handicap et validisme

Christine Boutin : et si c’était vous ?

L’affaire Christine Boutin vient donc de trouver une issue heureuse : l’intéressée a été relaxée par la Cour de cassation, qui a jugé que le fait de qualifier l’homosexualité d’« abomination » n’était pas une incitation à la haine. C’est du bon sens : dans l’article incriminé, Boutin reprend à son compte cette clause de la morale évangélique consistant à dire qu’il faut haïr le péché mais aimer le pécheur, et elle distingue bien dans son propos son jugement sur l’homosexualité et son jugement sur les homosexuel-le-s. J’ai l’impression que les gens qui ont porté plainte contre elle, soit n’ont pas compris cette nuance, soit ne l’ont pas prise au sérieux et l’ont interprétée comme une simple hypocrisie. Mais puisque Boutin est une militante catholique, alors il faut bien admettre qu’elle puisse avoir des raisonnements catholiques, et lui faire sur ce point crédit de sa bonne foi.

Cette distinction entre la haine du péché et l’amour du pécheur paraît peut-être byzantine à beaucoup de gens de gauche, qui ne sont peut-être pas toujours eux-mêmes capables d’une telle subtilité morale, mais c’est dommage. Il y a des cas où les militant-e-s de gauche gagneraient à se souvenir de ce beau précepte. J’ai vu passer récemment un article relatif à des cas de viols et d’agressions sexuelles dans les milieux militants rennais ; les auteur-e-s protestent contre l’espèce de frénésie punitive qui s’est abattue sur les coupables ou supposés tels, alors que selon elles et eux la gestion collective de ce genre de cas devrait avoir aussi pour but de faire progresser moralement et politiquement lesdits coupables, de manière à ce qu’ils prennent conscience de la gravité de leur comportement, et selon des modalités qui impliquent que, d’une certaine façon, on se soucie aussi d’eux. Même si ce n’est évidemment pas dit en ces termes, je trouve qu’on peut faire de ce texte, sur ce point, une lecture très évangélique : hais le viol ; quant au violeur, à défaut de l’aimer (encore que), enveloppe-le au moins de ta charité.

*

En l’occurrence, pour en revenir à notre mouton de bénitier, j’ai sur l’affaire Boutin une position qui ne surprendra pas mes lecteur/trice-s habituel-le-s, consistant à défendre une conception très large de la liberté d’expression. En vérité (je vous le dis), j’éprouve une certaine difficulté à comprendre les réticences qu’ont certaines personnes de gauche à reconnaître y compris à leurs ennemi-e-s le droit de dire ce qu’ils/elles pensent. Pour ma part, je me sens suffisamment capable d’abstraction pour reconnaître des droits à autrui indépendamment de la manière dont il/elle les utilisera. Je ne me sens pas sali par l’expérience de pensée consistant à me mettre fugacement à la place de Christine Boutin, et donc à ressentir comme une violence par procuration le fait qu’on me / qu’on lui interdise de dire ce qu’elle pense, fût-ce sur un ton neutre et dépassionné, fût-ce avec des nuances, toutes conditions réunies ici. (Et pourtant, je n’ai pas besoin de le rappeler, je suis à mille lieux d’être d’accord avec elle.) J’entends bien les arguments conséquentialistes que l’on m’oppose (cela contribue à l’homophobie, cela renforce le mal-être des jeunes homos, cela favorise leur suicide, etc.), mais je ne peux pas malgré tout m’empêcher de soupçonner chez mes contradicteur/trice-s, sur ce point, un certain défaut de souplesse mentale, ou au moins une inhibition volontaire de leur capacité de projection. Mettez-vous à la place de l’intéressée, et dites-moi si cela vous ferait plaisir d’être poursuivi-e en justice pour avoir simplement dit le fond de votre cœur.

J’ajoute à ce propos – c’est là, en fait, que je voulais en venir – qu’il faut être un peu modeste, et que l’on devrait tou-te-s se dire que l’on est susceptibles, un jour ou l’autre, de tenir des positions qui seront considérées par certain-e-s de la même manière que les militant-e-s de gauche et LGBT+ considèrent les propos de Boutin. Un exemple éclatant, que j’ai déjà utilisé dans ce blog, est fourni par la manière dont certains courants de la philosophie morale analytique considèrent la vie des handicapé-e-s lourd-e-s : pour certain-e-s utilitaristes hardcore, la vie de ces personnes, toutes choses égales par ailleurs, vaut moins la peine d’être vécue que la vie d’une personne valide. Le raisonnement consiste simplement à dire qu’il faut maximiser la somme globale du bien-être humain, et que comme les valides sont susceptibles d’avoir des expériences de vie plus riches que les handicapé-e-s lourd-e-s, alors il vaut mieux sacrifier la vie d’un-e handicapé-e plutôt que celle d’un-e valide. De telles positions peuvent sans doute être infiniment blessantes pour les personnes concernées, et même certainement contribuer à entretenir un mépris social à leur égard : tous les critères conséquentialistes sont donc réunis pour que l’on censure ces discours. Cependant ces positions me paraissent, quoique fausses, relativement raisonnables, au sens où elles ne font pas appel à un principe théologique arbitraire (l’utilitarisme se veut même probablement l’un systèmes moraux les plus économes en principes ad hoc), elles sont logiquement construites et appuyées sur des raisonnements dont chaque étape peut paraître à première vue robuste, etc. Cela implique que je n’ai absolument aucune garantie que, dans dix ans, dans vingt ans, en tant que personne rationnelle et de bonne foi, je ne me retrouverai pas à devoir défendre publiquement cette position. Et c’est pourquoi je ressens comme une menace personnelle, et comme une limitation par avance de mes propres investigations intellectuelles, que l’on puisse interdire l’expression de certaines idées pour la seule raison qu’elles blessent, voire qu’elles contribuent au malheur de certaines personnes.

Tout cela, au fond, revenant à ceci : alors même que je suis extrêmement éloigné, politiquement, de Christine Boutin, je me sens capable (et je regrette qu’on ne soit pas plus nombreux/ses dans ce cas), à force de projection empathique, d’anticipation, et d’abstraction, de considérer comme une violence personnellement subie, au moins en puissance, la violence judiciaire que l’on a essayé de lui faire subir. La prochaine fois que vous voulez faire taire quelqu’un en l’envoyant devant les tribunaux, demandez-vous plutôt : et si c’était vous ?

