Grèce

Réflexions sur les principes

L’état d’urgence qui sévit actuellement en France, et qui implique de l’aveu même de ses supporteur/trice-s de remettre en cause un certain nombre de principes de l’état de droit (on se souvient même que le sinistre Cazeneuve avait envoyé un courrier à la Cour européenne des droits de l’homme, pour expliquer que la France allait temporairement arrêter de respecter les droits de l’homme), pose la question du statut politique et philosophiques des principes. Qu’est-ce qui justifie qu’un principe puisse, dans certaines circonstances, ne pas être appliqué, alors qu’habituellement la seule invocation d’un principe (pour autant que tout le monde s’accorde à reconnaître sa validité) peut constituer un argument sans appel ? Je ne vais pas répondre à cette délicate question dans ce billet, mais je voudrais tout de même formuler deux réflexions sur le sujet.

1.

Beaucoup de gens justifient le recours à l’état d’urgence par la situation particulière post-13 novembre. En gros, le principe selon lequel on ne perquisitionne pas chez les gens sans l’autorisation d’un-e juge, ou selon lequel on n’assigne pas des gens à résidence sans décision d’un-e juge, serait manifestement rendu caduc par le caractère exceptionnel de la période que l’on traverse. Or c’est une erreur de s’étonner qu’un principe soit inadapté à une situation. En fait on pourrait presque dire que c’est le propre d’un principe d’être inadapté aux situations où on l’applique. Si l’intuition, le bon sens, la spontanéité suffisaient, si la conduite à tenir dans une situation donnée nous apparaissait toujours de manière claire et distincte, alors il n’y aurait évidemment pas besoin de principes. On se contenterait d’agir comme on le sent. Si on a pris la peine de formuler, et d’appliquer, des principes, c’est précisément parce qu’on reconnaît la valeur de règles d’action qui puissent devoir être appliquées quand bien même, localement, leur application nous choque ou nous déplaît. On peut justifier cela de différentes manières – si on est rule-consequentialist, par exemple, on dira que le monde est globalement meilleur si on s’efforce de respecter des principes, même si localement l’application d’un principe peut avoir des conséquences néfastes (pour une justification rule-consequentialist de la règle « On ne torture pas », voir ici). Si on est déontologiste, on reconnaîtra sans doute au principe une valeur en soi. En tout cas, il est normal qu’il y ait des cas où les principes semblent contredire ce que la situation semble dire. C’est leur fonction.

Par conséquent, argumenter en faveur de la suspension des principes sous prétexte que la situation exceptionnelle l’exige, c’est faire un contresens sur ce qu’est un principe.

2.

Une autre question est celle de la concurrence de deux principes entre eux. Ainsi, pour justifier l’état d’urgence et donc une restriction au principe de protection des libertés fondamentales, certain-e-s (le gouvernement par exemple) invoquent un autre principe, qui serait la sécurité, et qui justifierait que l’on écorne, dans une certaine mesure, le premier principe. Le problème d’une telle rhétorique, c’est que si l’on se contente de mettre face à face deux principes et de dire qu’il faut arbitrer entre les deux, de quelle boussole dispose-t-on pour savoir quel doit être le contenu précis de cet arbitrage ? Pourquoi faire primer tel principe sur tel autre jusqu’à tel point, et jusqu’à tel point seulement ? On a toutes les chances de se retrouver alors dans l’arbitraire le plus total.

Cette rhétorique m’agace un peu, et les socialistes français ne sont pas les seul-e-s à l’utiliser. Au moment de la crise grecque au printemps dernier, Varoufakis expliquait qu’il y avait deux principes en concurrence : la continuité de l’État et des engagements qu’il a pris (invoqués par les créanciers de la Grèce), et la démocratie (puisque les Grec-que-s avaient voté pour Syriza, c’est-à-dire, à l’époque, contre l’austérité). Varoufakis disait : quand il y a un conflit de principes, alors il faut négocier. Mais alors on négocie pour arriver où ? Quel serait le point exact où les deux principes en conflit seraient également respectés ? À chaque étape de la négociation les deux camps pourront invoquer leur principe, en s’indignant que celui-ci ne soit pas assez pris en compte par le camp d’en face : et comment auraient-ils tort ? De fait, leur principe sera toujours un peu bafoué par le camp d’en face.

