, de tels jugements s’imposent à moi : j’ai détesté le dernier volet de la trilogie Le Hobbit (de Peter Jackson), et même s’il y a des gens qui l’ont beaucoup aimé, je n’ai pas le choix, pour ma part, d’en dire du bien ou d’en dire du mal. Si j’en dis du mal, ce n’est pas en vertu d’un choix mais en vertu d’une nécessité subjective.

Il me paraît significatif que la première partie de la Critique de la faculté de juger (CFJ), de Kant, s’ouvre précisément sur l’exposition d’une série de paradoxes, dont le philosophe essaye de rendre compte. En ce qui concerne le premier paradoxe, je crois que Kant serait d’accord avec moi :

Quand quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, un paysage, un poème, il ne se laisse pas imposer intérieurement l’assentiment par cent voix, qui toutes les célèbrent hautement. […] Il voit clairement que l’assentiment des autres ne constitue absolument pas une preuve valide pour l’appréciation de la beauté : d’autres peuvent bien voir et observer pour lui, et ce que beaucoup ont vu d’une même façon peut assurément, pour lui qui croit avoir vu la même chose autrement, constituer une preuve suffisante pour construire un jugement théorique et par conséquent logique; mais jamais ce qui a plu à d’autres ne saurait servir de fondement à un jugement esthétique. Le jugement des autres, quand il ne va pas dans le sens du nôtre, peut sans doute à bon droit nous faire douter de celui que nous portons, mais jamais il ne saurait nous convaincre de son illégitimité. Ainsi n’y a-t-il aucune preuve empirique permettant d’imposer à quelqu’un le jugement de goût[1].

En revanche, Kant tient à conserver l’idée de l’universalité au moins théorique du jugement de goût. Il parle, notamment, d’ « universalité subjective[2] ». Il est possible que le raisonnement de Kant m’échappe un peu, mais je ne vois pas de raison de postuler l’universalité du jugement de goût (ni, du coup, celle du jugement politique) : dans la mesure où l’on constate empiriquement des désaccords relatifs à la qualité (resp. au sens politique) d’une œuvre, et dans la mesure où la raison semble impuissante à résorber de tels désaccords, alors il n’y a pas forcément de problème à supposer que les jugements de goût ne sont pas, même en droit, universels[3].

Dès lors, le problème des contributeur/trice-s de LCEP, ce n’est pas qu’ils/elles font des critiques fausses, mais qu’ils/elles font des critiques subjectives se donnant pour objectives. La rhétorique de leurs articles, le ton de leurs commentaires, les termes employés, tout démontre que les auteur/trice-s des articles attribuent à leur point de vue un statut privilégié par rapport au point de vue adverse – bref, ils/elles pensent qu’ils/elles ont raison, et que les autres ont tort. Alors que non. Ils/elles n’ont ni tort ni raison : ils/elles ne font qu’exprimer un ressenti subjectif, qui ne vaut pas moins qu’un autre, mais pas plus non plus. Ils/elles ont le tort de penser les jugements politiques sur le modèle des jugements de fait (du type : « l’URSS a eu raison de signer le pacte germano-soviétique », ou « le taux de profit baisse tendanciellement », ou « le communisme est inéluctable », ou « l’analyse kantienne du jugement esthétique est erronée ») plutôt que le modèle des jugements de goût.

(J’en profite pour préciser quelque chose d’évident, mais d’important : dire que les jugements politiques doivent se penser sur le modèle des jugements de goût n’implique pas du tout que pour une œuvre donnée, les deux jugements soient nécessairement concordants. Par exemple, on peut tout à fait trouver qu’un film est à la fois un film raciste et un film excellent, et on peut trouver très ennuyeux un film dont on ne contestera toutefois pas la portée antiraciste.)

