humour

Tentative de clarification sur les blagues X-phobes

Il me semble qu’en général, les gens qui critiquent les blagues X-phobes* (sexistes, racistes, homophobes, etc.) ont l’idée que la qualité de la blague (son degré de drôlerie) et son caractère politiquement problématique sont deux variables à peu près indépendantes. Il peut y avoir des blagues racistes et drôles, racistes et pas drôles, pas racistes et drôles, pas racistes et pas drôles. Au mieux, ces personnes suggèreront que le caractère X-phobe d’une blague l’empêche d’être drôle, ou du moins pas drôle pour tout le monde : les dominé-e-s visé-e-s sont supposé-e-s trop affecté-e-s pour pouvoir profiter de l’humour de la blague.

Or j’ai sur la question une intuition très différente, que je voudrais expliciter. Il me semble que non seulement la valeur humoristique et la valeur politique d’une blague ne sont pas du tout indépendantes l’une de l’autre, mais que c’est plutôt la drôlerie, ou la non-drôlerie, de la blague, qui détermine son caractère X-phobe ou pas (et non l’inverse).

Il y a quelques jours, en soirée, on m’a raconté une blague raciste :

Un noir, un juif et un arabe sautent d’une falaise.

Question : Qui s’écrase en premier ?

Réponse : On s’en fout !

Je trouve cette blague complètement raciste, parce qu’elle n’a aucun autre intérêt que de mobiliser un cliché raciste (à savoir : la vie d’un noir, d’un juif ou d’un arabe ne compte pas). À part ça, elle ne se caractérise par aucune finesse ; il n’y a pas d’astuce, pas de subtilité de construction, pas de jeu de mots amusant. La personne qui énonce une telle blague ne peut donc pas chercher à séduire autre chose que de basses passions.

Je voudrais mettre cette blague en regard avec un bon mot que j’ai lu il y a quelques jours sur Facebook. Laurent Bouvet, un intellectuel gravitant autour (ou au sein ?) du Parti socialiste, a ainsi commenté un article du Figaro sur le camarade Razzy Hammadi, récemment passé « de l’aile gauche à l’aile droite du PS » :

Une nouvelle preuve qu’on peut changer de trottoir sans changer de métier.

Blague « putophobe » ? Peut-être ! (On va voir). Mais surtout, quelle manière absolument magnifique de traiter Razzy Hammadi de pute ! Je n’approuve pas la stigmatisation des prostitué-e-s, ni, donc, l’assimilation d’un comportement moralement honteux à de la prostitution. Mais quelles sont au juste les émotions qui m’envahissent à la lecture de ce statut ? À vrai dire, une très grande satisfaction intellectuelle. Le trait de Laurent Bouvet est une véritable merveille. Il est toujours difficile d’analyser et d’expliquer une blague ou un bon mot, mais on peut tout de même essayer, pour voir en quoi, en l’occurrence, l’exercice est très réussi. La prostitution est évoquée non seulement sans être nommée, mais sans que la moindre référence explicite soit faite à la sexualité : la seule chose qui y fait penser, c’est le rapprochement entre les mots trottoir et métier. De ces deux mots, c’est trottoir le plus spécifique, mais c’est seulement à la fin de la phrase, avec le mot métier, si anodin, qui n’a tellement l’air de rien, que l’on peut réinterpréter l’ensemble : le trait est d’autant plus violent qu’il se cache sous des termes neutres. Je n’insiste pas sur la remarquable concision de la phrase, permis par les tours impersonnels de l’infinitif ; je ne reviens pas sur le saisissant parallèle changer de trottoir / changer de métier, qui juxtapose un simple déplacement spatial de quelques mètres (resémantisant au passage la métaphore politique de la « droite » et de la « gauche ») et une reconversion professionnelle. Il y aurait encore sans doute beaucoup à dire, mais pour faire bref, cette phrase est un bijou.

