élection présidentielle de 2017

Démocratie ou plébiscite ?

J’entendais l’autre jour à la télé le gilet jaune Pierre Vila expliquer que l’élection de Macron manquait de légitimité démocratique parce que le président avait été élu par « 18% des Français » (il arrivait à ce chiffre en multipliant le score au premier tour, 24%, par le taux de participation, 77%). Ce à quoi le journaliste a eu beau jeu de répondre que tout de même, Macron avait élu démocratiquement, selon les règles en vigueur (oui, tout à fait).

Alors bon, évidemment, il n’y a pas de définition ultime et objective de ce que c’est que la « légitimité démocratique », et on peut en débattre longtemps, mais il y a un argument qu’on omet souvent de mentionner, sans doute par manque de culture mathématique, en faveur de la légitimité démocratique du président Macron : celui-ci est le premier président français depuis bien longtemps à être le « vainqueur de Condorcet » de l’élection qui l’a vu élire, c’est-à-dire le candidat qui aurait battu n’importe lequel/laquelle des autres candidat-e-s au second tour (c’est du moins ce que suggéraient les sondages). (Tout suggère que les vainqueurs de Condorcet des élections précédentes étaient Bayrou en 2007 et 2012, et peut-être Jospin en 2002.) Dans un second tour contre Fillon, Macron aurait bénéficié d’un report de voix de gauche ; contre Mélenchon, il aurait bénéficié d’un report de voix de droite ; contre Le Pen, il a bénéficié d’un report de voix de partout (dont la mienne, de voix). Et comme légitimité démocratique, en fait, ce n’est pas rien : cela veut dire qu’au moment de son élection, à défaut d’être le candidat préféré des électeur/trice-s, Macron était au moins un candidat relativement peu haï (en tout cas il était toujours moins haï que son adversaire réel-le ou potentiel-le). Pour diriger un pays, ce n’est pas un si mauvais critère.

(Je précise que je parle là de la situation au moment de l’élection de Macron, sur la base de ce que disaient les sondages. Je ne me prononce pas sur la situation d’aujourd’hui ; je ne suis pas sûr que Macron serait encore le « vainqueur de Condorcet ». Mais c’est bien à l’élection de 2017 que Pierre Vila faisait référence, pas à la situation actuelle. Après, on peut estimer que les élections ne sont pas assez rapprochées dans le temps, mais c’est un autre débat.)

De façon générale, c’est curieux de reprocher à quelqu’un son manque de légitimité démocratique sous prétexte qu’il n’est le candidat préféré que d’une minorité de gens. Dans une démocratie saine, raisonnablement pluraliste, caractérisée par une grande diversité d’opinions, c’est plutôt normal qu’aucun-e candidat-e n’ait la majorité absolue au premier tour (et donc que le vainqueur soit minoritaire dans l’opinion). En vérité, les préférences qu’on peut avoir pour tel-le ou tel-le candidat-e sont toujours relatives, pas absolues. Savoir si Macron est « majoritaire » ou « minoritaire » n’a pas forcément grand sens : en 2017, il a d’abord été minoritaire (au premier tour) puis majoritaire (au second tour) ; c’est essentiellement la configuration du vote qui avait changé entre les deux tours, beaucoup plus que l’opinion des gens à son égard.

Il me semble en tout cas qu’il faut se méfier du réflexe plébiscitaire, beaucoup plus que démocratique, qui consiste à tenir pour une anomalie qu’un-e élu-e soit minoritaire, voire à considérer qu’il/elle devient illégitime à son poste dès lors qu’il y a plus de gens contre lui que pour lui (quoi que cela veuille dire ; et encore une fois, compte tenu du caractère relatif de nos préférences, le sens de telles expressions n’est pas clair). Or le référendum révocatoire, qui est un peu le Graal démocratique de la gauche radicale et de l’extrême gauche, me paraît relever tendanciellement de cette logique plébiscitaire : il suppose de dire « oui » ou « non » à un homme ou à une femme, plutôt que de choisir entre un éventail d’options. Précisément parce que mes préférences sont relatives, je serais bien embarrassé si j’avais à cocher une case dans un référendum révocatoire visant Macron : je pourrais être désireux qu’il parte, mais pas à condition de mettre n’importe qui d’autre à la place (et selon la conjoncture politique je pourrais souhaiter ou non qu’il y ait rapidement une nouvelle élection). Si les élu-e-s étaient, comme certain-e-s le réclament, « révocables à tout moment », on pourrait même avoir des situations bizarres où le vainqueur de Condorcet d’une élection serait régulièrement révoqué (parce qu’il y aurait une majorité de gens contre lui plutôt que pour lui) puis réélu (parce que, justement, c’est le vainqueur de Condorcet), ce qui reviendrait à consacrer quasi simultanément, à chaque fois, son illégitimité et sa légitimité démocratiques ‒ et cette situation, contrairement aux apparences, n’aurait mathématiquement et démocratiquement rien d’anormal.