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Avantage épistémologique des dominant-e-s : un exemple

Dans un article déjà ancien, j’évoquais l’idée que les dominant-e-s pouvaient jouir d’un avantage épistémologique pour parler des dominations, parce qu’ils avaient moins de biais cognitifs les empêchant d’adopter certaines positions. J’écrivais ainsi :

Le fond du problème est là : les dominé-e-s ont toujours beaucoup plus intérêt à renverser la domination que les dominant-e-s à la maintenir. Et s’il est vrai que la neutralité épistémologique est un idéal inatteignable, on peut toutefois déduire de ce qui précède que la position du/de la dominant-e en constitue une bien meilleure approximation que celle du/de la dominé-e. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Pour un-e dominant-e, adopter tous les points de vue possibles sur une question ne coûte rien, ou presque : fût-ce au titre d’un jeu de l’esprit, il lui est possible d’examiner sérieusement, rationnellement, et sans engagement affectif majeur des positions politiques opposées, aussi bien celles qui tendraient à renforcer sa domination que celles qui tendraient à la miner. À l’inverse, il est beaucoup plus coûteux pour un-e dominé-e de s’approprier, de faire siennes, les idées qui contredisent sa logique émancipatrice, dans la mesure où la question de la vérité des opinions en jeu est nécessairement parasitée par des questions relatives à leurs conséquences politiques. Il peut être acceptable pour une personne cisgenre de réfléchir posément à la question de savoir si la transexualité est ou non une maladie, s’il est légitime de rembourser les opérations de changement de sexe, etc. – quelles que soient les conclusions auxquelles elle arrive, son intégrité psychologique et affective ne sera menacée en rien. À l’inverse, une personne trans pourra à la rigueur entendre des propos transphobes, à la rigueur les énoncer pour les dénoncer, mais il lui sera certainement beaucoup plus difficile de se les approprier subjectivement, même momentanément et même en vue d’un dépassement ultérieur. Et même si cette personne joue le jeu de l’examen rationnel des arguments adverses, les dés sont pipés dès le départ dans la mesure où cet examen, structurellement, ne peut déboucher que sur une réfutation. Une personne trans et pauvre en attente d’être opérée ne peut psychologiquement pas (ou alors assez difficilement) consentir à l’idée que son opération puisse ne pas être remboursée.

Mais j’utilisais un exemple construit ad hoc. Or je suis tombé il y a quelques temps sur le témoignage d’une philosophe handicapée travaillant sur le handicap et qui, malgré elle, me donne raison.

Elisabeth Barnes, c’est son nom, explique à quel point il lui est difficile et douloureux de participer à des séminaires ou à des colloques où des collègues à elle expliquent (1) que si le choix se présente de sauver un-e handicapé-e ou un-e valide, il faut sauver le/la valide ; (2) que les handicapé-e-s ne devraient pas avoir d’enfant ; (3) que ce serait mieux si la mère d’un enfant handicapé avait eu un enfant valide à la place de son enfant handicapé ; (4) qu’il vaut mieux avorter quand on est enceinte d’un enfant handicapé. L’intensité des réactions affectives de Barnes, telle qu’elles les décrit[1], montre assez clairement que sa condition de handicapée lui interdit complètement, en l’occurrence, d’accomplir ce mouvement de la pensée qui me paraît, à moi, fondamental à toute recherche de la vérité : endosser, fût-ce temporairement, les arguments adverses, ou, tout au moins, les faire bénéficier du principe de charité. C’est d’autant plus gênant, en l’occurrence, que si certains des énoncés dénoncés peuvent effectivement paraître un peu brutaux, ça n’est pas le cas de tous – la proposition (3), par exemple, me paraît vraiment très défendable. De toute façon, vraies ou fausses, toutes devraient pouvoir être discutées posément entre philosophes, parce que même les fausses sont un moment de l’accès à la vérité.

Plus bas, Barnes écrit :

One of the biggest challenges to having my work on disability taken seriously is the worry that I am too ‘personally invested’ in the topic. And seeming emotional can only amplify those worries. Don’t get me wrong, I think those worries are absurd. I am personally invested in the topic of disability. Of course I am. But the last time I checked, most non-disabled people are also rather personally invested in the topic. That is, non-disabled people are personally invested in being non-disabled just as much as I am personally invested in being disabled. Disability – or lack thereof – is something everyone takes personally.

Je trouve l’argumentation assez étrange, vu ce qui précède. La fausse symétrie, ici, est un sophisme, comme je le pointais du reste dans mon article précédemment cité. Car si les « personnes non handicapées » sont « personnellement impliquées » par le fait qu’elles sont autant « non handicapées » que Barnes est handicapée, il n’empêche que les philosophes non handicapé-e-s peuvent adopter n’importe quel point de vue sans risque affectif pour eux/elles-mêmes, ce qui est bien la preuve que, toute argutie mise à part, ils/elles sont impliquées d’une manière infiniment moins intense que Barnes. Sara, dans les commentaires, a raison de relier cette question à celle de la neutralité du point de vue. Mais contrairement à ce qu’elle laisse entendre, j’affirme que les philosophes non handicapé-e-s sont beaucoup plus proches d’une neutralité de point de vue que ne l’est Barnes. J’en suis désolé pour elle. Mais peut-être, en l’occurrence, dois-je me payer le luxe d’être un peu cynique : il n’est écrit nulle part que la réalité ne puisse pas être cruelle.

En réponse à un commentaire de Solipsist, Barnes précise que ce qui la gêne, ce n’est pas tant que certain-e-s philosophes tiennent ces positions qu’elles juge pénibles, que le fait qu’ils/elles les posent comme des hypothèses évidentes, n’ayant pas besoin d’être démontrées. À la limite, affirme-t-elle même, elle écouterait avec moins de tristesse et de colère une démonstration sérieuse de telles affirmations :

If someone has a very thoughtful, careful argument the conclusion of which is that, e.g., you really should leave the disabled person to die on a desert island if you have a choice to save some arbitrary non-disabled person instead, then I’m more than willing to listen, and I want to find out why they think this.

Mais premièrement, j’en doute un peu. Sur ce point, je ne veux pas parler à la place de Barnes, elle sait mieux que moi ce qu’elle ressent et ce qu’elle ressentirait ; cela dit on peut supposer que de façon générale une opinion offensante solidement démontrée peut très bien être encore plus offensante qu’une opinion offensante avancée sans argumentation. La seconde peut être rabattue sur la catégorie rassurante du préjugé, la première plus difficilement. Ou bien Barnes suppose, ce qui est audacieux, qu’une argumentation détaillée en faveur des thèses qu’elle conteste lui donnerait facilement l’occasion de les réfuter, parce que la faille logique sous-jacente apparaîtrait avec clarté ? C’est tout de même bien contestable.

