crise sanitaire

Brèves remarques sur « Le Coup d’État d’urgence » d’Arié Alimi

J’ai lu l’essai d’Arié Alimi, Le Coup d’État d’urgence : surveillance, répression et libertés, qui vient de paraître au Seuil.

Je suis d’accord avec l’essentiel des analyses. Le principal intérêt du livre, c’est de replacer la réponse politique à la crise sanitaire dans un temps long, en montrant comment les différentes mesures prises (confinement, couvre-feu, application de traçage, répression policière, démantèlement des contre-pouvoirs…) sont cohérentes avec des évolutions entamées il y a bien longtemps, et qui avaient déjà connu un coup d’accélérateur en 2015, avec l’état d’urgence anti-terroriste. Pour moi, ce genre d’analyses bat en brèche certains discours selon lesquels il faut consentir à des restrictions « temporaires » à nos libertés : ces restrictions, en fait, on toutes les chances de ne pas être temporaires du tout, mais de s’inscrire dans la durée. Dès lors, la question n’est pas de savoir si, disons, il est légitime de se confiner quelques mois pour sauver quelques dizaines de milliers de vie, mais si, pour sauver quelques dizaines de milliers de vie, il est légitime d’accepter une érosion accélérée de l’État de droit, la mise en place durable d’une société de contrôle et de surveillance, le renforcement de l’État policier, et, plus généralement, le fait que nos libertés fondamentales perdent désormais leur caractère d’évidence, et ne soient plus que des autorisations octroyées par le pouvoir… sous réserve que la situation le permette. En prenant un peu de champ, en prenant un peu de recul – et Arié Alimi nous y aide – il me paraît difficile d’accepter cette idée, fût-ce au nom de l’urgence sanitaire.

Le seul chapitre qui me pose un peu problème, c’est le dernier, sur « La plainte pénale comme contre-pouvoir » (tiré d’un article publié par l’auteur pendant le premier confinement). Arié Alimi y défend l’idée que dans une situation (celle du premier confinement) où tous les contre-pouvoirs démocratiques habituels étaient suspendus ou rendus plus difficiles à exercer (droit de réunion, droit de manifestation, droit de grève, droit de vote…), la plainte pénale contre les ministres pour « homicide involontaire » ou « abstention de mettre en œuvre des mesures permettant d’éviter un sinistre » demeure le seul contre-pouvoir effectif, et qu’il faut donc s’en saisir. Or je crains qu’une telle position, au rebours de celles défendues dans le reste du livre, ne fasse le jeu des confinistes. Car elle semble prendre pour acquis que le principal problème de cette crise, c’est « ces milliers de morts et de contaminés qui auraient pu être évités » (p. 175) ; dès lors, comment ne pas craindre que ce recours à l’outil pénal ne renforce les pulsions confinistes, sécuritaires, liberticides, des gouvernants ? (On a parfois dit que Macron était l’un des moins « confinistes » au sein de l’exécutif, et que c’était parce qu’il était pénalement irresponsable). Bien sûr, on peut tout à fait reprocher au gouvernement, y compris devant un tribunal, d’avoir omis de prendre certaines mesures non-liberticides (comme le renouvellement du stock de masques). Mais la menace de poursuites judiciaires risque fort d’inciter le gouvernement à vouloir minimiser le nombre de morts à tout prix, au détriment de toutes les autres variables, surtout les moins quantifiables d’entre elles, comme l’atteinte portée aux libertés civiles. Aucun ministre ne sera jamais poursuivi pour avoir confiné tout un pays. Dès lors, pourquoi se gêneraient-ils, si on suppose que ça permet de sauver des vies et donc de sauver sa propre peau devant la justice ? Cette menace de plainte pénale introduit un biais sécuritaire dans la réponse politique à la crise. Certes, l’auteur m’a fait remarquer, sur Twitter, que la menace de plainte pénale était susceptible de favoriser une plus grande prise en compte du Parlement par l’exécutif, et donc d’entraîner une pratique moins autoritaire du pouvoir. C’est en effet un point intéressant, mais je ne suis vraiment pas sûr que ce bénéfice compense les risques que comporte la judiciarisation des décisions, surtout quand les mécanismes institutionnels de la Ve République garantissent un haut degré de servilité de l’Assemblée nationale vis-à-vis du gouvernement et du Président de la République.