Ce mot d’esprit est un chef-d’œuvre, et c’est d’abord ce qui me frappe quand je le lis. Je me dis qu’il aurait été dommage que Bouvet en privât l’humanité. Et puis je me dis qu’il y a tellement de bonnes raisons linguistiques, littéraires, poétiques, stylistiques d’aimer cette phrase que le mépris des prostitué-e-s n’entre finalement pour rien, ou pour pas grand-chose, dans notre satisfaction. Contrairement à la blague citée plus haut, qui ne peut marcher qu’en sollicitant chez son auditeur/trice, au pire une adhésion au sous-entendu raciste, au mieux une jouissance malsaine de l’interdit enfreint, celle-ci peut fort bien ne reposer que sur sa qualité formelle intrinsèque. Bien sûr, il faut que le cliché sous-jacent (le cliché « putophobe ») soit reconnaissable, qu’il appartienne à un univers de référence partagé par l’énonciateur/trice et l’auditeur/trice (ici, le/la lecteur/trice), mais il n’a pas besoin d’être positivement accepté ou approuvé. L’usage qui est en fait, du coup, me semble largement citationnel. (Cf. à ce propos ce que j’écrivais dans cet article).

Voilà mon point : non pas que le contenu X-phobe d’une blague la rend moins drôle, ni que la drôlerie d’une blague permet d’excuser son caractère X-phobe. Je pense en fait que la drôlerie d’une blague est précisément ce qui fait qu’elle n’est pas X-phobe, car la jouissance esthétique qu’elle sollicite alors ne laisse plus de place aux passions mauvaises. On pourrait me faire une objection : la « drôlerie » d’une blague, c’est tout de même très subjectif ; or on aimerait bien pouvoir dénoncer de manière objective le caractère X-phobe d’une blague. Mais peut-être est-ce justement à cette illusion rassurante qu’il faut renoncer : le caractère objectif des jugements politiques. À cet égard, du reste, pas de différence entre une blague et un film, ou n’importe quelle œuvre d’art, comme je l’ai déjà montré.

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Charlie Hebdo, « journal irresponsable »

1.

Charlie Hebdo avait jadis publié en une un excellent dessin de Charb, L’invention de l’humour. On y voyait un homme préhistorique avec de l’huile dans une main, du feu dans l’autre… Le sous-titre l’indique : Charlie Hebdo est un « journal irresponsable », un journal qui n’a pas peur de mettre de l’huile sur le feu, un journal qui agit (c’est-à-dire : qui publie) sans se soucier des conséquences de ses actions – sans estimer devoir en répondre. C’est pour cela que les appels à la responsabilité (de Dominique Vidal dans cette vidéo, de beaucoup de gens ailleurs) sonnent un peu faux. Ils ont l’air de faire la leçon aux gens de Charlie, mais ceux-ci leur ont répondu par avance. Oui, comme le dit David Fassin, il y a bien deux logiques qui s’affrontent ; mais plutôt que de reprendre à Max Weber la distinction entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité », faite pour penser l’action politique, on ferait mieux d’opposer ici à l’éthique de la responsabilité une éthique de le gratuité et de l’indifférence aux conséquences.

La question de la responsabilité s’est posée à l’occasion de la parution du Charlie Hebdo du 14 janvier, le fameux « numéro des survivants », avec sa caricature de Mahomet (d’ailleurs pas méchante du tout) en couverture. Elle se pose, en fait, depuis des années ; on avait déjà fait grief à Charlie d’avoir fait une couverture polémique en 2012, alors qu’il y avait dans plusieurs pays musulmans des protestations contre un court-métrage islamophobe diffusé sur Internet. Charlie Hebdo, clairement, avait alors mis de l’huile sur le feu. Et la une du 14 janvier a également offensé des musulman-e-s[1]. Je voudrais expliquer dans cet article pourquoi Charlie a quand même eu raison. Mais pour et avant cela, je voudrais commencer par critiquer un argument pro-Charlie que l’on entend partout : Charlie Hebdo n’offenserait pas les musulman-e-s, ne serait pas islamophobe, parce qu’il taperait autant contre toutes les religions (variante : il taperait surtout sur les cathos). Du coup, les musulman-e-s qui prennent la mouche seraient exagérément susceptibles, fanatiques, pas démocrates, etc.

