Deuxième partie
À en croire les résultats de certaines recherches Google, un nombre non négligeable d’internautes états-unien-ne-s ont l’air de prendre très au sérieux un combat assez nouveau et totalement exotique, pour nous autres pauvres Européen-ne-s : le combat contre les métaphores validistes (le validisme, ou handiphobie, étant la X-phobie* qui vise les handicapé-e-s[1]). J’ai découvert il y a peu ce billet, écrit par la philosophe féministe Shelley Tremain, où elle critique l’expression « blind review » (« relecture à l’aveugle »), qui est utilisée dans un contexte scientifique pour décrire une relecture d’article par des relecteur/trice-s qui ne connaissent pas l’identité de l’auteur-e. Shelley Tremain propose à la place l’expression « anonymous review », qui veut dire la même chose, mais qui, pour elle, a l’avantage de ne pas utiliser la métaphore de la cécité. D’après Tremain, en effet, cette métaphore est offensante pour les aveugles, parce qu’elle associe faussement la cécité à l’ignorance (« ignorance épistémique, négligence, manque de connaissance », écrit-elle dans son premier commentaire), alors que les aveugles ne sont pas ignorant-e-s.
La position de Tremain n’est pas anecdotique, et elle n’est pas une lubie originale et fantaisiste. Ce billet de blog défend la même position sur la question de la cécité ; pour une critique des métaphores dites validistes en général, on peut voir, par exemple : ici, ici, ici, là, etc. Je m’occupe prioritairement du billet de Tremain, notamment parce qu’il donne lieu à une discussion critique très intéressante dans les commentaires. Mais il ne faut vraiment pas croire que ses thèses sont confidentielles ; elles ont un certain écho, au moins chez des militant-e-s et des universitaires.
Chez Shelley Tremain, il me semble qu’il y a deux arguments contre l’usage de la cécité comme métaphore, qui sont évidemment connectés : 1) ça laisse entendre que les aveugles sont incapables d’acquérir des connaissances, ou au moins qu’ils souffrent d’un désavantage épistémique ; 2) ça associe la cécité à quelque chose de négatif, en l’occurrence un manque de savoir. Pour les besoins de la cause, je vais séparer analytiquement les deux branches de l’argument, même si Tremain les énonce ensemble : « The phrase is demeaning to disabled people because it associates blindness with lack of knowledge and implies that blind people cannot be knowers. »
Le premier argument me paraît simplement reposer sur une conception radicalement fausse de ce qu’est une métaphore – qui suppose précisément, pour fonctionner, la non-identité du comparé et du comparant. Si je dis, à propos d’un soldat valeureux, « cet homme est un vrai lion », je dégage un point commun entre le soldat et le lion (leur vaillance, leur courage, leur bravoure…), mais je dégage ce point commun au détriment d’une quantité d’autres aspects qui les différencient (le soldat n’a pas de crinière). Le mécanisme d’une métaphore, comme de toute figure d’analogie, présuppose à la fois la ressemblance et la différence ; s’il n’y avait pas de différence mais seulement de la ressemblance, ce ne serait pas une métaphore mais une tautologie (« l’ignorance est de l’ignorance », « la cécité est de la cécité », « ce soldat est un soldat », « un lion est un lion »).
Quant au second argument, mais, parbleu ! la cécité est une chose négative. Le handicap, ça n’est pas bien – ça limite la capacité des gens à faire certaines choses. On profite moins d’un coucher de soleil sans yeux qu’avec ; on se déplace moins facilement sans jambes qu’avec ; on a plus de mal à communiquer quand il nous manque le sens de l’ouïe, etc. J’entends d’ici les ultra-constructivistes venir m’expliquer qu’en fait, le handicap n’est handicapant que dans le cadre d’une société qui opprime les handicapé-e-s. Il me semble que leur principal argument repose sur l’idée que si le monde était mieux organisé, la technique suppléerait sans problème aux défauts physiques des gens (bon, ils/elles ne disent pas « défauts », mais on se comprend). Mais j’ai beaucoup de mal à admettre un argument qui cherche à neutraliser le handicap des handicapé-e-s par un appel à la technique. Parce que même en admettant que la technique permette d’annuler tel ou tel handicap, même en admettant qu’on arrive à faire des prothèses high-tech, ultra-maniables, etc., pour remplacer les jambes manquantes, même dans ce cas, donc, les handicapé-e-s resteront dépendant-e-s de la technique. D’abord, le développement technologique d’une société ne suit pas une progression linéaire : il se pourrait très bien qu’un jour, l’état des ressources disponibles sur terre nous oblige à restreindre notre production d’appareils performants, et alors adieu les super-prothèses. Ensuite, même dans une société d’abondance absolue, une prothèse ou un fauteuil roulant, ça se perd, ça se casse, ça s’oublie ; une jambe, non (enfin, ça peut se casser, une jambe, mais précisément : dans ce cas, on devient handicapé-e, et ça n’est pas chouette).