Prenons un cas. Arié Alimi cite le maintien du premier tour des municipales comme un exemple de ce qui pourrait motiver une plainte pénale (p. 174). Je ne dis pas du tout que ce choix de maintenir les élections était judicieux, mais en l’occurrence, il y avait un arbitrage à faire entre la sécurité sanitaire, et la préservation de la vie démocratique du pays. Un tel dilemme pourrait bien se reposer à l’avenir (certes dans d’autres conditions, et avec des masques cette fois), par exemple lors des régionales de juin 2021. On peut arbitrer dans un sens ou dans un autre, mais on ne peut pas prétendre que ce soit complètement anodin, d’un point de vue démocratique, de reporter des élections et de proroger les mandats électifs au-delà de leur terme théorique. On est là typiquement dans le cas où il faut faire un compromis entre des exigences contradictoires, et il serait fâcheux, par exemple, que la menace des plaintes pénales conduise l’État à reporter systématiquement les élections aux calendes grecques, non seulement par peur de l’épidémie, mais aussi voire surtout par peur de la responsabilité pénale individuelle.

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Pourquoi je ne me reconfinerai pas

Même si je fais désormais complètement partie de la team #JeNeMeConfineraiPas, il n’en a pas toujours été ainsi.

Lors du premier confinement, mon comportement a été légalement et épidémiologiquement irréprochable ; je suis resté confiné seul, sans voir personne, pendant deux mois, et j’ai même refusé, alors que mon moral n’était franchement pas au beau fixe, de faire une balade d’une heure en plein air avec un ami confiné pas très loin de chez moi. Et à la levée du confinement, j’ai continué à faire beaucoup de zèle – davantage que ce qui nous était officiellement demandé : je me suis refusé à avoir une activité sociale plus d’un jour sur deux (ce qui m’a conduit à refuser des invitations, et, une autre fois, à insister pour discuter par Skype avec un ami plutôt que d’aller le voir en vrai) ; je ne voulais pas que l’on soit plus de six ensemble pour dîner (alors que les recommandations à l’époque étaient de 10) ; j’ai mis un bon mois avant de reprendre les transports en commun ; etc. Mais alors, qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui fait que maintenant, en gros, je n’en ai plus rien à foutre des règles ?

Eh bien à l’époque du premier déconfinement, j’avais le sentiment que mon autonomie éthique était respectée. Le gouvernement nous avait déconfinés, peut-être même plus tôt que je ne le craignais ; en dépit de tout ce que je pouvais lui reprocher, c’était un geste de confiance envers la population ; c’était donc à chacun de prendre les choses en main et de définir pour soi-même une ligne de conduite en pondérant des considérations de trois ordres :

1) ses propres besoins sociaux ;

2) sa propre tolérance au risque ;

3) son civisme, son altruisme, appelez-ça comme vous voulez, en tout cas sa propre responsabilité dans le redémarrage (ou non) de l’épidémie.

Et je ne vois pas bien au nom de quoi l’on priverait les individus de faire leurs propres choix, leurs propres arbitrages, leurs propres décisions, sur des questions comme celles-là. Ce sont eux qui sont les mieux placés pour connaître leurs besoins sociaux, pour évaluer leur tolérance au risque de maladie, mais aussi pour examiner leurs valeurs morales et décider à quel moment les efforts « altruistes » qu’on leur demande deviennent trop importants, deviennent injustifiés, par rapport à la préservation de leur propre bien-être ou de leur propre santé mentale. Bref, l’autonomie éthique, c’était bien.