Sommes nous alors condamné-e-s au relativisme le plus plat ? Pas nécessairement. Du reste, notre intuition y répugnerait, car il y a bel et bien des cas :

  • où le jugement politique sur un film semble un peu plus objectif que dans d’autres cas. Si je dis que Le Juif Süss ou Naissance d’une nation sont racistes, j’ai bien l’impression que je dis là quelque chose d’objectif sur les films en question ;
  • où l’on peut parler de délire interprétatif, ou de surinterprétation. Par exemple, lorsque Paul Rigouste écrit que le dernier X-men est transphobe.

Dans le premier type de cas, ce qui fonde ma certitude que Le Juif Süss et Naissance d’une nation sont racistes, c’est l’unanimité qui existe à ce sujet, et probablement rien d’autre. Je n’ai pas vu ces films ; si je les voyais, je pourrais certainement expliquer (à la manière de Paul Rigouste) ce qu’il y a de racistes en eux, mais je ne pourrais pas préjuger de l’inexistence d’éléments contradictoires qui m’aient échappé. En revanche, le fait que personne n’ait réussi à soutenir rationnellement que ces deux films sont antiracistes, me fait légitimement douter de la possibilité d’une telle interprétation. Je suis porté à conclure que les quatre types d’opérations que je décrivais au début de ce billet ne prêtent pas à controverse à propos de ces films : il n’y a tout simplement pas d’éléments antiracistes que je puisse sélectionner dans le film, ou alors ceux-ci sont naturellement annulés par les éléments racistes. Mais le critère ultime qui fonde ma certitude que mon point de vue sur le film est objectif, ce n’est rien d’autre que l’unanimité des lectures politiques qui en sont faites.

Dans le second type de cas, les choses vont différemment, car même si la plupart des gens pensent que le dernier X-men n’est pas transphobe, il existe au moins une personne, supposée intelligente et raisonnable, pour soutenir l’inverse. Lorsque l’unanimité quant à l’interprétation politique d’un film n’existe pas, doit-on alors renoncer à tout jugement objectif sur le film ?

Je crois que non : si l’unanimité n’existe pas d’emblée, elle peut cependant être atteinte. Après Kant, c’est désormais vers Hume qu’il va falloir se tourner : ce philosophe va nous fournir des critères pour éliminer les jugements non pertinents, de manière à ce qu’une unanimité se fasse jour parmi les autres jugements, parmi les jugements qui auront résisté aux différents tests, et se seront montrés dignes d’être retenus.

…Et je vous laisse, pour le moment, sur cet insoutenable suspense.

[Edit 10/01/2015 : la suite…]


[1] Kant, Critique de la faculté de juger, paragraphe XXXIII.

[2] Paragraphe VI.

[3] En termes kantiens, on pourrait dire que je rabats le « beau », qui, pour Kant, peut être reconnu universellement, sur la catégorie de l’ « agréable », qui, pour Kant, suscite un sentiment au mieux général, mais pas universel. Je n’ai pas tellement la place d’entrer dans une discussion du texte de Kant, mais à la lecture du début de la CFJ, je dois dire que je n’ai pas été tellement convaincu.

Cinéma et politique : précisions terminologiques

Je prépare un billet assez ambitieux théoriquement, sur la question de l’interprétation politique des œuvres d’art [edit 22/12/2014 : le voilà]. Mais pour faire patienter mes bien-aimé-e-s lecteur/trice-s d’ici-là, je propose pour aujourd’hui un bref article qui n’a d’autre prétention que de préciser et de reformuler des idées contenues dans la deuxième et la troisième parties de ma série de billets « Cinéma et politique : des critiques arbitraires ».

Il s’agissait, dans ces textes, d’identifier les opérations par lesquelles les contributeur/trice-s du site Le cinéma est politique produisaient des critiques politiques que je qualifiais d’ « arbitraires » (le terme me paraît de moins en moins adéquat, mais comme c’est celui que j’utilisais alors, je le conserve provisoirement, au moins jusqu’au prochain billet). Ces critiques sont « arbitraires » en ce qu’elles ne sont pas justifiées par une nécessité interne au film : on pourrait, avec un peu d’imagination et sans forcer, proposer des critiques exactement opposées mais tout aussi valables. Ces « opérations » sont au nombre de cinq :

  1. « La sélection arbitraire des éléments à analyser » : je pioche dans un film un élément qui va dans mon sens, en passant tel autre élément contradictoire sous silence ;
  2. La surinterprétation, le fait de « faire parler les éléments du film d’une manière incontrôlée » ;
  3. Le fait d’agencer dans un certain sens les éléments contradictoires d’un film, en les organisant selon une logique du « certes…, mais… », avec une protase qui contient les éléments qui ne m’arrangent pas, et une apodose triomphante qui contient les éléments qui m’arrangent (alors que le contraire serait possible aussi).