Et deuxièmement, je suis d’accord avec ce commentaire : il n’est pas vrai que les positions que Barnes a en tête ne soient pas démontrées. Elles le sont, ou peuvent l’être, dans le cadre d’un système méta-éthique que le commentateur en question appelle l’utilitarisme hédoniste. Ce système peut lui-même être débattu, même si en dernière analyse il y a à son fondement des énoncés indémontrables qui sont des intuitions morales. Selon à quel niveau on envisage les choses, reprocher aux philosophes utilitaristes de ne pas justifier leurs opinions validistes est donc soit faux, soit sans objet. Ou alors il s’agit simplement de leur reprocher de ne pas refaire toute leur démonstration au début de chaque intervention ou communication ? Mais un-e universitaire a le droit de ne pas tout redémontrer à chaque fois. Il/elle a le droit de supposer acquis certains de ses résultats antérieurs, même d’ailleurs s’il/elle sait que tout le monde n’est pas d’accord avec lui/elle.

À défaut de le reconnaître, Barnes qualifie de « préjugés » les opinions exprimées par ses collègues. Mais comme le dit le commentateur, la différence entre intuition et préjugé est parfois bien maigre. Et puis, quand Barnes explique dans son témoignage qu’elle utilise sa colère et sa tristesse comme des moteurs de sa réflexion, parce qu’elle veut à tout prix prouver que ses collègues ont tort, que donc fait-elle d’autre que justifier, pour des besoins de confort intellectuel et affectif personnel, ce qu’on peut bien appeler des préjugés ?

Barnes dit que sa colère et sa tristesse constituent, dans son cas, des moteurs pour philosopher. Je ne conteste pas qu’à cet égard, sa condition de personne handicapée puisse servir d’avantage épistémologique partiel : cela peut la pousser à découvrir des vérités. Mais ces vérités, une fois exposées, pourront fort bien être endossées par ses collègues validistes. En revanche, l’inverse n’est pas vrai : les opinions des collègues, toutes démontrées qu’elles soient, ne pourront jamais être acceptées par Barnes être acceptées par Barnes qu’au prix d’un effort particulièrement important [edit 20/09/2015 : correction suite à un commentaire de Pater Taciturnus]. C’est en ce sens qu’on peut affirmer qu’en l’occurrence, l’avantage épistémologique est plutôt du côté des autres philosophes.


[1] « My first reaction isn’t to sit down and come up with carefully crafted counterexamples for why the views I find so disgusting are false. My first reaction is to want to punch the people that say these things in the face. (Or maybe shut myself in my room and cry. Or maybe both. It depends on the day.) »

Des métaphores validistes ? (2e partie : étude de cas)

Première partie

Note préliminaire : J’ai été assez actif sur ce blog ces derniers temps, notamment pour causes de vacances. Je risque d’être désormais sans accès à Internet pendant une dizaine de jours, donc :

  • ne vous inquiétez pas si je ne réponds pas à vos éventuels commentaires, je ne suis pas mort ;
  • ne vous inquiétez pas si un peu de temps s’écoule sans que je publie rien, je ne suis pas mort. De toute manière, le tempo frénétique de ce mois d’août n’avait pas vocation à durer.

*

Dans mon précédent billet, j’ai évoqué la question des métaphores dites « validistes », ou « handiphobes » : celles qui utilisent par exemple la cécité pour évoquer le manque de connaissance, comme dans l’expression être aveuglé-e par ses préjugés, ou relecture à l’aveugle. J’ai observé qu’à ce compte-là, il ne fallait pas seulement condamner comme validistes les métaphores reposant sur une dysfonction du corps, mais également celles qui reposent sur un bon fonctionnement du corps. Du point de vue des implications, en effet, associer un défaut à un handicap revient exactement au même que d’associer une qualité à l’absence de ce handicap – et je ne crois pas qu’il soit soutenable d’affirmer que l’expression ce stylo marche au sens de « ce stylo fonctionne » soit acceptable alors que ce stylo ne marche pas ne serait pas acceptable car renverrait à un handicap. J’en ai conclu que le champ des métaphores à bannir était redoutablement étendu, et qu’il apparaissait extrêmement coûteux, voire impossible, de s’en passer. Pour prouver ce que je dis, je vais reproduire mon avant-dernier article (pas le dernier, portant justement sur les métaphores validistes, car il y aurait un biais), qui a aussi l’intérêt d’inclure des citations d’autres personnes, en y relevant les métaphores qu’il faudrait bannir selon ce principe. Je vais adopter un code couleur (ça apportera un peu de gaieté à ce blog austère) : je mets en rouge les métaphores clairement « validistes » d’après les critères (d)énoncés dans mon précédent billet, je mets en orange celles pour lesquelles j’ai un doute, et en vert toutes les métaphores qui ne posent pas de problème. Dans le cas des métaphores rouges ou orange, j’essaie de justifier mon choix à chaque fois, par souci d’honnêteté et de transparence. L’idée, au bout du compte, c’est d’être étonné par la quantité de rouge, et de se dire : « ah ouais, quand même, ben du coup non, les métaphores corporelles, on ne peut vraiment pas s’en passer. » On remarquera aussi que les passages les plus théoriques et les plus touffus, sans doute aussi les plus compliqués, comme mes derniers paragraphes, sont à la fois les moins rouges, les moins orange et les moins verts – ce qui est logique : j’y adopte un style précis, sec et peu métaphorique.

Par charité, je n’ai relevé que les « vraies » métaphores, c’est-à-dire pas les mots dont l’étymologie est « validiste » mais qui sont aujourd’hui utilisés non métaphoriquement, comme évident, envisager, invoquer, etc. Dans le cas contraire, il y aurait naturellement encore plus de rouge.

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Mettre les films en série : réponse à quelques objections

C’est la gloire : certaines personnes que je ne connais pas se sont mises à parler [l’usage d’une métaphore renvoyant à l’oralité pour décrire une forme d’expression quelle qu’elle soit, écrite en l’occurrence, est offensant et oppressif pour les muet-te-s, puisque cela laisse supposer qu’ils/elles ne peuvent pas communiquer ou s’exprimer] de ce blog sur un forum que je ne connaissais pas. Si cela me réjouit, ce n’est pas seulement parce que cette attitude contribue vaguement à accroître la notoriété de mes écrits, mais aussi et surtout parce qu’elle permet de concrétiser la forme dialogique que je veux leur donner – et que je crois être celle de toute pensée authentique. Vu les arguments qui me sont opposés (assez faibles, à mon avis, mais on va y revenir), je ne pense pas que la contradiction, dans ce cas précis, soit aussi fructueuse qu’elle pourrait l’être. Mais après tout, on ne perd jamais rien à clarifier [métaphore associant la connaissance à la lumière, donc à la vue ; équivalence voir-savoir ; aveuglophobe. Je mets en orange plutôt qu’en rouge, parce que le verbe clarifier s’est un peu autonomisé de l’adjectif clair, mais enfin, on l’y entend quand même…] ce que l’on a voulu dire [comme parler] ; et si quelques personnes ont cru devoir soulever des objections [le verbe soulever est handiphobe, car une personne handicapée au point de ne rien pouvoir soulever peut tout de même formuler des objections] à un texte écrit par moi, rien ne me permet de penser qu’elles soient les seules dans ce cas. Autant, donc, leur répondre – y compris si elles ne devaient jamais lire ma réponse : d’autres en profiteront à leur place.