Et puis les choses se sont gâtées. Il est apparu de plus en plus vite que les médecins, hommes politiques, journalistes, commentateurs, etc., ne comprenaient rien à ce qui se passait dans la population, et que les choix des uns et des autres étaient systématiquement dénoncés comme étant « égoïstes », « inconscients », « irresponsables », etc., au lieu d’être vus comme des choix certes discutables, mais aussi informés et défendables. On a vu refleurir les discours lénifiants sur la « pédagogie » dont le gouvernement n’aurait pas suffisamment fait preuve pour convaincre les gens de bien respecter les gestes-barrières (comme d’ailleurs pour convaincre les gens que sa réforme des retraites était bonne….). Bref, plutôt que de poser les questions éthiques fondamentales, que l’on avait mises sous cloche pendant le premier confinement, mais qui auraient pu et dû aider les individus, et la société, à prendre des décisions informées et éclairées, on a matraqué, matraqué, matraqué les gens avec un discours complètement monologique largement fait de slogans creux. Voici pourtant les questions que l’on aurait dû se poser :

– des gens meurent ; c’est grave ? c’est grave à partir de combien ? c’est grave pourquoi ? c’est grave comment ? (après tout, 600 000 personnes meurent chaque année en France est-ce « grave » ?) ;

– si les réas sont saturées : c’est grave ? c’est grave pourquoi exactement, et c’est grave à quel degré ? S’il y a des gens dont on ne peut pas s’occuper faute de place en réa, quel est le problème exact ? juste la surmortalité ? ou autre chose ?

– les covids longs, les séquelles : c’est grave ? grave pourquoi, grave comment, grave à partir de combien de gens ?

– comment on évalue le coût d’un confinement, non seulement en termes économiques, mais en termes de perte de bien-être ? comment on fait pour évaluer le tort symbolique énorme consistant dans le bouleversement radical et soudain de toutes les valeurs de socialité, de vivre-ensemble et d’ouverture à l’autre qui fondaient, en principe, notre société libérale ? C’est grave comment, ça ?

– est-ce que ça a vraiment de sens de parler de « sauver des vies » ; est-ce qu’en réalité, ce qu’on sauve, ce n’est pas, beaucoup plus modestement, des années de vie ? (C’est ce que Gaspard Koenig nous rappelle à juste titre dans une récente tribune parue dans Les Échos) ;

– est-ce qu’il faut éprouver un sentiment de culpabilité si l’on contamine quelqu’un ? ou bien, est-ce qu’il faut considérer qu’il est difficile de maîtriser un virus respiratoire et qu’il n’y a pas à chercher de responsabilité individuelle ?

– est-ce que la politique sanitaire du gouvernement obéit à une logique utilitariste, et si oui, quel est le calcul coût-bénéfice sur lequel il s’appuie ? à une logique déontologiste, et si oui, quels sont les impératifs catégoriques qu’il entend promouvoir ?

– tout ça va durer combien de temps ? À partir de combien de mois ou d’années de confinement, de semi-confinement, de stop-and-go insupportable, on lâche l’affaire et on estime que laisser filer le virus est un moindre mal ?

C’est ce genre de débats qu’il aurait fallu avoir sur les plateaux télé, en fait, pour que les gens puissent décider en toute conscience de ce qu’ils veulent faire, de la manière dont ils veulent régler leur rapport à l’autre. Mais ce n’est évidemment pas ce qui a été fait. On a préféré nous refuser toute autonomie éthique, nous prendre pour des enfants, pour des incompétents, nous intimider, nous contraindre, nous manipuler, nous sommer de nous ranger à la philosophie implicite officielle du gouvernement et des médecins exorbités au souffle court (« la mort c’est mal », « il faut sauver des vies », « soyons solidaires », bla bla bla). Rien n’a été fait pour aider vraiment les gens à comprendre la situation, à se l’approprier, à réfléchir.