Ces trois opérations sont analysées dans cet article.

  1. La « présupposition d’iconicité » : le fait de supposer gratuitement qu’un fait du film, notamment un personnage, symbolise la catégorie à laquelle il appartient ;
  2. « La confusion entre descriptif et normatif » : le fait d’interpréter sans raison objective un élément présent dans un film comme signifiant « La réalité est comme ça » ou bien plutôt, au contraire, comme « La réalité devrait être comme ça ».

Ces deux opérations sont analysées dans cet article.

La première chose que je voudrais faire, c’est remplacer ce nom pénible et pompeux d’iconicité par le nom, moins pénible et moins pompeux, d’exemplarité, qui, à vrai dire, fonctionne tout aussi bien. J’appelle donc « présupposition d’exemplarité » le fait de considérer qu’un personnage est représentatif, exemplaire, de sa catégorie.

La deuxième chose que je voudrais faire, c’est organiser ces cinq opérations en trois grands types :

  1. Les opérations sémantiques, qui concernent le fait d’interpréter gratuitement un élément d’un film dans un sens qui nous arrange. C’est ce que l’on appelle, en général, la « surinterprétation » [edit 22/12/2014 : je change d’avis sur ce point ici] ; il me semble que la « présupposition d’exemplarité » n’en est d’ailleurs qu’un type particulier, et particulièrement fréquent. Il s’agit donc des opérations 2 et 4.
  2. Les opérations syntaxiques, qui concernent l’agencement des éléments présents dans un film. Il s’agit, dans ma liste précédente, de l’opération 3.
  3. Les opérations pragmatiques qui, à partir du sens de telle ou telle séquence, vont déterminer la manière dont ce sens est censé agir sur le/la spectateur/trice. Il s’agit de l’opération 5.

Pour mieux comprendre ce schéma tripartite, considérons une phrase. On peut appeler syntaxe la manière dont les éléments s’organisent entre eux : qu’est-ce qui est le sujet, qu’est-ce qui est le complément. On peut appeler sémantisme la manière dont ledit sujet et ledit complément connotent ou dénotent un sens. Et on pourrait parler de valeur pragmatique de la phrase le fait qu’elle combine syntaxiquement ces différents sens pour produire soit une question, soit une injonction, soit un énoncé prédicatif. On retrouve, dans cette opposition entre injonction et prédication, l’opposition entre normativité et descriptivité. Bref, on faut penser le film sur le modèle de la phrase.

(Oui, j’ai des tendances structuralistes.)

Que devient l’opération 1 ? Elle ne rentre pas vraiment dans mon schéma. J’ai d’abord pensé à la ranger, avec l’opération 3, dans la catégorie des opération syntaxiques, mais je crois plutôt qu’elle est une opération fondamentale, nécessaire et antérieure à toutes les autres (par contre, je n’ai pas de mot en –ique pour la désigner). C’est à partir d’une sélection antécédente de certains éléments du film que l’on peut leur donner du sens, les agencer, et leur donner une valeur pragmatique.

Je précise enfin que l’adjectif pragmatique ne me convient qu’à moitié. Si tu as, cher-e lecteur/trice, une meilleure terminologie à proposer, je veux bien que tu me la proposes. (Si ça rime, c’est mieux.)