Ça se passe ici. Le billet incriminé est celui-là. Plus précisément, ce paragraphe, que je cite en restituant les surlignages de la dénommée I-love-you (en fait non, parce que comme l’éditeur de texte de WordPress n’est pas très bon, il me sabote mes caractères gras, et puis comme ce n’est pas très important de toute façon, je n’ai pas envie de m’embêter à trouver une astuce pour contourner [ce genre de métaphores spatialisantes, reposant sur l’idée de mouvement, posent un problème récurrent : quid des personnes qui peuvent échapper à un problème, mais ne peuvent pas se déplacer ? La métaphore, cependant, me semble trop lexicalisée pour que je passe au rouge] le problème) :

Mais on peut avancer [j’hésite à mettre en orange, pour les mêmes raisons que contourner, mais ça me semblerait un peu abusif] un autre argument : un film a toujours de très bonnes raisons de ne pas représenter des homos, des trans, des noir-e-s, etc. Et quand j’écris « bonnes raisons », je ne suis pas ironique, ce n’est pas une antiphrase : je pense que les codes génériques, le respect de la réalité historique, les contraintes scénaristiques, etc., sont effectivement des contraintes à la fois puissantes et fertiles [offensant pour les personnes stériles] qui s’imposent aux réalisateur/trice-s, et qui constituent des clés d’interprétation puissantes, efficaces et acceptables de ce que l’on voit à l’écran. Je prends un exemple extrême : dans un biopic sur Charlemagne, il n’y aurait pas sans doute pas de personnage noir. Or je crois qu’il est parfaitement acceptable de faire un biopic sur Charlemagne sans personnage noir – pour des raisons scénaristiques, et de vraisemblance historique. Même dans un film de fiction situé dans un univers contemporain, où de telles contraintes ne pèseraient pas, il n’en reste pas moins qu’on pourrait avancer, pour expliquer telle ou telle lacune dans les représentations, des arguments conjoncturels et précis : si dans tel film le personnage principal est hétéro, c’est toujours aussi parce que, pour des raisons esthétiques peut-être très subtiles, il fallait qu’il formât un couple hétérosexuel, parce que le projet général du film le commandait. Un film, comme n’importe quelle œuvre d’art, est un tout cohérent, et non un jeu de mécano [est-ce que ça laisse entendre qu’il faille pouvoir se servir de ses mains pour opérer des substitutions d’éléments dans un film ?] où l’on puisse combiner aléatoirement les éléments entre eux (changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de tel personnage sans modifier le projet d’ensemble) pour le confort et le plaisir de telle ou telle minorité, ou, plus exactement, pour l’agrément des demi-habiles de LCEP[3]. À telle lacune, à tel défaut, les raisons locales existent, et sont puissantes.

La discussion est ensuite plutôt brève, et l’on passe assez vite à des considérations d’un autre ordre. Au total, il me semble que trois critiques sont formulées à l’égard de mon billet. Je vais y répondre de la moins intéressante à la plus subtile.

1.

LovelyLexy écrit :

Et puis je vais pousser mon coup de gueule [évidemment muettophobe] mais des personnes non blanches il y en a TOUJOURS EU en Europe, beurdel de baïte [pas vraiment une métaphore…]. Primo, les esclaves/affranchis/citoyens d’origine non européenne de la Rome Antique ( qui, au delà de ses défauts impérialistes, brassait [j’ai hésité avec rouge. Métaphore corporelle, qui prend pour modèle les personnes qui ont des bras et peuvent s’en servir – mais ici, le verbe n’est pas appliqué à un être humain mais à une civilisation, ce qui atténue probablement sa charge validiste – surtout que je ne vois guère de situations où on puisse appliquer le verbe brasser à des humain-e-s, sinon au sens propre. Bref : orange mûr] pas mal de populations) ont pas disparu en un claquement de doigt [no comment…]. Secundo, on en retrouve sur les enluminures, dans l’art, PARTOUT. Une dame de compagnie de Margareth Tudor, reine d’Ecosse, était noire et selon les chroniques sa meilleure amie. Il y avait des coiffeurs et des musiciens noirs sous Louis XVI ( big up à la BD « Olympe de Gouges » qui les montre). Les nobles dames, comme Marie Thérèse d’Autriche ou Mme du Barry avaient leur page noir ( celui de la du Barry est devenu un révolutionnaire notoire), le père d’Alexandre Dumas père était un métis… Dans « La Foire aux Vanités », Thackeray mentionne la fille métis d’un lord, qui est son héritière, va dans une école de ladies, fréquente le gratin et fait un beau mariage. On a aussi Didon Belle, qui a eu une histoire identique, et sur qui un film va sortir… Je continue?

Donc si, montrer des non blancs dans un film historique n’est pas un bricolage [ce n’est pas exactement une métaphore corporelle, mais une métaphore qui repose sur une aptitude physique dont certaines personnes sont évidemment privées].

Je ne sais pas trop, à vrai dire [cf. plus haut, le problème de dire], si ce développement se pense véritablement comme une critique de mon discours, ou comme une remarque annexe – en tout cas, il suscite de nombreuses réactions, qui donnent d’ailleurs à la discussion une tout autre direction. Quoi qu’il en soit : cette réponse de LovelyLexy permet d’établir qu’il y avait des non-blanc-he-s en Europe au Ier siècle après Jésus-Christ, ou au XIXe siècle, mais pas forcément à l’époque de Charlemagne. Deuxièmement, ce n’est pas parce qu’il y avait des personnes non-blanches en Europe à l’époque de Charlemagne qu’elles y étaient suffisamment nombreuses, et suffisamment proches des sphères de pouvoir, pour qu’il soit naturel de les représenter dans un biopic sur l’empereur. Troisièmement et surtout, c’est vraiment prendre mon argument par le petit bout de la lorgnette [magnifique]. Si l’exemple ne convient pas, je suis prêt à en changer (c’est même un peu le principe d’un « exemple » !). Il n’y avait pas de séropositif/ve-s à l’époque de Charlemagne, n’est-ce pas ? Cela fera l’affaire.