Pour en revenir à l’état d’urgence, il ne me satisfait donc pas du tout qu’on me dise qu’il faut mettre un peu d’eau dans le vin de mes principes pour garantir un autre principe qui serait la sécurité. Parce que je ne sais pas combien d’eau il faut mettre, et avec cet argument on pourra toujours exiger de mettre toujours un peu plus d’eau dans le vin. Il y avait déjà des dispositions restreignant au nom de la sécurité certaines libertés fondamentales avant le 13 novembre… L’apologie du terrorisme, par exemple, était déjà un délit, ce qui me paraissait et me paraît toujours un scandale, et une atteinte grave à la liberté d’expression. Donc il y avait déjà, de fait, une situation de compromis entre deux principes qui étaient la défense des libertés fondamentales et l’exigence, légitime, de sécurité. Pourquoi ce compromis-là est-il devenu caduc après le 13 novembre ? Au nom de quoi ?

Il y a quelque chose d’effrayant dans cette rhétorique, c’est qu’elle court-circuite complètement le débat. Dire qu’il faut faire un compromis entre deux principes et que le « bon » compromis se situe ici, plutôt que là, est nécessairement arbitraire, improuvable, infalsifiable. Il n’y a rien à répondre à cela, en tout cas pas sur le même terrain, car toute proposition d’un autre compromis se heurterait au même type d’objections. Elle n’est (comme souvent en politique, dira-t-on…) qu’un habillage rhétorique rétrospectif à un état de fait que seul un rapport de force a permis d’instaurer. Le gouvernement peut aller aussi loin qu’il le veut dans le piétinement des libertés fondamentales et des droits de l’homme, il pourra toujours invoquer le nécessaire compromis entre liberté et sécurité. Et à chaque fois qu’un-e libéral-e protestera en faveur de la liberté, le gouvernement pourra dire : « mais il faut trouver un compromis qui fasse aussi entendre l’exigence de sécurité ». Inversement, à chaque fois qu’un-e sécuritaire protestera qu’il faut aller encore plus loin, le gouvernement pourra dire qu’il faut aussi respecter les libertés fondamentales, après tout, c’est une question de principe.

Je n’ai pas de solution précise à apporter, mais je pense qu’il est tout de même utile de souligner les failles de cette rhétorique du compromis. Pour esquisser, tout de même, une proposition, il me semble qu’il faudrait peut-être sortir d’une conception purement quantitative des principes (et d’une gestion des principes à base de dosage, de dilution à tant de pourcent de l’un dans l’autre…) pour aller vers une conception qualitative. Il faudrait au moins qu’il y ait des critères qualitatifs qui soient invoqués pour justifier de se passer de tel ou tel principe – et, pour éviter l’arbitraire, l’improvisation et les lois ad hoc, qu’on définisse clairement ces critères qualitatifs avant que la situation ne se pose. Par exemple, dire que le droit à un procès équitable peut être suspendu en cas d’invasion armée de la France me paraît, toutes choses égales par ailleurs, moins grave que de dire que le droit à un procès équitable peut être suspendu en cas de danger grave pour la nation, ou en cas de menace sérieuse pesant sur la sûreté nationale, etc. (Que signifient « sérieuse » ou « grave » ? En quelle unité du système international de mesures évalue-t-on la gravité ou le sérieux d’une menace ou d’un danger ?) L’exigence d’une détermination qualitative plutôt que quantitative des seuils n’est en fait qu’un cas particulier de l’exigence de précision quant aux règles appliquées.

Une autre piste serait, simplement, de reconnaître une hiérarchie entre les principes. C’est déjà ce que fait le Conseil de l’Europe : dans la liste des droits de l’homme qu’énonce la Convention européenne des droits de l’homme, certains peuvent être suspendus par le bon vouloir de Bernard Cazeneuve et par la magie de l’article 12, mais pas tous : l’interdiction de la torture, par exemple, est absolue. Le principe de l’interdiction de la torture est donc au-dessus de toutes les contingences de l’événement. On pourrait décider que l’on raisonne de la même manière pour des principes comme la nécessité d’une décision judiciaire pour les mesures restrictives de liberté, ou pour le droit à un procès équitable, et considérer que le principe de protection de la sécurité publique ne peut être invoqué que dans la mesure où des principes plus élevés ne sont pas enfreints. Il y a un parallèle un peu geek qui me vient en tête, mais les trois lois de la robotique chez Asimov constituent trois principes hiérarchisés : le principe 3 ne s’applique qu’autant que le principe 2 n’est pas enfreint, et le principe 2 qu’autant que le principe 1 n’est pas enfreint.