Défense d’Exhibit B (1re partie)

Deuxième partie

Certain-e-s camarades sont en train d’essayer de monter une campagne contre le spectacle Exhibit B, de Brett Bailey, dont j’ai déjà parlé ici (et que, par ailleurs, je n’ai pas vu). Dans la pétition qu’il a lancée, John Mullen demande aux deux institutions franciliennes qui, normalement, vont accueillir l’exposition en novembre et en décembre, soit le Centre 104 (à Paris) et le Théâtre Gérard-Philipe (à Saint-Denis), de la déprogrammer. Je suis en radical désaccord avec cette campagne, et ce billet vise à expliquer pourquoi. Il s’inscrit aussi dans la continuité de mes récents billets sur la critique politique des films, puisqu’il va aborder la question des conditions de possibilité de l’interprétation des œuvres d’art.

1.

Le problème, pour discuter d’Exhibit B, c’est qu’il faut commencer par décrire l’exposition – or il n’est pas possible de la décrire de manière neutre, vous allez tout de suite comprendre pourquoi. Que nous dit John Mullen ?

L’exposition met en scène des Noirs enchaînés et dans différentes positions dégradantes. Une femme africaine, seins nus, en costume “tribal” est suivie par une femme noire assise, enchainée au cou…Les figurants noirs sont embauchés dans chaque ville où l’exposition est présentée, et les spectateurs payent pour visiter un à un les Noirs, qui restent silencieux et immobiles. L’exposition fait référence aux zoos humains d’avant la deuxième guerre mondiale, où des Noirs et d’autres peuples « exotiques » étaient exhibés pour le divertissement des Blancs dans une époque encore bien plus raciste que la nôtre.

Dans le paragraphe suivant, Exhibit B est décrit comme un « événément raciste » ; il n’y a pas d’autres arguments que ceux contenus dans le paragraphe que je viens de citer : présence de Noir-e-s enchaîné-e-s, silencieux/ses, immobiles et dans des positions dégradantes, sous le regard des spectateur/trice-s. Cette description suffirait donc à prouver, selon John Mullen, qu’Exhibit B est un « événement raciste ».

Factuellement, tout ce que John Mullen écrit dans ce paragraphe est vrai. Je suis même d’accord pour dire que le fait de mettre des Noir-e-s dans des cages sous le regard de spectateur/trice-s qui payent pour les voir, a priori, c’est raciste. Si une telle description était adéquate à son objet, la question du caractère raciste de l’exposition ne se poserait pas.

Or si ce que dit John Mullen est vrai, sa description n’est pas, pour autant, « adéquate » à son objet – car elle est gravement lacunaire. Les éléments que Mullen cite tirent l’exposition dans un sens « raciste » – il y en a d’autres qui jouent dans le sens exactement inverse, à commencer par l’intention explicite de Brett Bailey, qui est de dénoncer le racisme, non seulement celui qui a mené à la mise en place de zoos humains, mais aussi celui qui, aujourd’hui, fait que l’on maltraite les sans-papiers : ainsi, l’une des dernières installations du spectacle met en scène un Noir attaché sur un siège d’avion, en train d’être expulsé vers son pays d’origine. Le propos de Brett Bailey, dès lors, est de mettre en regard le traitement infligé aux sans-papiers et le traitement infligé aux indigènes à l’époque coloniale. Bref, l’optique avouée de Brett Bailey est clairement anti-raciste. Dans une discussion avec un soutien de cette pétition, je me suis vu rétorquer péremptoirement que l’intention de l’auteur, on s’en fiche, ce n’est pas ça qui compte mais l’effet réel de l’œuvre. C’est une ligne de défense très faible, parce que dans la mesure où cette intention est explicite, affichée sans ambiguïté dans les trailers de l’expo, et formulée, d’après un article que j’ai lu, dans les prospectus qu’on vous donne à l’entrée, on est obligé-e de considérer que cette intention de l’auteur fait partie du dispositif de l’œuvre. Le sens de l’œuvre ne s’y résume pas, mais il l’inclut – comme il inclut, également, le discours des interprètes (ces interprètes que John Mullen s’attache à nous dépeindre exclusivement comme muet-te-s et passif/ve-s, ce qui n’est donc pas tout à fait vrai) : en effet cet article d’Éric Fassin, qui a beaucoup aimé l’expo, signale que le/la spectateur est invité-e, à la sortie, à « lire […] comment les interprètes […] revendiquent leur engagement dans ce projet. » Un autre élément qui tire l’œuvre dans un sens anti-raciste, c’est son titre : exhibit signifie, en anglais, « pièce à conviction ». Mais « pièce à conviction » de quoi, si ce n’est du racisme colonial et contemporain ? Le titre de l’exposition, et les commentaires qui l’entourent (et s’intègrent à son dispositif) constituent donc une première série d’éléments pour justifier une lecture anti-raciste d’Exhibit B.