2.

Deuxièmement, I-love-you écrit, dans l’un de ses posts, que « les films historiques ne sont pas représentatifs des films diffusés au cinéma, donc c’est vraiment un argument de mauvaise foi. » Mon argument serait effectivement malencontreux si mon but était :

  1. de prouver quelque chose sur un cas évident ;
  2. d’étendre les résultats de ma démonstration à des cas plus discutables.

Mais je ne crois pas que ce soit ce que j’ai fait. En tout cas, je suis à peu près sûr que ce n’était pas ce que je voulais faire au moment où j’ai écrit mon billet. Ce que je voulais, c’était plutôt faire percevoir [variation sur VOIR-SAVOIR, en l’occurrence plutôt VOIR-COMPRENDRE] une évidence (mais qui n’en est pas une pour tout le monde, visiblement [même si, ici, c’est bien par la vue que j’ai fait ce constat, le mot est plus généralement synonyme de semble-t-il, ce qui est aveuglophobe]) que prouver rigoureusement une thèse. Et pour faire percevoir cette évidence, j’ai proposé un exemple particulièrement clair [variation sur VOIR-SAVOIR], en misant sur le fait que si quelqu’un voit pourquoi ce que je dis sur un biopic carolingien est vrai, alors il verra aussi, par analogie, pourquoi on peut appliquer le même genre de discours sur d’autres films. En fait, il s’agissait simplement de forcer mon lecteur ou ma lectrice à envisager les éléments d’un film du point de vue de leurs déterminations locales, immédiates, internes à l’œuvre considérée, en suggérant un cas où ces déterminations locales sautent aux yeux.

Mon propos n’incluait pas en tant que tel une preuve que ces déterminations locales jouent. Pour moi, l’idée qu’un fait puisse s’expliquer par des déterminations locales est en deçà de la preuve ; c’est peut-être quasiment de l’ordre de l’intuition métaphysique. Je ne vois pas comment je pourrais le prouver autrement qu’en alignant [à la rigueur : métaphore visuelle, qui pense la communication sur un modèle spatial, donc écrit, ce qui est offensant pour les aveugles – sauf ceux/celles qui maîtrisent le braille – et, par ailleurs, pour les illettré-e-s. Bon, je ne suis pas tout à fait convaincu moi-même, donc orange] les exemples, ou en réfutant l’une après l’autre toutes les réfutations qui m’en seraient faites (on en réfutant, simplement, quelques réfutations, sans utiliser d’arguments qui ne pourraient pas être facilement amendés pour fonctionner dans un très grand nombre de cas).

Or il se trouve que la contradiction qui m’est portée m’offre l’occasion de réfuter certaines réfutations, notamment celles d’AngelTen Richard II. Je vais à présent montrer que même quand cette dernière entend me critiquer, elle ne peut pas faire autrement, en réalité, et sans s’en rendre compte, que tomber d’accord avec moi.

3.

La critique la plus intéressante, donc, vient d’AngelTenRichard II :

Mmmh, lol. J’ai vu un biopic de Casanova avec un acteur et une actrice noirs (qui jouaient des personnages importants, en plus). Si au début, ça m’a un peu choquée parce que c’était pas du tout réaliste vu les personnages (que je connaissais de son autobio) au final ça passait bien, parce que tout le film n’était pas réaliste du tout.
Et puis bon… lol quoi. Il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités… Et puis il y a beaucoup, beaucoup de personnages de films dont le genre ou la couleur ou l’orientation sexuelle pourrait changer sans problème.

Alors… lesquels ?

Parce que soyons clair : le fait qu’il y ait des biopics avec des Casanovas noirs ne constitue pas une réfutation suffisante de mon argument. Quand j’avais discuté de ces questions sur le site Le Cinéma est politique (LCEP), mon interlocuteur m’avait déjà opposé je ne sais plus quel film avec un Hamlet noir. Tout cela est très beau. Tout cela est très bon. Je n’ai rien, vraiment, contre ce genre d’audaces. Mais si on fait un film avec un Hamlet, ou un Casanova, ou un Charlemagne blanc, et qu’au dernier moment on prend un acteur noir pour jouer le rôle-titre, je maintiens que la couleur de peau du personnage principal n’est pas du tout la seule chose qui change. Prendre un Hamlet noir, un Casanova noir ou un Charlemagne noir, c’est adopter un anti-réalisme provocateur. C’est signaler [métaphore sensorielle, mais qui ne se rapporte pas à un sens précis, donc plutôt vert, mais vert qui tire vers l’orange] au public qu’on entend dépasser certaines conventions de représentation. C’est signaler au public qu’on se situe dans une démarche critique (contre quoi que ce soit, d’ailleurs : contre le racisme, contre le réalisme, contre les codes cinématographiques traditionnels, etc.). C’est faire tout un tas de choses qui excèdent la simple substitution d’un acteur noir à un acteur blanc, et qui me permettent d’affirmer que

[Ici, passage déjà reproduit. Je ne recommence pas, ce serait de la triche.]

Le film avec le Casanova noir, nous apprend AngelTen Richard II, n’était « pas réaliste du tout ». Mais qu’est-ce qui se passe, si on a envie de faire un film réaliste ?

La seule chose qu’AngelTen Richard II a montré, en suggérant qu’ « il y a des gens qui arrivent à faire des films très bien avec des personnages non-caricaturaux qui font partie de minorités », c’est que certains films admettent, dans leurs programmes/projets propres, la présence de tels personnages. C’est que ces personnages dominés s’intègrent bien à la logique esthétique du film en question (c’est pour cette raison qu’ils arrivent à ne pas être caricaturaux). Mais du coup, AngelTen Richard II elle-même en revient à une explication de type local : dans un film donné, la présence d’un personnage dominé se justifie parce qu’elle n’est pas caricaturale (sous-entendu : elle s’intègre bien au climat, à l’ambiance, au projet esthétique du film). La présence d’un Casanova noir dans un biopic sur Casanova se justifie par des raisons locales (le non-réalisme du film en question). Mais c’est exactement ce que je disais dans mon autre billet ! Il y a, dans certains films, de très bonnes raisons pour qu’il y ait des personnages dominés. Cela implique, assez logiquement, que l’absence de ces très bonnes raisons est elle-même une très bonne raison pour justifier l’absence de ces personnages dominés. Si le biopic sur Casanova était réaliste, cela justifierait le choix d’un acteur blanc plutôt que noir pour le rôle-titre.