Dans l’un de ses commentaires, Tremain, à propos des métaphores supposément validistes, écrit : « I think it has something to do with the legacy of oppression of disabled people, the fact that they have been disenfranchised, and that they (we) have not had equal access to a range of resources and forms of knowledge-production. » Son propos, dogmatiquement constructiviste, repose sur l’idée que l’oppression des handicapé-e-s est venue se greffer à une situation de départ où l’égalité régnait. Il me semble beaucoup plus plausible de considérer que le handicap, la cécité en l’occurrence, constitue naturellement un désavantage, que dans aucun monde contrefactuel il n’aurait pu en être autrement, et que parler à propos de cela d’ « oppression » des handicapé-e-s par les valides est à peu près aussi pertinent que de parler d’ « oppression » des personnes qu’une maladie génétique incurable condamne à mourir à quinze ans. Dire que tout est toujours de la faute de la société, plutôt que de la nature ou du manque de chance, cela me paraît un préjugé aussi stérile que le préjugé exactement inverse.
À ce sujet, il y a un problème dans la façon de penser la domination et la X-phobie (bon, il n’y en a pas qu’un seul, mais en l’occurrence il y en a un qui m’intéresse particulièrement). Certaines X-phobies occupent une place tout à fait centrale dans les schémas mentaux des militant-e-s : le racisme, le sexisme, l’homophobie (dans cet ordre, certainement). Et la pensée des autres oppressions se fait à partir de modèles empruntés à ces trois-là (j’ai déjà signalé ici l’écueil qui consistait à prétendre envisager toutes les oppressions sur le même modèle). Or les trois oppressions centrales ont un point commun, que les autres oppressions n’ont pas toutes : elles visent des catégories dont il est absolument faux de prétendre qu’elles sont susceptibles de quelque jugement de valeur négatif que ce soit. L’égalité axiologique entre Noir-e-s et Blanc-he-s, hommes et femmes, homos et hétéros, me paraît absolue, et bien établie. Du coup, on peut dire que la X-phobie commence lorsqu’on conteste cette égalité axiologique. On peut dire qu’une définition acceptable de l’homophobie serait : « idée selon laquelle l’homosexualité est moins bien que l’hétérosexualité » (je laisse volontairement dans le flou le sens exact de moins bien). À partir de là, on pourrait naïvement croire que, par transposition du même modèle, le validisme commencerait dès lors que l’on dit que le handicap, c’est moins bien que le non-handicap. Or je crois que c’est vraiment se fourvoyer ; je crois que la notion de « handicap » contient analytiquement la notion de « problème », et qu’être aveugle c’est moins bien qu’être voyant-e, être sourd-e c’est moins bien qu’être entendant-e, être paralysé-e c’est moins bien que pouvoir marcher normalement sur ses deux jambes.
Donc vraiment, il n’y a aucun problème, selon moi, à associer, par une métaphore, du négatif à du négatif. En fait, c’est déjà trop dire que cette métaphore associe du négatif à du négatif. La vérité est qu’elle associe un manque à un manque. Manque sensoriel d’un côté (manque de vue), manque de savoir de l’autre côté (ignorance). Si certain-e-s sont rétif/ve-s à l’idée que le handicap soit une négativité au sens axiologique du terme, qu’ils/elles acceptent au moins l’idée que le handicap est une négativité au sens d’un manque, d’un retrait, d’un défaut (défaut au sens où on enlève quelque chose, comme dans un arrondi par défaut). Or ce manque, cette négativité numérique, quantitative, n’est pas toujours une négativité axiologique : l’ignorance est parfois une très bonne chose, comme lorsqu’il s’agit de relire un article dont on ne connaît pas les auteur-e-s… (Shelley Tremain raisonne vraiment sur un cas très mal choisi !). Des commentateurs, d’ailleurs, soulèvent ce point : Mohan Matten ici, Matt là. Dans une expression comme « La justice est aveugle », la cécité est comparée à l’ignorance, sous l’aspect du manque, mais pas du tout sous l’aspect de la négativité axiologique, bien au contraire. C’est une bonne chose que la justice soit aveugle. La cécité métaphorique est donc parfois une bonne chose. C’est Tremain qui passe trop vite de l’idée de négativité quantitative à l’idée de négativité axiologique. Si j’étais perfide et sournois, j’essayerais de suggérer que cela prouve son validisme inconscient. – Mais ce n’est pas mon genre.