Deuxième série d’éléments qui tirent le spectacle dans un sens anti-raciste : l’objectification du/de la spectateur/trice, qui répond en miroir à celle des figurant-e-s. On est donc bien loin d’un dispositif de type « zoo humain ». Premièrement, les spectateur/trice-s sont tout aussi muet-te-s que les figurant-e-s : on leur impose le silence à l’entrée. Deuxièmement, on leur attribue un numéro, et on tire au sort leur ordre de passage dans le spectacle (on ne peut pas faire l’exposition en groupe : on peut y aller en groupe, mais on se retrouve de toute façon séparé-e des autres au moment où l’on visite), ce qui a un côté nettement humiliant. Troisièmement, les panneaux qui accompagnent les installations mentionnent le spectateur sur le même plan que le/la Noir-e du tableau vivant concerné et que les objets du mobilier : le/la spectateur/trice n’est pas extérieur-e au dispositif, mais pris-e dedans, et il/elle se retrouve déshumanisé-e, objectifié-e, à l’instar des Noir-e-s qu’il/elle est venu-e observer. Quatrièmement, et surtout, les figurant-e-s ont pour consigne de soutenir le regard des spectateur/trice-s, de ne pas les quitter des yeux (toutes les critiques positives, à commencer par celle de Fassin, mentionnent cet élément, mais John Mullen, non). Beaucoup de critiques décrivent un véritable sentiment de malaise : le/la spectateur/trice est venu-e voir, mais en fin de compte il/elle est vu-e lui/elle-même, observé-e, disséqué-e.

Et cela me mène à la troisième série d’éléments : les figurant-e-s ne sont pas si passif/ve-s et déshumanisé-e-s que cela. Tout le propos de l’exposition est de les déshumaniser pour les ré-humaniser, et faire jaillir leur dignité du cœur même de leur humiliation. Une dignité qui passe par cette violence du regard accusateur, donc, mais qui passe aussi par la beauté du chant qu’entonnent les têtes coupées des quatre Namas – je suis, là encore, l’article d’Éric Fassin (ils/elles ne sont donc décidément pas si muet-te-s que cela, nos figurant-e-s). Et j’ai déjà mentionné le fait qu’à la sortie, on a l’occasion de lire ce qu’ils/elles ont à dire sur le projet.

2.

Alors, que faut-il conclure ? Incontestablement, les éléments permettant de tirer l’œuvre dans un sens raciste existent, et John Mullen les souligne. Mais tout aussi incontestablement, les éléments permettant de tirer l’œuvre dans un sens anti-raciste existent aussi, et comme vous le voyez, ils sont assez nombreux. Je ne prétends pas qu’ils me permettent de dire quelque chose comme : « il est faux qu’Exhibit B soit raciste ». Mais je prétends qu’ils me permettent de dire : « Exhibit B est anti-raciste ». Il y a, en tout cas, dans cette œuvre, des éléments qui tirent la signification de l’œuvre dans ce sens. La seule position possible est de considérer qu’Exhibit B est à la fois raciste et anti-raciste – ou, si on trouve cette formulation trop paradoxale, de considérer qu’Exhibit B contient à la fois des éléments qui vont dans le sens du racisme et des éléments qui vont dans le sens de l’anti-racisme[1].