Admettons le présupposé statistique, je n’ai aucune raison de le mettre en doute. Reste que cet argument, si on s’y arrête, n’est pertinent que dans un monde neuf. Dans un monde sans antécédent, où il n’y aurait en particulier jamais eu de caricature de Mahomet, le/la musulman-e qui s’énerverait à cause d’une caricature serait effectivement un-e con-ne, un-e réac, un-e pisse-froid, bref une personne qu’on pourrait légitimement blesser sans scrupule excessif – après tout, c’est de sa faute. Seulement, il y a eu, au moins, l’épisode des caricatures de 2006. Peu importe à la limite si ces caricatures étaient islamophobes ou non (il me semble que oui, au moins pour certaines d’entre elles) ; il se trouve qu’elles ont été accusées de l’être, et que du coup, à partir de ce moment-là, le fait pour Charlie Hebdo de représenter une caricature de Mahomet se chargeait nécessairement d’une connotation d’islamophobie. Admettons que ces caricatures n’aient pas été islamophobes, et qu’elles aient été accusées à tort de l’être. Quelques années plus tard, Charlie republie une caricature de Mahomet. Que le musulman moyen doit-il en conclure ? Les gens de Charlie savent qu’il y a un antécédent – qu’ils ont déjà été accusés d’islamophobie pour ça. Ils savent que, les mêmes causes produisant parfois les mêmes effets, cela risque encore d’arriver. Et surtout, de son côté, le musulman moyen sait que les gens de Charlie le savent. Il ne peut pas ne pas se demander si c’est consciemment ou non que Charlie Hebdo fait de la provocation. Et comme il sait que Charlie sait, comme il sait que Charlie connaît aussi bien que lui ou elle la situation objective dans laquelle sa publication prend place, il est nécessairement amené à conclure que oui, c’est consciemment que Charlie Hebdo fait de la provocation. Et même s’il est ouvert, même s’il est progressiste, laïque, même à la limite s’il est athée mais se sent solidaire de sa famille musulmane, il ne peut pas ne pas recevoir la publication comme une offense. La publication est nécessairement suspecte, et Charlie Hebdo, sachant très bien qu’elle est suspecte et s’en satisfaisant, légitime la suspicion à son égard. L’argument selon lequel Charlie Hebdo traite identiquement toutes les religions est non pertinent, car ce n’est pas le contenu objectif des dessins qui est en cause, mais leur connotation subjective telle que la construit une situation objective.

2.

Après avoir dit ça, on a envie de conclure à l’islamophobie, et d’appeler Charlie Hebdo à la responsabilité. Seulement, la limite de ce raisonnement – non pas ce par quoi il s’effondre, mais ce par quoi il est insuffisant –, c’est qu’il peut marcher non seulement à propos des caricatures de Mahomet, mais encore à propos d’à peu près n’importe quoi. Supposons que Charlie Hebdo publie un dessin de jambon, et qu’un musulman fou affirme que c’est islamophobe. Dès lors, que ce soit vrai ou non, tout dessin de jambon pourra être assimilé à de l’islamophobie – et même sera effectivement islamophobe dès lors qu’un journal conscient de ce risque le publiera quand même. Même des musulman-e-s très ouvert-e-s, même des athées de culture ou de famille musulmane, pourront légitimement en être offensé-e-s.

Faut-il, dans ce cas, s’abstenir de dessiner des jambons ? Ce ne serait encore pas trop grave. Mais que dire de ce dessin, intitulé « L’amour plus fort que la haine », qui représente un imam roulant  une pelle à un dessinateur de Charlie ? Ce dessin non plus n’arrive pas dans un monde neuf. Il arrive dans un monde où les autorités religieuses sont réputées conservatrices en matière de mœurs (ce qui est largement vrai), mais aussi dans un monde où la défense des droits sexuels et de l’homosexualité est utilisée à des fins racistes contre les musulman-e-s et, au-delà, les Arabes. Un-e musulman-e, un-e Arabe, même progressiste, même homo, pourrait très bien se dire : « Charlie Hebdo représente un imam qui roule une pelle à un homme. Ils savent très bien qu’il y a des musulman-e-s conservateur/trice-s que ça va heurter. Ils savent très bien que ces réactions de musulman-e-s conservateur/trice-s vont être utilisées pour stigmatiser les musulman-e-s en général. Ils savent très bien que ce dessin, au-delà de son contenu explicite, comporte la possibilité d’une campagne anti-musulman-e-s. Autrement dit, ils me méprisent. » Et comme les gens de Charlie Hebdo sont eux-mêmes capables d’anticiper ce genre de réactions, en publiant un tel dessin en connaissance de cause, ils sont eux-mêmes islamophobes – au sens où ils provoquent consciemment un sentiment d’offense chez des musulman-e-s innocent-e-s.