On pourrait aussi se demander pourquoi la cécité est liée métaphoriquement à l’ignorance, plutôt qu’à une autre caractéristique négative (axiologiquement négative, ou même simplement, donc, quantitativement négative). Pour ceux et celles qui veulent prouver que ce genre de métaphores est validiste, la question n’a au fond pas grand intérêt : l’essentiel est que la cécité soit associée à quelque chose de négatif, peu importe à quoi, cela suffit à leur raisonnement. Mais on peut quand même se poser la question, ne serait-ce que par curiosité. Et en mettant le doigt dans ce problème, on va vite se retrouver happé-e-s par des considérations vertigineuses. Ici encore, je m’appuie sur d’excellents commentaires publiés à la suite de billet de Tremain ; notamment celui-ci.
Ce commentaire de Gary Williams établit le caractère très général de la métaphore VOIR-SAVOIR dans les langues indo-européennes, à partir d’un livre d’un certain James Geary. Ce commentaire-là tend à asseoir cette récurrence sur un trait anthropologique fondamental, à savoir que la vue est le sens dominant de l’espèce humaine (et des primates en général). Du coup, on est gêné-e par le fait que Williams limite sa démonstration aux langues indo-européennes. Mais peut-être une étude semblable sur d’autres langues apporterait les mêmes résultats ? En tout cas, il est certain que cette métaphore imprègne nos langues indo-européennes actuelles, comme l’anglais et le français. Dans son inventaire, Williams ne se limite pas aux cas où la cécité est utilisée comme un analogue de l’ignorance, mais aussi, donc, aux cas où la vue est utilisée comme un analogue du savoir (ou de la compréhension), ce qui est absolument logique (Mais Rachel McCarthy James, dans un billet déjà mentionné, et sous couvert de pragmatisme, n’étend pas sa critique des usages métaphoriques de blind aux usages métaphoriques de to see. J’y vois l’aveu que les fondements de sa critique ne sont guère solides). Williams, donc, mentionne, de son propre chef ou en empruntant les exemples de Geary, des expressions comme Je vois ce que tu veux dire, Je suis dans le noir (« I am in the dark », mais je ne crois pas que ça se dise vraiment en français), Ton argument est transparent ( ? même doute), L’explication est claire comme de l’eau de roche, Cela jette une nouvelle lumière sur le problème, etc. Rajoutons aussi qu’un texte peut être obscur ou lumineux… L’étymologie est encore plus catégorique : Geary rappelle, entre autres, que le mot idée vient d’un mot grec qui veut dire « voir », de même que le mot intuition vient d’un mot latin qui veut dire la même chose ; les mots wise et wisdom (« sage » et « sagesse ») viennent également d’une racine qui signifie « voir » – serait-ce aussi le cas de l’allemand wissen ? Pensons aussi aux mots clairvoyance, réfléchir (Geary évoque le cas de spéculer), évidence, prévoir… La liste est probablement encore longue.
Elle est encore plus longue si l’on ne se limite pas aux métaphores « aveuglophobes » mais qu’on inclut toutes les métaphores validistes. Rester sourd-e à quelque chose, faire la sourde oreille, ne pas tomber dans l’oreille d’un sourd est validiste, mais aussi, inversement, le verbe entendre utilisé dans le sens de « comprendre » (« J’entends bien ») (à propos, dans le sens de « comprendre » : pas de saisir non plus, car il y a des gens qui n’ont pas de main). Si l’on pousse le flicage verbal jusqu’à fouiller l’étymologie des mots, on doit aussi condamner savoir, qui vient du latin sapere, dont le premier sens est « goûter » (c’est évidemment offensant pour les gens qui n’ont pas le sens du goût). Avoir du flair est naturellement à bannir. Pour éviter d’opprimer les personnes paralysées, on évitera de recourir à l’expression ça marche dans le sens de : « O.K., on fait comme ça »[2], mais aussi dans le sens de « ça fonctionne ». Un stylo ne marche pas – ne marche plus : il fonctionne. On n’aura plus le droit, non plus, d’être « paralysé » par la peur, ou par l’enjeu, ou que sais-je (ça sous-entend, ou ça a l’air de sous-entendre, ou ça pourrait bien sous-entendre, que les personnes paralysées sont des trouillard-e-s ou des velléitaires). Pas question, naturellement, de « prendre son pied », d’avoir « l’estomac dans les talons », de « diriger un pays d’une main de fer », de « pointer quelque chose du doigt » – par égard pour les amputé-e-s. Un argument ne saurait être « boiteux ». La liste, là encore, semble longue. Je projette d’ailleurs, dans un prochain billet [Edit 17/08/2014 : voilà, c’est fait], de reprendre un de mes articles (pas celui-là, parce qu’il y aurait un biais, mais le précédent, par exemple) et de relever toutes les métaphores validistes qu’il contient.