Dès lors, il faut distinguer deux sens possibles de l’affirmation : « Exhibit B est raciste ». En un sens fort, cette affirmation implique que son contraire soit faux, implique qu’Exhibit B n’est pas anti-raciste. En un sens faible, elle peut s’accommoder de la vérité de l’affirmation contraire : Exhibit B est raciste et anti-raciste. En énumérant, comme le fait John Mullen, les éléments qui vont dans le sens du racisme, il prouve qu’Exhibit B est raciste dans le sens faible, mais pas qu’Exhibit B est raciste dans le sens fort. Pour prouver qu’Exhibit B est raciste dans le sens fort, il faudrait en outre prouver que les éléments qui vont dans le sens de l’anti-racisme sont neutralisés par les éléments qui vont dans le sens du racisme, ou qu’ils sont objectivement moins importants, etc. Et c’est précisément ce qu’il ne fait pas.

Comment pourrait-il le faire ? Comment pourrait-il prouver qu’Exhibit B est raciste dans un sens fort ? Eh bien à mon avis, il ne le peut pas. Dans une description objective des différents éléments de l’œuvre, il n’y a rien qui permette de dire que les uns l’emportent sur les autres, que les uns neutralisent les autres, etc., plutôt que l’inverse. Aucune mise en mots de l’œuvre ne permettra de répondre à cette question – la seule réponse possible consiste dans l’alchimie personnelle qu’opérera chaque spectateur/trice, sur la base de sa culture propre, de son vécu propre, de son expérience propre. À la sortie, et à partir d’un même matériau, à partir d’éléments identiques, certain-e-s spectateur/trice-s jugeront l’œuvre raciste (c’est-à-dire qu’ils/elles jugeront que les éléments qui vont dans le sens du racisme l’emportent sur les éléments qui vont dans le sens de l’antiracisme) et d’autres jugeront l’œuvre antiraciste.

Je ne vois pas comment il serait possible de donner raison aux un-e-s plutôt qu’aux autres ; je ne vois pas quel type d’arguments il serait possible d’invoquer pour donner raison aux un-e-s plutôt qu’aux autres. À partir du moment où la réception de l’œuvre est, de fait, non univoque, la seule position raisonnable est sans doute de considérer qu’il n’y a pas de sens objectif de l’œuvre, qu’il n’y a qu’une pluralité de sens subjectifs possibles.

Cela implique-t-il qu’il soit toujours impossible de dire qu’une œuvre est, par exemple, raciste « en un sens fort » ?

Je pense que non : il y a sans doute des cas où une telle appréciation est possible. Je pense qu’il n’est pas gênant, par exemple, d’affirmer que le film Naissance d’une nation (1915), de D. W. Griffith[2], est raciste « en un sens fort ». Je veux dire par là que l’affirmation « Naissance d’une nation est raciste » porte bien sur le sens objectif du film, non sur une impression de spectateur/trice qui serait susceptible de coexister, sur un pied d’égalité, avec l’affirmation contraire. Mais ce qui permet de passer d’une analyse de l’œuvre comme étant raciste « en un sens faible » à une analyse de l’œuvre comme étant raciste « en un sens fort », c’est précisément la présence de critères qui font défaut dans le cas d’Exhibit B. Le premier de ces critères, c’est le consensus sur la réception de l’œuvre : tout le monde s’accorde, ou presque[3], à dire que Naissance d’une nation est raciste. Un second critère, c’est l’intention de l’auteur : Griffith a clairement pensé son film comme une apologie du Ku Klux Klan (l’affiche représente d’ailleurs un chevalier du K.K.K.). Aucun de ces critères n’est réuni pour Exhibit B, puisque Brett Bailey a au contraire insisté sur le caractère antiraciste de son œuvre, et puisqu’il y a visiblement beaucoup de gens très raisonnables, très intelligents, et très bien intentionnés qui ont fait d’Exhibit B une lecture antiraciste, à commencer par les figurant-e-s eux-mêmes, mais aussi les directeur/trice-s des centres culturels qui ont accueilli le spectacle, et une bonne partie de la critique[4].

3.