C’est déjà beaucoup plus embêtant, n’est-ce pas ? Attendez. La mécanique à l’œuvre dans tout ça n’est pas sans rappeler le chantage à l’antisémitisme auquel se livrent régulièrement les défenseur/euse-s d’Israël. Leur ligne d’attaque habituelle, c’est de souligner que l’antisionisme est un cache-sexe métonymique pour l’antisémitisme. Mais parbleu, ils/elles n’ont pas tort ! Admettons les prémices des apôtres de la « responsabilité ». Le message tient moins à son contenu explicite qu’aux connotations dont l’histoire a chargé ? Mais le mot antisionisme a été investi par d’authentiques antisémites – Soral, Dieudonné… L’utiliser en connaissance de cause, l’utiliser en sachant que des juif/ve-s même de bonne volonté sont légitimes à avoir un mouvement de recul en entendant ce mot suspect, c’est antisémite. Au même sens, en tout cas, que la publication d’une caricature de Mahomet est islamophobe[2].

3.

Faut-il s’interdire de se dire antisioniste ? Faut-il s’interdire de représenter un imam roulant une pelle à un dessinateur de presse ? Évidemment non. Il y a, dans l’indifférence aux conséquences négatives de ce que l’on dessine ou dit, une protestation éthique admirable contre les contraintes objectives de la situation. Il se peut que tel dessin, tel discours, soit suspect d’islamophobie ou d’antisémitisme, et devienne coupable de ce seul fait. Mais ce n’est pas notre faute, nous n’en sommes pas responsable, et nous continuons à agir comme si le monde était neuf. Sans quoi, ce sont toujours les connards qui gagnent.

L’argument, dans le cas spécifique de Charlie Hebdo, est certes un peu plus difficile à manier, car Charlie Hebdo n’est pas exactement pour rien dans le fait que les caricatures de Mahomet connotent l’islamophobie. Mais le débat, en 2006, s’était concentré sur la caricature représentant Mahomet avec une bombe en guise de turban. C’est cette caricature-là qui avait valu un procès au journal, c’est celle-là qui avait surtout fait scandale et qui avait été accusée d’être directement raciste. Les autres caricatures ont surtout été accusées d’être blasphématoires – et c’est à ce titre seulement qu’elles sont peut-être indirectement islamophobes. Le procès des caricatures de 2006 me paraît un élément faiblement pertinent pour comprendre pourquoi la simple représentation de Mahomet, le 14 janvier 2015, a suscité la controverse.

On pourrait objecter que dans le cas du bisou imam/dessinateur, ou dans le cas de la critique de l’antisionisme, les effets négatifs sont compensés par les effets positifs : le dessin de Charb représente, avec les moyens propres qui sont ceux d’un dessinateur de presse, un soutien militant à la reconnaissance sociale de l’homosexualité ; la critique de l’antisionisme est nécessaire à la défense des droits du peuple palestinien. C’est discutable. Si le mot antisionisme a été sali, on pourrait fort bien en changer, ou reformuler les mêmes revendications sans les associer à une étiquette précise. Quant à l’incidence réelle du dessin de Charb sur le cours des choses, elle est nulle. Eût-il renoncé la veille à le publier, aucun-e homosexuel-le n’en aurait été affecté, puisque aucun-e ne l’aurait su. Et la loi sur le mariage homo n’en aurait pas moins été adoptée en France un peu plus d’un an plus tard. Dans un cas et dans l’autre, ce qui se joue, c’est le fierté de celui ou celle qui fait face aux intimidations, qui lance un grand et bruyant : « Je vous emmerde ! » aux forces conservatrices et répressives. C’est une réaction qui est émancipatrice en soi, qui fait du bien, qui soude un groupe (un camp militant, les antisionistes ; une communauté dominée, les homosexuel-le-s) et qui exprime un message politique : on a raison, on ne va pas s’excuser.