Inspirons-nous, peut-être, d’Asimov.

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Paralogisme militant

  1. Pour atteindre le but X, la stratégie A est impossible.
  2. Donc, la stratégie B est nécessaire.
  3. Donc, la stratégie B est possible.

Mais je n’ai jamais lu nulle part dans le ciel que tout problème dût avoir une solution…

*

On me rétorque que si la stratégie B n’est jamais essayée, on ne peut pas savoir si elle marche ou pas, tandis que la stratégie A peut avoir fait la preuve de son inefficacité.

C’est exact : c’est une erreur de conclure (3) de (2), mais c’en est une aussi de conclure de mon raisonnement que la stratégie B est nécessairement impossible. Le fait que (3) ne découle pas de (2) n’implique pas que (3) soit faux.

Mais je pense, en fait, à deux applications possibles :

  1. X = Socialisme, A = Réforme, B = Révolution ;
  2. X = fin de l’austérité en Grèce, A = négociation avec les créanciers, B = Grexit (sortie de la Grèce de l’euro).

Dans le cas 1, je trouve que l’argument consistant à dire : « on a déjà essayé, ça ne marche pas » fonctionne aussi bien pour la stratégie A que pour le stratégie B. Aucun pays, par aucune stratégie, n’a jamais réussi à atteindre le socialisme. Or les partisans de la stratégie B ont tendance à ne considérer que ce qui va dans le sens d’une invalidation de A : l’échec historique du réformisme. Pourtant la révolution n’a pas tellement mieux marché : la seule qui ait jamais accouché d’un régime à la fois post-capitaliste et à peu près démocratique, la russe, a succombé au bout de quelques années pour se muer en monstrueuse dictature bureaucratique. Cela ne veut pas forcément dire que ni A ni B n’est possible : de toute façon, les « preuves » tirées de l’expérience historique sont des preuves faibles, on peut imaginer des circonstances où A marcherait, et d’autres où B marcherait. Mais les révolutionnaires devraient être un peu humbles.

Dans le cas 2, la question (délicate) est de savoir s’il est possible d’invalider B par avance, en recourant à des arguments économiques prospectifs. Certains le font (les économistes proches de Tsipras par exemple : Stathakis, Dragassakis, Tsakalotos…) ; je ne sais pas s’ils ont raison ou tort, mais enfin, en théorie, il n’est pas forcément nécessaire d’avoir essayé B pour savoir que ça ne marchera pas. L’idée que des économistes puissent prévoir les conséquences d’une politique donnée ne me paraît pas spécialement saugrenue. En prétendant qu’on ne sait pas si un Grexit marcherait ou non, les opposant-e-s de gauche à Tsipras pourraient bien être en train de prendre pour un possible prédicatif* (« Il est possible de réussir un Grexit, on ne peut pas savoir ») ce qui n’est en fait qu’un possible modal tenant à l’ignorance ou à l’erreur dans laquelle ils/elles se trouvent.

Le droit à l’autodétermination

1.

Il y a en Catalogne un fort mouvement indépendantiste, qui se développe rapidement depuis quelques années. Les institutions politiques catalanes avaient voulu organiser un référendum d’indépendance à l’automne dernier, dont les autorités espagnoles avaient contesté la légalité. Les partis indépendantistes (sauf l’extrême gauche) comptent se présente ensemble aux élections du 27 septembre prochain, et déclarer unilatéralement l’indépendance en cas de majorité absolue.

Parmi les organisations politiques situées à gauche de la social-démocratie, il y en a qui sont pour l’indépendance, d’autres non. Mais même parmi celles qui ne sont pas pour l’indépendance (c’est le cas de Podem, l’équivalent catalan de Podemos), le « droit à l’autodétermination » est une revendication qui va de soi. Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a déclaré [es] qu’il était personnellement contre l’indépendance de la Catalogne, mais favorable au droit à l’autodétermination : il est pour que les Catalan-e-s puissent se prononcer par référendum sur leur avenir institutionnel, mais, le cas échéant, en faisant campagne pour que (ou simplement en souhaitant que) l’option indépendantiste soit écartée.