Voilà donc la situation : Exhibit B est, si l’on veut, à la fois raciste et antiraciste ; ou, si l’on veut, cela revient à peu près au même, ni raciste, ni antiraciste ; elle est, en tout cas, susceptible de l’une et l’autre lectures. John Mullen, dans sa pétition, présente uniquement les arguments en faveur de l’une des deux lectures, et enjoint ses lecteur/trice-s à apporter leur signature à sa cause. Est-ce acceptable ?

A priori, dans un débat, il n’y a rien de choquant à apporter des arguments en faveur d’une des thèses en présence, et à laisser à son adversaire le soin de défendre la position adverse. Si je débats contre un partisan de la peine de mort, on ne me reprochera pas de ne présenter que les arguments contre la peine de mort. Oui mais voilà, cette façon de procéder ne me paraît acceptable qu’à la condition, précisément, qu’elle prenne place dans un débat. C’est le fait que mes arguments, à la fois, réfutent les arguments de mes adversaires et soient susceptibles d’être réfutés par eux, qui garantit leur relativité et m’autorise à ne pas faire moi-même le pour et le contre. C’est une question de respect pour mon auditoire ou pour mes lecteur/trice-s (qui peuvent aussi être, en l’occurrence, mes adversaires) : quoi que je dise, ce ne sera pas le dernier mot de la question, et leur intelligence pourra s’exercer à renforcer mes arguments, à les nuancer, à les détruire, etc.

Le problème, c’est que la position de John Mullen ne s’inscrit pas dans le cadre d’un débat ; elle est à la lettre irréfutable. Comme je l’ai déjà dit, les éléments qui vont dans le sens du racisme et les éléments qui vont dans le sens de l’antiracisme ne se détruisent pas entre eux. Par conséquent, on peut toujours développer, à côté de ce que dit John Mullen, des arguments tendant à montrer qu’Exhibit B est, en fait, antiraciste ; il n’empêche que l’argumentation de Mullen demeure, en droit, hors de portée. (L’inverse est vrai aussi : ses arguments n’atteignent pas les arguments qui vont dans le sens contraire.) La seule manière de résoudre la contradiction, le seul catalyseur susceptible de permettre une synthèse entre les deux argumentations parallèles, c’est l’expérience personnelle du spectacle par le/la spectateur/trice. Or c’est précisément ce que John Mullen entend refuser à ses lecteur/trice-s, puisque son but politique est de faire annuler la représentation d’Exhibit B en France. John Mullen veut que le moins de monde possible puisse se faire, par soi-même, une idée du contenu réel du spectacle.

Pour résumer, il y a deux manières de laisser entendre à un-e lecteur/trice que la position défendue dans un article n’est pas la seule position possible :

  • soit cet article s’inscrit dans le cadre d’un débat rationnel, fondé sur un échange d’arguments qui s’entre-réfutent et s’entre-détruisent : dans ce cas, chacun de mes arguments fonctionne implicitement comme un appel à l’esprit critique du/de la lecteur/trice, et l’invitent à imaginer les autres arguments possibles, pour et contre ;
  • soit cet article, par son propos, échappe à la réfutabilité, parce que les arguments qu’il mobilise ne sont pas de ceux qui sont susceptibles d’être réfutés ou détruits par d’autres : c’est le cas, notamment, des jugements de goût sur un film, ou des jugements politiques du genre « Gravity est sexiste », « Exhibit B est raciste », etc. Dans ce cas, le/la lecteur/trice a au moins la possibilité de se faire un avis par lui-même, en voyant le film ou l’exposition concerné-e. S’il n’en a pas la possibilité matérielle (il n’y a pas de cinéma près de chez lui, tous les billets de l’exposition sont déjà partis…), il a au moins la possibilité de réserver son jugement. Or John Mullen ne demande pas à son/sa lecteur/trice de réserver son jugement jusqu’à ce qu’il/elle ait vu Exhibit B : il lui demande de signer une pétition pour que personne ne puisse le voir !