Dans le cas des représentations de Mahomet, le problème est un peu le même. Pour ne parler que de la une du 14 janvier, il y a naturellement un côté jubilatoire à narguer les assassins[3], à refaire cela même pour quoi Charb, Tignous, Wolinski et les autres sont morts. C’est bien un message politique qu’il s’agit d’exprimer, en assumant paradoxalement une ligne d’irresponsabilité et de gratuité (et c’est par là, seulement, que l’ « éthique de gratuité » rejoint l’ « éthique de conviction » : on peut s’adonner à la gratuité avec beaucoup de conviction, l’irresponsabilité peut être affaire de conviction politique) : « Vos attentats ne nous ferons pas changer, nous résisterons à la barbarie. »

Protestation éthique d’une part, diffusion d’un message politique de l’autre : voilà deux raisons qui suffiraient à justifier que même si Charlie Hebdo, en publiant une caricature de Mahomet le 14 janvier, a été islamophobe (et compte tenu de ce que j’ai dit dans la première section de cet article, il serait absurde de le nier), il a cependant eu raison de l’être. Il ne pouvait pas faire autrement sans s’écraser, sans être lâche, sans envoyer un message de faiblesse aux barbares. Choix terrible ; mais si vraiment, comme je le pense, les dessinateur/trice du journal n’avaient le choix qu’entre la lâcheté, l’humiliation et la soumission d’une part, l’islamophobie d’autre part ; si c’est bien en ces termes que se posait l’alternative ; alors je comprends et j’approuve qu’ils/elles aient choisi la seconde option. Reste une troisième raison, peut-être plus puissante encore : en publiant un tel dessin dans de telles circonstances, Charlie Hebdo resémantise toutes les caricatures de Mahomet à venir. L’histoire a chargé de sédiments sémantiques toute caricature de Mahomet, comme elle a chargé de sédiments sémantiques le mot antisionisme. Mais cette chose et ce mot peuvent fort bien être lavé-e-s des dépôts de l’histoire : il suffit pour cela de les utiliser. De les utiliser dans des contextes où les interprétations offensantes soient très improbables, où leur usage se justifie immédiatement et évidemment par des raisons contingentes. Il n’y a pas de meilleur moment, pour se dire antisioniste, que quand Israël bombarde Gaza, car le mot alors commence à cesser d’être suspect : il trouve une justification suffisante dans les horreurs de la situation. Il n’y a pas de meilleure raison, pour publier une caricature de Mahomet, qu’un attentat barbare commis en son nom. Les caricatures de Mahomet ne perdent pas automatiquement toutes leurs connotations antérieures, mais celles-ci commencent à s’estomper sous de nouvelles : ces caricatures deviennent un symbole de liberté, d’insolence, de droit à l’humour… d’irresponsabilité. On n’efface pas le passé à volonté, on ne peut pas annuler d’un claquement de doigts les connotations antérieures des caricatures de Mahomet, mais en les contrebalançant par d’autres on peut sans doute parvenir à un équilibre sémantique instable qui soit la meilleure approximation possible de ce monde neuf que nous devons considérer avec nostalgie.


[1] Un autre argument avancé contre Charlie Hebdo était que ce genre de caricatures pouvait mettre en danger physique les Français-es expatrié-e-s dans certains pays musulmans. Cet argument ne vaut pas grand-chose à mes yeux. Si ces gens sont français, ils ont le droit de résider sur le territoire français, et d’y trouver la protection de la police française. S’ils choisissent de se rendre dans des endroits où la France n’exerce pas de juridiction et ne peut pas les protéger, c’est leur problème – ils n’ont en tout cas pas voix au chapitre quand il s’agit d’intervenir sur la politique intérieure française.

[2] Les plus fidèles, et les plus anciens, de mes lecteurs se souviennent peut-être que j’ai déjà écrit un article pour ébranler l’idée d’une frontière claire, objective, définitionnelle, analytique, entre antisionisme et antisémitisme. L’inexistence d’une telle frontière renforce la suspicion qui peut planer sur les usages du mot antisionisme (autrement dit, je pense que mes conclusions d’alors vont dans le sens de ma théorie d’aujourd’hui).