Et la revendication du droit à l’autodétermination paraît tellement pleine de bon sens démocratique (les gens ont le droit de choisir, les peuples ont le droit d’être maîtres de leur destin, etc.) qu’elle semble largement aller de soi, et que s’y opposer relève de la malignité ou d’un cynisme absolu.

2.

Cependant, on n’est pas obligé-e de considérer qu’en politique, la démocratie soit toujours la valeur suprême. Parmi les choses qui me plaisent le plus dans le libéralisme, c’est la notion d’État de droit : même le souverain, c’est-à-dire le peuple, doit respecter des lois qui s’imposent à lui – et qui prennent notamment la forme d’une constitution. Naturellement, dans un régime démocratique, la constitution est elle-même issue du peuple : au mieux, elle est élaborée à l’issue d’un processus constituant lui-même démocratique ; au pire, elle est simplement approuvée par référendum après qu’un comité d’experts l’a élaborée (cas de la constitution de la Cinquième République, en France). Mais une fois votée, la Constitution ne peut pas être amendée facilement (il faut souvent, et c’est bien le cas en France et en Espagne, une majorité qualifiée au Parlement) ; elle constitue une expression cristallisée de la volonté du peuple ; à ce titre, elle est parfaitement susceptible d’entrer en conflit avec l’expression spontanée de la volonté populaire.

Il y a eu des régimes démocratiques sans constitution : la Troisième République, en France. Et ça n’a d’ailleurs pas si bien fini que cela[1]. Mais on pourrait se dire qu’après tout, pour un régime qui se veut démocratique, ne pas avoir de constitution est plutôt logique : le peuple, ou le parlement qui le représente, décide ce qu’il veut, quand il veut. Cependant, on voit aussi assez bien quelles peuvent être les raisons de vouloir faire primer une loi générale et abstraite sur une loi spécifique, de faire primer le principe sur le particulier. Il me semble qu’elles sont de deux ordres :

  • tout d’abord, il y a des raisons empruntées à l’argumentaire démocratique. La constitution d’un État a souvent été choisie de manière plus démocratique que les lois courantes : en général, elle a au moins été approuvée par référendum ; dans certains cas, elle a été élaborée par une assemblée constituante élue spécialement à cette fin[2] ;
  • ensuite, il y a des raisons empruntées à l’argumentaire libéral. Notons que mêmes les individus qui se conduisent mal, ou qui laissent libre cours à leurs passions mauvaises, sont généreux en principe : à l’heure d’énoncer leurs propres valeurs, peu d’individus se jugeront eux-mêmes mesquins, racistes, égoïstes, bien qu’ils le soient peut-être en réalité. Il s’agit de prendre au sérieux les valeurs énoncées par ces individus : si ceux-ci y adhèrent au moins théoriquement, cela vaut reconnaissance implicite de leur validité et de leur force normative, et cela nous autorise donc à juger leurs comportements ultérieurs à l’aune de ces propres valeurs. C’est un peu la même chose dans un corps politique : il faut prendre le peuple au sérieux au moment où il est le meilleur, c’est-à-dire au moment où il s’élève au-dessus de la contingence pour édicter ses valeurs générales au nom desquelles il accepte d’être jugé et éventuellement contraint. Cela s’appelle une constitution.

Un exemple évident d’utilité des constitutions, c’est lorsque celles-ci, au nom de valeurs extrêmement générales et consensuelles (le droit à ne pas être discriminé-e, le droit à un respect égal pour tou-te-s, l’égalité de tou-te-s devant la loi…), protège les droits des minorités, qui ont toujours besoin de l’être dans des régimes explicitement fondés sur la puissance de la majorité (coucou Tocqueville). Un exemple récent est fourni par l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis [en], obligeant chaque État à célébrer les mariages entre personnes de même sexe. Il est évident que ceux qui ont le premier énoncé le principe d’« égalité devant la loi » au nom duquel cette décision a été prise auraient été bien étonnés, et sans doute même un peu horrifiés, s’ils avaient su qu’elle servirait à légaliser le mariage homosexuel dans tous les États de l’Union. Mais les faits que les pères fondateurs n’aient pas prévu les conséquences des principes qu’ils édictaient, et qu’ils se seraient retrouvés en désaccord avec certaines de ces conséquences, n’implique pas qu’ils étaient en désaccord avec leurs propres principes : cela révèle simplement que la conscience humaine est contradictoire, et qu’un individu, ou qu’un peuple, peut avoir raison ou tort contre lui-même. D’où le possible conflit Loi vs. Constitution.