À partir d’août, les restrictions ont recommencé, avec d’abord cette décision complètement absurde du port du masque obligatoire en extérieur (histoire de gesticuler, de montrer qu’on fait quelque chose), puis les restrictions sur les bars et les restaurants, puis le couvre-feu, puis le confinement, puis le semi-déconfinement actuel, puis à nouveau le confinement bientôt ; tout ça sans aucune perspective temporelle, sans aucune réflexion éthique sérieuse, mais avec une négation complète de la compétence éthique des personnes, et leur soumission à des injonctions hétéronomes, mal adaptées, brutales, policières, stressantes, désastreuses à tout point de vue. C’est juste scandaleux.

Alors dans ces conditions, bien sûr que #JeNeMeConfineraiPas, pour reprendre ce hashtag qui commence à être populaire sur Twitter. Puisque les décisions gouvernementales se substituent à mon propre jugement, puisque Olivier Véran sait mieux que moi ce que je dois faire, eh bien allez-y, faites donc, confinez, couvre-feutez, interdisez, menacez. Mais mon sens de ma responsabilité s’est complètement émoussé. Puisque toutes ces lois, ces décrets, ces mesures sont prises le nez dans le guidon, au nom de fausses évidences jamais interrogées, et dans le mépris complet de toutes les questions que l’on est pourtant en droit de se poser, j’ai juste l’impression d’assister à un grand cirque obscène auquel je refuse de participer. Puisque vous pensez que vos lois, vos mesures, sont efficaces pour contrôler l’épidémie, et puisque vous pensez que l’épidémie peut être maîtrisée, et puisque vous pensez qu’elle peut l’être à un coût socialement et politiquement acceptable, allez-y, essayez, je vous regarde faire, en mangeant du pop-corn (avec mes amis) (et pas par Zoom). J’étais prêt à jouer le jeu tant qu’on me traitait en adulte, mais puisqu’à vos yeux nous sommes des enfants immatures qu’il faut enfermer dans leurs chambres, très bien ; on va jouer au chat et à la souris.

Comment réussir son déconfinement ?

L’une des craintes qui m’a beaucoup taraudé pendant ce confinement, c’est que le jour d’après soit beaucoup plus pénible que prévu. Je redoute en particulier que la joie de retrouver mes proches, mes parents, mes amis, soit grevée par la peur de les contaminer ou d’être contaminé par eux, et que nos retrouvailles soient davantage une source d’anxiété que de bonheur. Je me suis donc demandé comment on pouvait réussir son déconfinement, et voici les réflexions que je me suis faites.

La première chose qu’il faut faire, mentalement, c’est de se débarrasser du paradigme sida. Le VIH est la dernière grande épidémie que l’on ait connue en France, et que la plupart des pays occidentaux aient connue (à l’exception peut-être du Canada, qui a eu des cas de SRAS), et il est donc logique que l’on ait ce modèle-là en tête quand on réfléchit à l’épidémie actuelle. Pourtant les deux fléaux présentent d’importantes différences et imposent des approches différentes en termes de gestion du risque. L’épidémiologiste suisse Antoine Flahault répète que « le masque est le préservatif du coronavirus » ; autant je conçois que l’analogie puisse être efficace rhétoriquement et mobiliser les opinions publiques en faveur du port du masque, autant il serait dangereux de la pousser trop loin. Car si le masque est le préservatif du coronavirus, alors le préservatif est le masque du sida. Mais le masque, si utile qu’il soit, ne peut pas être porté 24 heures sur 24, ni même dans toutes les circonstances potentiellement contaminantes : il faut bien l’enlever pour boire ou pour manger, même quand on est en présence d’autres personnes, et de toute façon on n’imagine pas qu’il puisse être porté en permanence au sein d’un même foyer où cohabitent plusieurs personnes. Par ailleurs, personne ne prétend qu’un masque fait maison ou même un masque chirurgical constitue une barrière absolue contre le SARS-Cov-2. Le masque est donc un outil de réduction du risque (il diminue la probabilité d’être contaminé et, surtout, de contaminer autrui), mais pas d’annihilation du risque. Or le discours de santé publique sur le sida insiste au contraire, et à juste titre, sur l’efficacité parfaite du préservatif (à condition qu’il soit bien mis et aux normes) : l’objectif est bien de faire tomber la probabilité qu’un rapport sexuel soit contaminant à zéro. Si vraiment, comme le suggère Flahault (ou son jumeau maléfique qui inverse le sujet et le prédicat de sa proposition), « le préservatif est le masque du coronavirus », alors il est acceptable de ne se protéger que dans deux rapports sexuels sur trois, ou trois sur quatre : après tout, ça réduit le risque. Évidemment, un tel message serait catastrophique pour la lutte contre le sida.