[3] Je ne dis pas « les terroristes ». Je ne sais pas au juste ce qui permet d’affirmer que les frères Kouachi sont des terroristes. Ils n’ont pas tiré dans le tas, ils n’ont pas fait explosé une bombe dans un lieu public, ils n’ont pas dirigé un avion sur une tour : ils ont tué des gens contre lesquels ils avaient des griefs précis (et quelques victimes collatérales, dont la mort était nécessaire à l’exécution du projet). Leur objectif explicite était de venger le prophète, pas d’intimider ou de terroriser la population. Je suis d’autant plus scrupuleux sur le terme que la requalification de ce meurtre en acte de terrorisme permet, depuis le 12 janvier, des condamnations d’une incroyable sévérité contre des personnes accusées d’ « apologie d’acte de terrorisme » pour avoir dit, par exemple, « Je suis Kouachi », « Les frères Kouachi ont eu raison », etc.

Pour une théorie linguistique des insultes et de l’humour

J’ai récemment consacré deux articles aux métaphores dites validistes et à leur légitimité (ici, ). Or le problème du langage (supposément) validiste ne se limite pas à la question des métaphores ; si un certain nombre de gens, surtout aux Etats-Unis, partent en guerre contre les métaphores validistes, un plus grand nombre encore s’insurgent contre les insultes validistes. Tapez ableist slurs dans Google, et vous verrez ce que je veux dire[1].

C’est un point que j’ai délibérément laissé de côté dans les deux billets en question. Et je n’ai pas l’intention de m’y attaquer réellement dans celui-ci ; je voudrais plutôt, plus modestement, engager une méta-réflexion sur ce qui rend difficile l’étude de cet objet, et sur ce qui pourrait la rendre possible ou pertinente.

Premièrement, notre réflexion sur l’insulte est parasitée par le fait que nous baignons dans une idéologie du débat apaisé et courtois. C’est une idéologie qui n’a pas que des inconvénients, loin de là, mais il me semble qu’elle a entre autres pour conséquence de nous faire percevoir, à tort ou à raison, l’insulte comme une monstruosité – comme quelque chose d’anormal, d’extravagant, et dont en tout cas on pourrait se passer. Ce qui, me semble-t-il, n’est pas le cas pour les métaphores. Nous n’avons pas de problème, en effet, à concevoir la nécessité d’un langage imagé, mais nous persistons à croire à la possibilité d’un langage débarrassé de toute marque superflue d’affectivité, à la possibilité d’un langage contrôlé, précis et qui ne se laisse pas emporter par les émotions. Du coup, lorsque quelqu’un trouve problématique une insulte validiste, ou plus généralement X-phobe*, il peut être difficile de savoir dans quelle mesure c’est ce caractère X-phobe qui la rend problématique, et dans quelle mesure c’est simplement son caractère d’insulte.

Deuxièmement, à propos des insultes X-phobes, il y a tout un tas de nuances à apporter et de distinctions analytiques à faire (beaucoup plus qu’à propos des métaphores). On ne peut pas faire la même analyse d’une insulte X-phobe selon qu’elle vise une personne dont on sait qu’elle est victime de cette X-phobie, ou une personne dont on sait que ce n’est pas le cas, ou une personne dont on ne sait pas si c’est le cas ou non. Ce ne sont pas les mêmes mécanismes qui sont en jeu si l’on traite un homme gay de sale pédé, ou si l’on invite quelqu’un dont on ignore la sexualité à aller se faire enculer. D’autre part, l’appartenance ou non de l’insulteur à la classe opprimée concernée n’est pas non plus indifférente.

Plus généralement, nous manquons d’une théorie linguistique de l’insulte. Nous manquons d’outils analytiques clairs et précis qui nous permettent de comprendre ce qui ne va pas dans l’insulte, ce qui ne va pas dans l’insulte X-phobe, quelle est la différence entre une insulte X-phobe et n’importe quelle insulte, etc. Quand je dis « nous manquons… », je ne veux pas dire par là que de telles choses n’existent pas : je n’ai aucun doute quant au fait que des linguistes se sont déjà penché-e-s sur la question et ont produit des choses très pertinentes là-dessus. Mais je n’ai vraiment pas l’impression que ces travaux, qui existent probablement, se soient diffusés dans les milieux militants.