Empiriquement, je ne vois vraiment pas comment on pourrait sans dommage se priver d’un si grand nombre d’images utiles. Théoriquement, je crains qu’on ne puisse sortir du problème suivant : les êtres humains ont tendance à rapporter l’abstrait à du concret (je suppose que c’est un fait anthropologique, pour le coup) ; or l’expérience du corps constitue la première expérience concrète de tous les individus (elle est universelle, elle est immédiate, elle est largement antésociale…) : donc les êtres humains ont inévitablement tendance à utiliser des métaphores corporelles ; donc une grande partie de nos métaphores sont excluantes pour toutes celles et tous ceux dont le corps présente des dysfonctionnements par rapport à la norme majoritaire. Comme je l’ai dit plus haut, je crois que ce n’est pas grave, parce qu’il y a de bonnes raisons d’associer le handicap à la négativité ; j’ajouterais à présent que c’est, en plus, inévitable. À moins que l’on ne veuille plus produire que du langage sec, précis, rigoureux, sans aucune espèce de métaphore – mais ce n’est pas ce que l’on souhaite, n’est-ce pas ? La sérénité des handicapé-e-s ne justifie peut-être pas la fin de toute littérature.
(Et quand je dis « la sérénité des handicapé-e-s », en fait, c’est très excessif : de même que l’usage du mot bad est incroyablement violent pour les linguistes LGBT, de même l’usage de métaphores validistes semble surtout très offensant aux enseignant-e-s et chercheur/euse-s en disability studies, handicapé-e-s ou non d’ailleurs. D’ailleurs, Shelley Tremain le reconnaît elle-même. Du coup, on a envie de se demander quel est l’intérêt d’une réforme si contraignante du langage, alors que celle-ci ne modifie pas le bien-être immédiat des personnes concernées ? La seule réponse possible repose sur l’idée que le langage informe insidieusement nos représentations, et qu’à long terme, mais alors vraiment à très long terme, les handicapé-e-s seront mieux loti-e-s du fait qu’on arrête de prendre leurs handicaps pour des handicaps pour des manques pour des trucs négatifs. C’est aussi l’argument de Rachel Cohen-Rottenberg, par exemple[3]. Mais alors se pose quand même sérieusement la question de la validité morale d’une contrainte si forte, si pénible à respecter, en vue d’un objectif non seulement incertain et lointain, mais surtout susceptible d’être atteint ou du moins approché par une quantité d’autres moyens plus efficaces et moins coûteux, de type éducatif par exemple, ou bien en renforçant la visibilité sociale des handicapé-e-s, etc., enfin je ne sais pas, je ne suis pas là pour proposer un programme).
(En tout cas, vous l’aurez compris : cet article de Tremain, et les autres, ne me feront pas changer d’un pouce d’un iota non, non, d’un pouce, mes pratiques langagières en la matière).
[1] D’après Wikipedia, le mot capacitisme existe également, mais pour ma part je ne l’ai jamais entendu. Dans cet article, je traduirai systématiquement ableist (formé sur l’adjectif able, « valide », par opposition à disabled, « handicapé-e ») par validiste.
[2] Je me demande, du coup, si cela pourrait être considéré comme un acte militant de dire plutôt ça roule ? (pardon, je persifle…).
[3] A contrario, Kali, du blog Brillant Mind Broken Body, semble plutôt critiquer les « métaphores validistes » en tant qu’elles le/la troublent, l’offensent, lui suggèrent des ressentis désagréables. Mais je crains qu’on ne soit un peu dans le cas de figure du linguiste LGBT offensé par le mot bad : il faut un tel degré de savoir, de réflexion et de rationalisation pour pouvoir être offensé-e par de telles métaphores, que leur dénonciation comme étant violentes devient performative et auto-vérificatrice. En gros : à force de se convaincre, (mauvais) arguments linguistiques à l’appui, que telle expression est violente, on finit par en être réellement offensé-e et blessé-e (cet article intéressant évoque cette question). Mais face à ce cas de figure, je ne pense pas que la réforme du langage soit la seule, ni la meilleure, solution.