La critique la plus sérieuse qui m’est adressée échoue donc, significativement, à dire autre chose que ce que je dis moi-même : elle valide sans s’en rendre compte mes propres arguments. C’est parce qu’elle est largement fondée sur un contresens, favorisée (peut-être) par le fait qu’AngelTen Richard II n’a (peut-être) pas lu l’ensemble de mon billet, mais seulement le paragraphe posté par I-love-you. Car ce contresens consiste justement à m’attribuer un type de raisonnement que mon billet avait pour objet de critiquer, à savoir : la confusion entre les justifications locales, particulières, à tel ou tel phénomène donné, et les justifications globales et générales du phénomène d’ensemble constitué par une série de phénomènes particuliers. Car la logique réfutative (réfutatoire ?) d’AngelTen Richard II est une logique du contre-exemple. Or le recours à ce type d’arguments suppose que j’aie inféré, de l’existence de justifications locales à l’absence d’une minorité dans un film, l’existence de justifications du même ordre à l’absence de cette minorité (ou à sa sous-représentation) dans une série importante de films. Ce qui, évidemment, est précisément ce que je n’ai pas fait, et précisément ce que j’ai dénoncé comme une faute de raisonnement. Les contre-exemples invoqués échouent donc complètement à me convaincre de quoi que ce soit.

Cela étant dit, je remercie chaleureusement I-love-you, AngelTen Richard II et LovelyLexy pour leurs précieuses contributions au débat, et pour les précisions qu’il/elles[1] m’ont donné l’occasion d’apporter à mon précédent billet.

*

Bilan, sauf erreur de dénombrement de ma part : on a 39 métaphores dans ce texte, dont :

  • 21 métaphores rouges (54% du total) ;
  • 5 métaphores orange (13% du total) ;
  • 13 métaphores vertes (33% du total).

Entre 54% et 67% des métaphores de ce texte devraient donc être bannies selon les critères expliqués.

Des métaphores validistes ? (1re partie : théorie)

Deuxième partie

À en croire les résultats de certaines recherches Google, un nombre non négligeable d’internautes états-unien-ne-s ont l’air de prendre très au sérieux un combat assez nouveau et totalement exotique, pour nous autres pauvres Européen-ne-s : le combat contre les métaphores validistes (le validisme, ou handiphobie, étant la X-phobie* qui vise les handicapé-e-s[1]). J’ai découvert il y a peu ce billet, écrit par la philosophe féministe Shelley Tremain, où elle critique l’expression « blind review » (« relecture à l’aveugle »), qui est utilisée dans un contexte scientifique pour décrire une relecture d’article par des relecteur/trice-s qui ne connaissent pas l’identité de l’auteur-e. Shelley Tremain propose à la place l’expression « anonymous review », qui veut dire la même chose, mais qui, pour elle, a l’avantage de ne pas utiliser la métaphore de la cécité. D’après Tremain, en effet, cette métaphore est offensante pour les aveugles, parce qu’elle associe faussement la cécité à l’ignorance (« ignorance épistémique, négligence, manque de connaissance », écrit-elle dans son premier commentaire), alors que les aveugles ne sont pas ignorant-e-s.

La position de Tremain n’est pas anecdotique, et elle n’est pas une lubie originale et fantaisiste. Ce billet de blog défend la même position sur la question de la cécité ; pour une critique des métaphores dites validistes en général, on peut voir, par exemple : ici, ici, ici, , etc. Je m’occupe prioritairement du billet de Tremain, notamment parce qu’il donne lieu à une discussion critique très intéressante dans les commentaires. Mais il ne faut vraiment pas croire que ses thèses sont confidentielles ; elles ont un certain écho, au moins chez des militant-e-s et des universitaires.

Chez Shelley Tremain, il me semble qu’il y a deux arguments contre l’usage de la cécité comme métaphore, qui sont évidemment connectés : 1) ça laisse entendre que les aveugles sont incapables d’acquérir des connaissances, ou au moins qu’ils souffrent d’un désavantage épistémique ; 2) ça associe la cécité à quelque chose de négatif, en l’occurrence un manque de savoir. Pour les besoins de la cause, je vais séparer analytiquement les deux branches de l’argument, même si Tremain les énonce ensemble : « The phrase is demeaning to disabled people because it associates blindness with lack of knowledge and implies that blind people cannot be knowers. »

Le premier argument me paraît simplement reposer sur une conception radicalement fausse de ce qu’est une métaphore – qui suppose précisément, pour fonctionner, la non-identité du comparé et du comparant. Si je dis, à propos d’un soldat valeureux, « cet homme est un vrai lion », je dégage un point commun entre le soldat et le lion (leur vaillance, leur courage, leur bravoure…), mais je dégage ce point commun au détriment d’une quantité d’autres aspects qui les différencient (le soldat n’a pas de crinière). Le mécanisme d’une métaphore, comme de toute figure d’analogie, présuppose à la fois la ressemblance et la différence ; s’il n’y avait pas de différence mais seulement de la ressemblance, ce ne serait pas une métaphore mais une tautologie (« l’ignorance est de l’ignorance », « la cécité est de la cécité », « ce soldat est un soldat », « un lion est un lion »).

Quant au second argument, mais, parbleu ! la cécité est une chose négative. Le handicap, ça n’est pas bien – ça limite la capacité des gens à faire certaines choses. On profite moins d’un coucher de soleil sans yeux qu’avec ; on se déplace moins facilement sans jambes qu’avec ; on a plus de mal à communiquer quand il nous manque le sens de l’ouïe, etc. J’entends d’ici les ultra-constructivistes venir m’expliquer qu’en fait, le handicap n’est handicapant que dans le cadre d’une société qui opprime les handicapé-e-s. Il me semble que leur principal argument repose sur l’idée que si le monde était mieux organisé, la technique suppléerait sans problème aux défauts physiques des gens (bon, ils/elles ne disent pas « défauts », mais on se comprend). Mais j’ai beaucoup de mal à admettre un argument qui cherche à neutraliser le handicap des handicapé-e-s par un appel à la technique. Parce que même en admettant que la technique permette d’annuler tel ou tel handicap, même en admettant qu’on arrive à faire des prothèses high-tech, ultra-maniables, etc., pour remplacer les jambes manquantes, même dans ce cas, donc, les handicapé-e-s resteront dépendant-e-s de la technique. D’abord, le développement technologique d’une société ne suit pas une progression linéaire : il se pourrait très bien qu’un jour, l’état des ressources disponibles sur terre nous oblige à restreindre notre production d’appareils performants, et alors adieu les super-prothèses. Ensuite, même dans une société d’abondance absolue, une prothèse ou un fauteuil roulant, ça se perd, ça se casse, ça s’oublie ; une jambe, non (enfin, ça peut se casser, une jambe, mais précisément : dans ce cas, on devient handicapé-e, et ça n’est pas chouette).