Par conséquent, les discussions sur les insultes X-phobes tournent souvent au dialogue de sourd-e-s. Il me semble avoir déjà assisté plusieurs fois à des discussions du type :

A – Tu as dit que Machin est un enculé, arrête d’utiliser des insultes homophobes !

B –  Non mais je ne suis pas homophobe, je ne pense pas vraiment que ce soit mal d’être un enculé. Et de toute façon, c’était une image, je ne sais rien de la sexualité de la personne que j’insultais.

A – Oui mais tu l’as dit quand même, donc quoi que tu penses réellement, et quelle que soit la sexualité de l’insulté, tu as dit un truc homophobe et offensant.

Et cette discussion a toutes les chances de mal finir, ou de ne jamais finir, parce que même si la position de A a l’air d’être une position de bon sens, B a aussi parfaitement raison d’objecter que l’efficacité de l’insulte ne suppose pas, ni chez l’insulteur, ni chez l’insulté, une croyance réelle dans l’infériorité des homosexuel-le-s, ou des hommes homosexuels passifs. Du coup, par quel miracle est-il possible qu’une telle insulte soit offensante pour les homosexuel-le-s ? Que se passe-t-il linguistiquement parlant pour que l’insulte ait cet effet-là ? Il y a certainement une réponse, mais je ne crois pas du tout qu’elle soit évidente.

À défaut d’avoir une réponse satisfaisante à cette question, une (mauvaise) solution politique pourrait consister à rabattre la question de l’insulte sur la question du trigger. Un trigger, c’est quelque chose qui rappelle à quelqu’un le souvenir d’un événement traumatisant. Par exemple, une femme qui a été violée par un homme portant un parfum de telle marque peut être triggered par l’odeur du parfum en question – et cela peut, éventuellement, aller jusqu’au déclenchement d’épisodes de stress post-traumatiques, etc. Dans pas mal de sites militants (féministes, etc.), le mot trigger est pris dans un sens beaucoup plus faible, et désigne simplement ce qui déclenche le souvenir d’événements ou de faits désagréables, susceptibles de mettre une personne mal à l’aise. Cet affaiblissement de sens est gênant, parce qu’il permet au même mot de désigner deux réalités qui sont à mon avis complètement différentes et qui n’appellent pas le même genre de réponses politiques. Le « trauma trigger » au sens strict est un problème d’ordre médical, un problème de santé publique ; le trigger au sens large est une question de gestion individuelle des émotions. Moi, par exemple, il y a des choses qui me mettent mal à l’aise quand je les lis, et qui sont même susceptibles de m’empêcher de dormir pendant un moment si je les lis avant d’aller me coucher (les descriptions précises des conditions carcérales en France…), mais cela n’a rien à voir avec un quelconque stress post-traumatique, et j’ai un peu honte d’en être réduit, faute de mieux, à devoir utiliser le même mot de trigger pour désigner ce malaise passager et les attaques de panique que peuvent connaître certaines personnes.

Toujours est-il que si on se passe d’une théorie linguistique de l’insulte, alors il est commode et tentant de rabattre l’insulte sur le trigger (au sens large). Si un homosexuel est choqué par le fait d’entendre le mot enculé utilisé comme insulte, cela pourrait simplement être dû au fait que ce mot, même s’il n’est pas employé au sens propre, et même si ni l’insulteur ni l’insulté ne considèrent la sodomie comme une chose honteuse, rappelle à l’homosexuel le fait que sa sexualité est socialement méprisée, et donc fait surgir en lui, de manière inopportune, le souvenir ou l’anticipation de moqueries, brimades et autres violences.