Finalement, la position de John Mullen se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. En adoptant la forme d’une pétition accompagnée d’un argumentaire, en sollicitant l’avis du/de la lecteur/trice, elle se donne l’air d’une position rationnelle, susceptible donc d’être rationnellement rejetée ou adoptée. Or ce n’est pas vrai : on ne peut pas argumenter contre la position de Mullen (et donc, on ne peut pas non plus véritablement argumenter pour), et le seul moyen disponible pour se faire avis (à savoir : voir le spectacle) nous est interdit. La position de John Mullen est donc, en un sens, manipulatrice – et cette manipulation appelle la condamnation morale la plus vigoureuse.

Il serait fâcheux que l’obscurantisme et la manipulation aient gain de cause. Il serait fâcheux que la censure ait gain de cause. J’emploie ce terme à dessein, car on me l’a reproché : on m’a objecté qu’il y avait des censures légitimes, et puis qu’il ne s’agissait pas d’interdire l’œuvre mais simplement de la déprogrammer, etc. On m’a signalé que les termes de censure et de liberté d’expression, sans autre précision, étaient plus confusants qu’autre chose : si une revue refuse un article, s’agit-il d’une censure, ou bien de l’exercice légitime de la liberté d’expression de la part du comité éditorial de la revue ? C’est une discussion intéressante, dans laquelle je n’ai pas la place de réellement rentrer ici. Mais il me suffira de signaler qu’en l’occurrence, je trouve moralement injustifiée la censure contre Exhibit B, même en prenant le mot censure dans son sens le plus faible, qui est aussi le sens le plus large. Je trouverais parfaitement injustifié le fait même de tenter de dissuader un-e ami-e d’aller voir cette exposition. J’ai lu, récemment, le livre polémique d’Édouard Louis En finir avec Eddy Bellegueule, que certaines personnes (y compris d’extrême gauche) trouvent très bien et que d’autres (à l’extrême gauche également) trouvent plein de mépris à l’égard des pauvres. Je suis content d’avoir pu le lire et d’avoir pu me faire un avis ; je n’aurais pas du tout apprécié qu’on me demande de ne pas le lire, et à plus forte raison qu’on tente de m’en empêcher. J’aurais considéré cela comme une insulte faite à mon intelligence, et j’aurais envoyé paître les censeur/euse-s. L’attitude de John Mullen, en l’occurrence, appelle le même genre de réponses. Je souhaite donc vivement qu’Exhibit B puisse se tenir à Paris, et partout ailleurs, et je vous invite à ne pas signer cette honteuse pétition.


[1] J’en profite pour rappeler ce que j’écrivais naguère à propos de la critique de Paul Rigouste, du site Le cinéma est politique, sur le film Gravity :

Je ne reprocherais pas (en tout cas, pas dans cette série de billets) aux articles de LCEP d’être faux. Je leur reprocherais volontiers, par contre, de chercher à établir leur validité en vertu d’une conception inadaptée du principe de non-contradiction. L’arrogance dont font preuve certains auteurs (Paul Rigouste, en l’occurrence), et le ton général des articles et des commentaires, me laissent penser que les contributeur/trice-s du site partent du principe suivant : montrer qu’un film est X-phobe*, cela revient à montrer que le film n’est pas non-X-phobe. Or c’est visiblement plus compliqué que cela.

[2] Film que je n’ai pas plus vu que je n’ai vu Exhibit B.

[3] Ce presque est imprécis, mais je n’ai pas mieux à proposer. Je n’ai pas d’idée précise quant au seuil en deçà du quel on peut légitimement traiter les opinions discordantes comme d’insignifiantes scories.

[4] Un supporter de la pétition m’a dit, alors que je mentionnais cette critique positive sur Facebook, que mon argument tombait parce que, parmi les gens qui avaient vu l’exposition, les avis étaient partagés. Mais ce n’est rien comprendre à mon argument ! Que les avis soient partagés, et donc qu’Exhibit B n’ait pas de sens objectif (et en particulier pas celui que John Mullen lui donne), c’est précisément mon point…