Dans l’un de ses commentaires, Tremain, à propos des métaphores supposément validistes, écrit : « I think it has something to do with the legacy of oppression of disabled people, the fact that they have been disenfranchised, and that they (we) have not had equal access to a range of resources and forms of knowledge-production. » Son propos, dogmatiquement constructiviste, repose sur l’idée que l’oppression des handicapé-e-s est venue se greffer à une situation de départ où l’égalité régnait. Il me semble beaucoup plus plausible de considérer que le handicap, la cécité en l’occurrence, constitue naturellement un désavantage, que dans aucun monde contrefactuel il n’aurait pu en être autrement, et que parler à propos de cela d’ « oppression » des handicapé-e-s par les valides est à peu près aussi pertinent que de parler d’ « oppression » des personnes qu’une maladie génétique incurable condamne à mourir à quinze ans. Dire que tout est toujours de la faute de la société, plutôt que de la nature ou du manque de chance, cela me paraît un préjugé aussi stérile que le préjugé exactement inverse.

À ce sujet, il y a un problème dans la façon de penser la domination et la X-phobie (bon, il n’y en a pas qu’un seul, mais en l’occurrence il y en a un qui m’intéresse particulièrement). Certaines X-phobies occupent une place tout à fait centrale dans les schémas mentaux des militant-e-s : le racisme, le sexisme, l’homophobie (dans cet ordre, certainement). Et la pensée des autres oppressions se fait à partir de modèles empruntés à ces trois-là (j’ai déjà signalé ici l’écueil qui consistait à prétendre envisager toutes les oppressions sur le même modèle). Or les trois oppressions centrales ont un point commun, que les autres oppressions n’ont pas toutes : elles visent des catégories dont il est absolument faux de prétendre qu’elles sont susceptibles de quelque jugement de valeur négatif que ce soit. L’égalité axiologique entre Noir-e-s et Blanc-he-s, hommes et femmes, homos et hétéros, me paraît absolue, et bien établie. Du coup, on peut dire que la X-phobie commence lorsqu’on conteste cette égalité axiologique. On peut dire qu’une définition acceptable de l’homophobie serait : « idée selon laquelle l’homosexualité est moins bien que l’hétérosexualité » (je laisse volontairement dans le flou le sens exact de moins bien). À partir de là, on pourrait naïvement croire que, par transposition du même modèle, le validisme commencerait dès lors que l’on dit que le handicap, c’est moins bien que le non-handicap. Or je crois que c’est vraiment se fourvoyer ; je crois que la notion de « handicap » contient analytiquement la notion de « problème », et qu’être aveugle c’est moins bien qu’être voyant-e, être sourd-e c’est moins bien qu’être entendant-e, être paralysé-e c’est moins bien que pouvoir marcher normalement sur ses deux jambes.

Donc vraiment, il n’y a aucun problème, selon moi, à associer, par une métaphore, du négatif à du négatif. En fait, c’est déjà trop dire que cette métaphore associe du négatif à du négatif. La vérité est qu’elle associe un manque à un manque. Manque sensoriel d’un côté (manque de vue), manque de savoir de l’autre côté (ignorance). Si certain-e-s sont rétif/ve-s à l’idée que le handicap soit une négativité au sens axiologique du terme, qu’ils/elles acceptent au moins l’idée que le handicap est une négativité au sens d’un manque, d’un retrait, d’un défaut (défaut au sens où on enlève quelque chose, comme dans un arrondi par défaut). Or ce manque, cette négativité numérique, quantitative, n’est pas toujours une négativité axiologique : l’ignorance est parfois une très bonne chose, comme lorsqu’il s’agit de relire un article dont on ne connaît pas les auteur-e-s… (Shelley Tremain raisonne vraiment sur un cas très mal choisi !). Des commentateurs, d’ailleurs, soulèvent ce point : Mohan Matten ici, Matt . Dans une expression comme « La justice est aveugle », la cécité est comparée à l’ignorance, sous l’aspect du manque, mais pas du tout sous l’aspect de la négativité axiologique, bien au contraire. C’est une bonne chose que la justice soit aveugle. La cécité métaphorique est donc parfois une bonne chose. C’est Tremain qui passe trop vite de l’idée de négativité quantitative à l’idée de négativité axiologique. Si j’étais perfide et sournois, j’essayerais de suggérer que cela prouve son validisme inconscient. – Mais ce n’est pas mon genre.

On pourrait aussi se demander pourquoi la cécité est liée métaphoriquement à l’ignorance, plutôt qu’à une autre caractéristique négative (axiologiquement négative, ou même simplement, donc, quantitativement négative). Pour ceux et celles qui veulent prouver que ce genre de métaphores est validiste, la question n’a au fond pas grand intérêt : l’essentiel est que la cécité soit associée à quelque chose de négatif, peu importe à quoi, cela suffit à leur raisonnement. Mais on peut quand même se poser la question, ne serait-ce que par curiosité. Et en mettant le doigt dans ce problème, on va vite se retrouver happé-e-s par des considérations vertigineuses. Ici encore, je m’appuie sur d’excellents commentaires publiés à la suite de billet de Tremain ; notamment celui-ci.

Ce commentaire de Gary Williams établit le caractère très général de la métaphore VOIR-SAVOIR dans les langues indo-européennes, à partir d’un livre d’un certain James Geary. Ce commentaire-là tend à asseoir cette récurrence sur un trait anthropologique fondamental, à savoir que la vue est le sens dominant de l’espèce humaine (et des primates en général). Du coup, on est gêné-e par le fait que Williams limite sa démonstration aux langues indo-européennes. Mais peut-être une étude semblable sur d’autres langues apporterait les mêmes résultats ? En tout cas, il est certain que cette métaphore imprègne nos langues indo-européennes actuelles, comme l’anglais et le français. Dans son inventaire, Williams ne se limite pas aux cas où la cécité est utilisée comme un analogue de l’ignorance, mais aussi, donc, aux cas où la vue est utilisée comme un analogue du savoir (ou de la compréhension), ce qui est absolument logique (Mais Rachel McCarthy James, dans un billet déjà mentionné, et sous couvert de pragmatisme, n’étend pas sa critique des usages métaphoriques de blind aux usages métaphoriques de to see. J’y vois l’aveu que les fondements de sa critique ne sont guère solides). Williams, donc, mentionne, de son propre chef ou en empruntant les exemples de Geary, des expressions comme Je vois ce que tu veux dire, Je suis dans le noirI am in the dark », mais je ne crois pas que ça se dise vraiment en français), Ton argument est transparent ( ? même doute), L’explication est claire comme de l’eau de roche, Cela jette une nouvelle lumière sur le problème, etc. Rajoutons aussi qu’un texte peut être obscur ou lumineux… L’étymologie est encore plus catégorique : Geary rappelle, entre autres, que le mot idée vient d’un mot grec qui veut dire « voir », de même que le mot intuition vient d’un mot latin qui veut dire la même chose ; les mots wise et wisdom (« sage » et « sagesse ») viennent également d’une racine qui signifie « voir » – serait-ce aussi le cas de l’allemand wissen ? Pensons aussi aux mots clairvoyance, réfléchir (Geary évoque le cas de spéculer), évidence, prévoir… La liste est probablement encore longue.