Le problème avec cette vision des choses, c’est que la suppression des triggers de l’espace public n’est pas une cause politique légitime. On ne va pas interdire les parfums, sous prétexte que ceux-ci risqueraient de rappeler à des femmes violées l’odeur de leur violeur. On ne va pas interdire de parler de la Shoah, sous prétexte que cela pourrait mettre mal à l’aise des enfants de déporté-e-s. Donc si l’insulte fonctionne simplement comme un trigger, il est légitime d’avoir de la compassion pour les personnes qu’elle dérange – et il est, à la limite, légitime de s’abstenir, par pure gentillesse, de l’utiliser en leur présence – mais il n’est pas légitime de vouloir la bannir purement et simplement de tout discours, ou de l’espace public.

Dans une très large mesure, il me semble que ce que je dis là pour l’insulte vaut aussi pour un autre phénomène linguistique dont s’occupent beaucoup les militant-e-s, mais, précisément, jamais ou presque sous un angle linguistique : l’humour. Beaucoup de féministes, par exemple, protestent contre les blagues sexistes. Sauf que le propre d’une blague, c’est qu’on dit quelque chose qu’on ne croit pas réellement. On peut être plus précis : l’humour repose sur un effet de mention, c’est-à-dire sur une suspension momentanée, et claire pour tout le monde (sinon la blague échoue), du postulat d’identité entre ce que l’on dit et ce que l’on pense. On pourrait sans doute être encore beaucoup plus que cela, mais ces définitions approximatives suffiront pour le moment (et à défaut d’avoir sous la main une théorie linguistique de l’humour…). Bref, une blague, c’est une fiction : si je raconte une histoire de Toto, je ne crois pas que Toto ait réellement existé. Comment alors est-il possible qu’un énoncé qui ne suppose pas qu’y adhère ni celui qui l’énonce, ni celui à qui il l’énonce, soit perçu comme offensant ? Comment la simple mention, puisque c’est de cela qu’il s’agit, d’un cliché ou d’un stéréotype sexiste, peut-il être ressenti comme une violence par des femmes ? La réponse, là encore, commode et tentante, consiste à dire que la mention même de stéréotypes sexistes fonctionne comme un trigger, rappelle à ces femmes leur existence (des stéréotypes, pas des femmes), et donc leur occasionne un désagrément. Mais si c’est ce schéma qui est le bon, alors on ne voit pas très bien pourquoi il faudrait plus s’interdire de faire des blagues dites sexistes que de diffuser à la télé des documentaires sur la Shoah.

Cette difficulté des militant-e-s à appréhender l’humour dans sa dimension linguistique peut occasionner des dialogues comme le suivant :

A – Ta blague sexiste n’est pas drôle !

B – Mais ce n’est pas une blague sexiste, enfin ! C’est de l’humour ! En vrai, je sais bien que les blondes ne sont pas bêtes !

A – Ah, il a bon dos l’argument du second degré ! N’empêche que tu as dit ce que tu as dit, et c’est sexiste et offensant !

La discussion peut se poursuivre à l’infini, entre un personnage (A) qui aura bien du mal à rationaliser son intuition autrement qu’en faisant appel à la notion de trigger, et un personnage (B) qui ne démordra pas de sa position, et qui en un sens aura bien raison. La seconde réplique de A consiste simplement à refuser le point de vue linguistique au profit d’un autre point de vue (psychologique ? politique ?), et non à s’y affronter honnêtement.

Il n’y a pas lieu de remettre en cause le malaise des opprimé-e-s quand ils/elles entendent certaines blagues, ou certaines insultes. Leurs protestations sont sincères. Mais l’attitude à avoir dans ces situations (l’attitude politique) ne peut pas dépendre uniquement de la sincérité de leur trouble. Si on considère simplement qu’insultes et blagues sont gênantes au même titre qu’un trigger, on doit alors abandonner largement la perspective d’une solution politique au problème. Si au contraire on considère que le problème, et la solution qu’il faut y apporter, sont de nature politique (et si, notamment, on souhaite défendre la perspective d’un bannissement total des blagues et insultes X-phobes de l’espace public), alors il faut s’atteler sérieusement au décorticage précis des mécanismes linguistiques qui, s’ils existent, rendent intrinsèquement offensantes, malgré les apparences, les blagues et les insultes X-phobes.


[1] Exemples (en anglais) : dumb dans le sens de « stupide », stupid, crazy, insane, psycho, autistic