Je reprends une suggestion qu’on m’a faite : peut-être faudrait-il, pour éviter cette dérive plébiscitaire, promouvoir un référendum révocatoire constructif – comme il y a, dans certains régimes parlementaires, des motions de censure constructives : on peut renverser un gouvernement seulement si on peut trouver une majorité de député-e-s pour soutenir un nouveau ou une nouvelle premier-e ministre (c’est comme ça que ça marche en Espagne). Ainsi il pourrait falloir, pour convoquer un référendum révocatoire, non seulement une certaine quantité de signatures, mais encore une certaine quantité de signatures sur un nom précis ; et le référendum, du coup, plutôt que d’un plébiscite, aurait l’air d’un second tour entre le tenant du titre et son outsider. Cela éviterait les révocations artificielles fondées sur une majorité composite et factice, tout en présentant l’avantage démocratique de respecter le caractère relatif de nos préférences électorales et de nous permettre de voter en connaissance de cause entre deux options connues à l’avance.

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Le vote a ses raisons…

Je reproduis tel quel un statut que j’ai posté sur Facebook, suite à une discussion avec une amie, ancienne militante du PG. Peu importe le contexte exact : il suffit de savoir qu’il était question de l’élection présidentielle, et que la discussion portait plus précisément sur le choix du/de la candidat-e pour qui voter. En admettant que Philippe Poutou échoue à obtenir ses parrainages d’élu-e-s, je n’exclus de voter pour aucun-e des trois ou quatre candidat-e-s de gauche, soit Nathalie Arthaud, Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon et Yannick Jadot. Mélenchon serait un choix assez naturel pour moi à beaucoup d’égards, mais je suis un peu « allergique » à certains éléments de son discours et de son programme. C’est après avoir parlé, justement, d’ « allergie » à son propos, que la discussion avec cette amie s’est enclenchée. Celle-ci estimait que cette approche, fondée sur le ressenti et non sur la raison, n’était pas appropriée à un choix électoral.

Voici ma réponse, que je copie-colle ici parce qu’elle me paraît receler un certain contenu philosophique, relatif au statut de la raison dans nos propres de décisions et à ce qu’est exactement l’identité politique de quelqu’un. L’essentiel pour moi, dans ce billet, n’est pas de comparer les programmes des candidat-e-s en lice, mais de clarifier la nature de mon hésitation et les moyens éventuels de la résoudre.

Bien entendu, puisque j’hésite entre plusieurs options électorales, il n’est pas exclu que j’adopte à nouveau la méthode du vote kantique (mot-valise volontaire) que j’avais déjà mise en pratique aux régionales de 2015, et exposée ici.

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Je voudrais répondre à un reproche qui m’a été fait hier, d’envisager de voter en fonction de mon ressenti affectif (en l’occurrence de mon « allergie » pour Mélenchon) plutôt que pour des raisons rationnelles. Le vote, paraît-il, doit « se baser sur le rationnel ». Je ne suis évidemment pas tout à fait en désaccord avec l’idée qu’il y a quelque chose de rationnel dans le vote, mais je dois quand même soulever le point suivant : la « raison », ça ne permet de tirer des conclusions qu’à partir de prémisses stables. Si on n’a pas de point de départ, on ne peut appliquer la raison à rien.

Or je n’ai pas de prémisses stables. J’ai en fait assez peu de certitudes sur ce que je crois et sur ce que je veux politiquement – et cela ne vient pas du fait que je n’ai pas assez réfléchi à la question, mais plutôt du fait que j’y ai beaucoup réfléchi. Alors dans ces conditions, la raison, voyons ce que ça donne.

Je peux estimer que la priorité des priorités, comme certaines personnes me l’ont dit, c’est l’urgence sociale et climatique ; qu’il est urgent de renverser la table ; que le PS est un parti détestable qu’il faut détruire absolument ; que dans ces conditions il faut essayer de faire progresser, voire gagner, les courants politiques situés à sa gauche et indépendants de lui. Donc il faut voter Mélenchon – c’est rationnel.

Mais je peux aussi réactiver mon logiciel marxiste-révolutionnaire et estimer que Mélenchon et Hamon sont deux politiciens bourgeois, réformistes dans le meilleur des cas, sociaux-traîtres dans le pire ; que leur rôle historique inconscient est de diffuser des illusions dans les masses populaires ; que leur posture d’acceptation du capitalisme est un leurre dangereux et meurtrier ; et que par conséquent il faut voter à l’extrême-gauche, c’est-à-dire Arthaud si Poutou n’est pas candidat. C’est rationnel.