Et d’où, aussi, mon désaccord théorique avec le courant « originaliste » [en], représenté notamment par deux juges conservateurs de la Cour suprême américaine (Clarence Thomas et Antonin Scalia), qui prétend donner à la Constitution le sens exact, et surtout le contenu exact, que les pères fondateurs y auraient mis. Par exemple, la Constitution américaine interdit les « punitions cruelles et inhabituelles » [en] ; les originalistes refusent d’utiliser cette disposition pour interdire la peine de mort, car il est évident que les pères fondateurs n’avaient pas la peine de mort en tête quand ils ont fixé dans le marbre ce principe. Une telle attitude revient à mon avis à manquer la nature de ce qu’est un principe. Mais la position originaliste a toutefois une force incontestable : elle respecte la séparation des pouvoirs, en privant le pouvoir judiciaire (la Cour suprême) de tout rôle législatif. Car si on refuse cette position, ce sont les juges qui doivent interpréter et, ce faisant, se substituer au législateur élu. Et leur interprétation est parfois contestable, voire arbitraire – je pense, là, à la décision du Conseil constitutionnel français qui avait jugé inconstitutionnelle parce que « confiscatoire » la proposition de François Hollande d’instaurer un impôt exceptionnel de 75% sur les plus hauts revenus. On a envie de lui dire : mais pourquoi donc ? Mais le constat d’une telle marge d’appréciation dans les décisions des conseiller-e-s ou des juges constitutionnel-le-s ne suffit pas à me faire renoncer à l’État de droit et au constitutionnalisme, ni à me faire adopter la position originaliste : il souligne simplement le caractère éminemment politique des décisions judiciaires, et plaide, par exemple, en faveur de l’élection des juges (y compris des juges constitutionnel-le-s).

3.

Cela étant dit, revenons-en à la Catalogne.

Le peuple catalan veut s’exprimer par référendum sur son droit à l’autodétermination. Le gouvernement espagnol lui oppose l’État de droit et la Constitution. Je ne connais pas exactement la constitution espagnole, mais je ne crois pas qu’il soit discutable que les arguments juridiques soient du côté du gouvernement espagnol : la constitution interdit la sécession, ou bien interdit la sécession unilatérale, ou bien interdit la convocation de référendum du type de celui que les institutions catalanes ont essayé de convoquer, etc. Peut-être serait-il opportun, d’un point de vue politique, et à condition que cela soit légalement possible, de laisser le peuple catalan faire ce qu’il veut ; mais le lui refuser ne constitue pas pour autant un scandale. La constitution qui interdit aux Catalan-e-s de faire ce qu’ils/elles veulent faire aujourd’hui a été démocratiquement approuvée par référendum [es], en 1978, à une très large majorité, et les Catalan-e-s eux/elles-mêmes l’ont largement approuvée [cat]. En 1978, les Catalan-e-s ont eux-mêmes décidé de limiter leurs propres droits démocratiques, et c’est sur cette base que l’Espagne démocratique a été refondée. On peut juger que la constitution espagnole est imparfaite, qu’elle ne prend pas assez en compte les aspirations de ses minorités nationales, qu’elle manque de souplesse, etc., mais elle existe, et il n’y a rien de choquant à ce que la constitution d’un État règle le modus vivendi des parties (régions, minorités, nationalités…) qui le composent. Et le fait même de décourager ou d’empêcher la sécession (jusqu’à révision constitutionnelle, car cette possibilité est toujours ouverte) peut obéir à des objectifs politiques parfaitement louables : assurer la cohésion de l’État-nation, prémunir les régions pauvres contre l’égoïsme fiscal des régions riches qui auraient la tentation de mettre fin à l’union de transfert, etc. Par conséquent, il n’y a rien d’intrinsèquement choquant dans la constitution espagnole, et de même qu’en philosophie je suis pour qu’on s’en tienne aux principes qu’on a fixés, en l’occurrence je pense que la constitution espagnole devrait être respectée.