Elle est encore plus longue si l’on ne se limite pas aux métaphores « aveuglophobes » mais qu’on inclut toutes les métaphores validistes. Rester sourd-e à quelque chose, faire la sourde oreille, ne pas tomber dans l’oreille d’un sourd est validiste, mais aussi, inversement, le verbe entendre utilisé dans le sens de « comprendre » (« J’entends bien ») (à propos, dans le sens de « comprendre » : pas de saisir non plus, car il y a des gens qui n’ont pas de main). Si l’on pousse le flicage verbal jusqu’à fouiller l’étymologie des mots, on doit aussi condamner savoir, qui vient du latin sapere, dont le premier sens est « goûter » (c’est évidemment offensant pour les gens qui n’ont pas le sens du goût). Avoir du flair est naturellement à bannir. Pour éviter d’opprimer les personnes paralysées, on évitera de recourir à l’expression ça marche dans le sens de : « O.K., on fait comme ça »[2], mais aussi dans le sens de « ça fonctionne ». Un stylo ne marche pas – ne marche plus : il fonctionne. On n’aura plus le droit, non plus, d’être « paralysé » par la peur, ou par l’enjeu, ou que sais-je (ça sous-entend, ou ça a l’air de sous-entendre, ou ça pourrait bien sous-entendre, que les personnes paralysées sont des trouillard-e-s ou des velléitaires). Pas question, naturellement, de « prendre son pied », d’avoir « l’estomac dans les talons », de « diriger un pays d’une main de fer », de « pointer quelque chose du doigt » – par égard pour les amputé-e-s. Un argument ne saurait être « boiteux ». La liste, là encore, semble longue. Je projette d’ailleurs, dans un prochain billet [Edit 17/08/2014 : voilà, c’est fait], de reprendre un de mes articles (pas celui-là, parce qu’il y aurait un biais, mais le précédent, par exemple) et de relever toutes les métaphores validistes qu’il contient.

Empiriquement, je ne vois vraiment pas comment on pourrait sans dommage se priver d’un si grand nombre d’images utiles. Théoriquement, je crains qu’on ne puisse sortir du problème suivant : les êtres humains ont tendance à rapporter l’abstrait à du concret (je suppose que c’est un fait anthropologique, pour le coup) ; or l’expérience du corps constitue la première expérience concrète de tous les individus (elle est universelle, elle est immédiate, elle est largement antésociale…) : donc les êtres humains ont inévitablement tendance à utiliser des métaphores corporelles ; donc une grande partie de nos métaphores sont excluantes pour toutes celles et tous ceux dont le corps présente des dysfonctionnements par rapport à la norme majoritaire. Comme je l’ai dit plus haut, je crois que ce n’est pas grave, parce qu’il y a de bonnes raisons d’associer le handicap à la négativité ; j’ajouterais à présent que c’est, en plus, inévitable. À moins que l’on ne veuille plus produire que du langage sec, précis, rigoureux, sans aucune espèce de métaphore – mais ce n’est pas ce que l’on souhaite, n’est-ce pas ? La sérénité des handicapé-e-s ne justifie peut-être pas la fin de toute littérature.

(Et quand je dis « la sérénité des handicapé-e-s », en fait, c’est très excessif : de même que l’usage du mot bad est incroyablement violent pour les linguistes LGBT, de même l’usage de métaphores validistes semble surtout très offensant aux enseignant-e-s et chercheur/euse-s en disability studies, handicapé-e-s ou non d’ailleurs. D’ailleurs, Shelley Tremain le reconnaît elle-même. Du coup, on a envie de se demander quel est l’intérêt d’une réforme si contraignante du langage, alors que celle-ci ne modifie pas le bien-être immédiat des personnes concernées ? La seule réponse possible repose sur l’idée que le langage informe insidieusement nos représentations, et qu’à long terme, mais alors vraiment à très long terme, les handicapé-e-s seront mieux loti-e-s du fait qu’on arrête de prendre leurs handicaps pour des handicaps pour des manques pour des trucs négatifs. C’est aussi l’argument de Rachel Cohen-Rottenberg, par exemple[3]. Mais alors se pose quand même sérieusement la question de la validité morale d’une contrainte si forte, si pénible à respecter, en vue d’un objectif non seulement incertain et lointain, mais surtout susceptible d’être atteint ou du moins approché par une quantité d’autres moyens plus efficaces et moins coûteux, de type éducatif par exemple, ou bien en renforçant la visibilité sociale des handicapé-e-s, etc., enfin je ne sais pas, je ne suis pas là pour proposer un programme).

(En tout cas, vous l’aurez compris : cet article de Tremain, et les autres, ne me feront pas changer d’un pouce d’un iota non, non, d’un pouce, mes pratiques langagières en la matière).


[1] D’après Wikipedia, le mot capacitisme existe également, mais pour ma part je ne l’ai jamais entendu. Dans cet article, je traduirai systématiquement ableist (formé sur l’adjectif able, « valide », par opposition à disabled, « handicapé-e ») par validiste.

[2] Je me demande, du coup, si cela pourrait être considéré comme un acte militant de dire plutôt ça roule ? (pardon, je persifle…).

[3] A contrario, Kali, du blog Brillant Mind Broken Body, semble plutôt critiquer les « métaphores validistes » en tant qu’elles le/la troublent, l’offensent, lui suggèrent des ressentis désagréables. Mais je crains qu’on ne soit un peu dans le cas de figure du linguiste LGBT offensé par le mot bad : il faut un tel degré de savoir, de réflexion et de rationalisation pour pouvoir être offensé-e par de telles métaphores, que leur dénonciation comme étant violentes devient performative et auto-vérificatrice. En gros : à force de se convaincre, (mauvais) arguments linguistiques à l’appui, que telle expression est violente, on finit par en être réellement offensé-e et blessé-e (cet article intéressant évoque cette question). Mais face à ce cas de figure, je ne pense pas que la réforme du langage soit la seule, ni la meilleure, solution.