Mais je peux aussi très bien estimer que la catastrophe de ces dernières années, c’est que le PS est allé plus loin qu’on aurait pu l’imaginer dans la surenchère autoritaire et liberticide avec la droite ; qu’il est urgent pour la santé démocratique de ce pays de l’aider, au moins pour le moment, à retrouver un centre-gauche normal sous la forme d’un PS raisonnablement gauchisé ; que le libéralisme culturel et philosophique est très mal en point à gauche et qu’un succès du républicanisme mélenchonien, ambigu sur l’islamophobie, sur l’état d’urgence, sur l’immigration, et très clair au contraire sur le service civique obligatoire, pourrait bien l’enterrer encore plus ; que d’ailleurs on sait toujours ce qu’on perd et jamais ce qu’on gagne, que la crise c’est dangereux, et qu’il vaut peut-être mieux au fond un réformisme prudent et timoré que les vitupérations anti-système d’un chef de secte stalino-lambertiste ; bref, qu’il faut voter Hamon. C’est parfaitement rationnel aussi.

Le problème, donc, c’est que la raison ne permet pas de trancher. Ma conscience lucide est partagée, en des proportions qui m’échappent, entre les différentes postures présentées ci-dessus ; aucune n’est probablement plus vraie que l’autre, plus profonde, plus authentique. Si je voulais voter rationnellement, au sens où mon interlocutrice semblait l’entendre, je serais obligé de me fixer sur l’une des positions en question, forcément insatisfaisante puisque partielle, et d’en tirer abstraitement des conséquences mécaniques, de répéter une doxa sans y croire vraiment, et de me leurrer moi-même sur la nature de mon choix final, sans avoir jamais la certitude que celui-ci soit le bon, ni même qu’il soit vraiment sincère. En vérité, je crois que ce rationalisme électoral suppose un bien trop grand optimisme quant à notre propre transparence à nous-même.

Qu’est-ce qu’il me reste à faire, dans ces conditions ? Me fier à mon instinct, c’est-à-dire, non pas congédier complètement la raison – elle continue à intervenir à plusieurs moments du processus – mais relativiser son rôle, et admettre que tout ne se joue pas là. En acceptant la dimension affective du vote, donc, je me donne les moyens de trancher, un peu à l’aveugle c’est vrai, entre les différentes tendances spontanées de mon être politique. Et je me donne donc les moyens d’asseoir ce qu’il y a, finalement, de réfléchi et de rationnel dans mon choix, sinon sur un fondement juste (qui le sait ?), du moins sur un fondement qui me semblera plus facile à assumer, à défendre, à justifier, que les autres. À justifier, oui. Car je fais le pari, peut-être optimiste en effet, mais pas plus déraisonnable que le rationalisme exclusif qu’on m’oppose, que les idées intuitives que je ne fais pour l’instant que percevoir, je pourrais, le cas échéant, et en creusant un peu, parvenir à leur donner une base théorique plus solide. J’ai fait cela, jadis, pour la révolution. Je n’exclus pas de pouvoir le faire, à présent, pour le réformisme, le libéralisme, ou même certaines espèces de conservatisme.

La condition, pour pouvoir faire cela, c’est que mes affects politiques qui me poussent vers l’un ou me détournent de l’autre ne dépendent pas de choses futiles, comme son talent oratoire ou sa prestance. Mais il me semble, en ce qui me concerne, que cette condition est remplie. Les reproches que je formule contre Arthaud, Mélenchon ou Hamon sont tous de nature politique – étant entendu que l’individualisme de la démarche mélenchonienne est un fait politique. On peut me reprocher, éventuellement, de m’accrocher irrationnellement à des détails, et typiquement, dans le cas de Mélenchon, de me braquer absurdement sur tel point particulier de son programme, comme le service civique obligatoire, voire le vote obligatoire. Mais à la lumière de ce que j’ai écrit plus haut, cela s’éclaire. Il s’agit simplement là de points nodaux, accessoires peut-être dans l’économie du projet global, mais que j’ai identifiés comme significatifs, révélateurs, d’une mentalité (profondément anti-libérale en l’occurrence) sur laquelle j’ai un avis politique réfléchi. Il ne s’agit pas d’une obsession pathologique de ma part, mais d’une fixation, sur un point particulièrement emblématique, d’un sentiment général qui trouve mieux à se dire dans le particulier que dans le général.

Il va de soi, aussi, que je ne prétends convaincre personne par cette attitude. Je laisse cela aux militant-e-s, et je ne le suis plus. Mon mur Facebook n’est pas d’abord un espace de propagande. Il est avant tout un lieu où je parle de moi et de mes états d’âme ; où j’ébauche, à l’occasion, une auto-analyse politique. Pour convaincre, bien sûr, il faut mettre en avant la raison (même s’il n’est pas vrai du tout, cher-e-s camarades, que vous n’utilisez que cela), et se servir d’arguments bien pesés et bien sentis. Simplement, ce n’est pas mon registre.

Pour conclure en un mot, je dirais simplement qu’il ne faut pas voir l’affect comme un pur et simple court-circuit de la raison. Dans mon cas, et sur ce sujet précis, il est probablement aussi, voire surtout, un court-circuit des courts-circuits de la raison – ce qui, n’est-ce pas, est beaucoup plus abyssal et beaucoup plus intéressant.