Je n’ai rien contre le « droit à l’autodétermination », pas plus que je n’ai quoi que ce soit contre la démocratie. Mais je proteste contre une certaine rhétorique en vertu de laquelle le « droit à l’autodétermination » serait une revendication naturelle, de bon sens, évidente, allant de soi. Si une telle position pro-démocratique procède d’un anti-constitutionnalisme de principe, alors il faut le dire. Sinon, il s’agit d’une manière facile et paresseuse d’envisager les rapports entre démocratie et État de droit, et d’un refus de penser leur contradiction tendancielle.

4.

Le fait d’avoir posé ces principes n’implique pas, cependant, qu’ils doivent être appliqués aveuglément dans n’importe quelle circonstance. Je n’ai fait qu’indiquer quelques bonnes raisons de faire primer l’État de droit sur la démocratie ; il peut aussi y avoir des raisons qui jouent en sens inverse, et qui peuvent éventuellement l’emporter sur celles que j’ai exposées ci-dessus. Peu de temps après la victoire de Syriza en Grèce, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker avait déclaré qu’il ne pouvait pas y avoir de démocratie contre les traités européens. Ces déclarations ont provoqué un tollé. Mais elles ne devraient pas nous étonner outre mesure ; et, si l’on veut s’en indigner, encore faut-il concéder que la position de Juncker s’inscrit dans un cadre idéologique très cohérent, et en principe tout à fait respectable. Mais je ne suis pas prêt à défendre, au nom des traités européens, de l’État de droit, ou même éventuellement de la Constitution grecque, la mise en couple réglée de la Grèce, l’appauvrissement de sa population, la catastrophe sanitaire, l’explosion du taux de suicide, etc. Je n’ai pas de théorie à proposer pour dire dans quel cas l’État de droit doit l’emporter sur la démocratie, et dans quel cas la démocratie doit l’emporter sur l’État de droit. Mais je vois très bien quel genre de raisons pourrait me faire approuver une politique du gouvernement grec qui consisterait à sortir, même illégalement, des traités européens (et de l’union monétaire, par exemple). Ces raisons tiennent au sort infâme qui est fait à la population grecque, et qu’aucune « bonne raison » ne me semble pouvoir me faire accepter. Tout ce que je peux dire, c’est que la Catalogne n’en est pas là. Bien sûr, la Catalogne souffre de l’austérité – le reste de l’Espagne aussi. Mais on n’a aucun motif de croire que l’indépendance de la Catalogne pourrait significativement améliorer (ni dégrader, d’ailleurs) le niveau de vie de ses citoyen-ne-s. Les raisons matérielles qui pourraient faire pencher la balance dans le sens du respect de la démocratie plutôt que de celui de l’État de droit me semblent absentes ; c’est uniquement au nom de promesses et d’espoirs un peu vagues, et surtout du principe démocratique lui-même, que les Catalan-e-s réclament le droit à l’autodétermination. Ce n’est pas une raison pour le leur refuser, mais c’en est une pour ne pas considérer comme un scandale monstrueux de le leur refuser au nom d’une autre valeur.


[1] Je ne dis pas qu’une constitution aurait empêché que soient votés les pleins pouvoirs à Pétain, ce serait faire preuve d’un fétichisme juridique assez idiot, mais il n’empêche : la création de l’État français n’a enfreint aucune norme juridique pré-existante, si ce n’est la loi constitutionnelle disposant que la forme républicaine des institutions est intangible. Mais justement, comme le régime était fondé sur des lois constitutionnelles, et non sur une constitution en bonne et due forme, on n’avait pas pris la peine de créer un conseil constitutionnel ou une cour suprême…

[2] Ces raisons-là valent pour les constitutions adoptées démocratiquement ; elles ne valent pas pour les autres normes juridiques qui sont au-dessus des lois normales, et qui sont mêmes au-dessus des constitutions, comme les traités internationaux (qui sont rarement acceptés par référendum, et qui ne peuvent pas être modifiés unilatéralement par un des États contractants). Mais logiquement, pour un-e libéral-e, l’État de droit implique de respecter les traités internationaux.