La principale différence qui saute aux yeux, donc, en termes épidémiologiques, entre le sida et le covid19, c’est qu’avec le covid on est condamné à une politique de réduction, de gestion du risque, c’est-à-dire à une politique de prise de risque raisonnable (et du reste Flahault, en dépit de son analogie, est parfaitement d’accord avec ça). Il est possible, et relativement facile, de se prémunir absolument du VIH. Il n’est pas possible de se prémunir absolument du coronavirus. C’est la différence essentielle entre une IST et un virus respiratoire… Avec toutes les précautions que l’on veut, il faudra bien aller faire ses courses, sortir les poubelles, manipuler un bouton d’ascenseur ou une poignée de porte, croiser dans la rue quelqu’un qui pourrait nous postillonner dessus, toucher au magasin un paquet de pâtes puis se gratter le nez par inadvertance. À moins de vouloir vivre complètement sous cloche pendant un an, ce qui n’est pas possible, ne serait-ce que parce que cela tuerait au bout du compte plus de gens que le covid, on ne peut pas échapper complètement au risque du virus. Il faut donc commencer par en prendre acte.

Il faut ensuite se dire que compte tenu de tout cela, la bonne attitude ne consiste pas à chercher à réduire au minimum les risques pour soi-même (parce qu’alors on pourrait toujours en faire un peu plus dans la minimisation du risque, jusqu’à en arriver au comportement pathologique et mortifère évoqué à la fin du paragraphe précédent), mais à réduire le risque épidémique à une échelle sociale. Or autant, quand on réfléchit en termes de risque individuel, il n’y a pas de seuil non arbitraire en-deçà duquel on puisse se dire sans hésiter que le risque est acceptable, autant à l’échelle collective un tel seuil existe : il s’agit de faire en sorte que le taux de reproduction de la maladie reste en-dessous de 1, c’est-à-dire de faire en sorte que le nombre de cas actifs diminue au cours du temps au lieu de s’accroître. C’est cela que nous devons viser, et c’est en termes de dynamique épidémique globale, bien plus qu’en termes de gestion personnelle du risque, que nous devons réfléchir. Le problème ainsi considéré, on se rend compte de l’ineptie complète de celles et ceux qui persécutent les joggeurs ou les traitent d’irresponsables au prétexte que, peut-être, par hasard, des particules émises en courant pourraient atterrir à cinq mètres de là sur un petit vieux qui va acheter sa baguette. Évidemment qu’un tel événement est théoriquement possible – et si on était dans le paradigme sida, cela justifierait que l’on fît tout pour l’éviter. Mais justement, on n’est pas dans le paradigme sida. Et disons-le un peu cyniquement : que ce malheureux petit vieux, ayant sacrément joué de malchance, meure du covid19 au bout du compte, cela n’a pas beaucoup d’importance. C’est un drame pour lui et ses proches, bien sûr, comme toute mort (liée au covid ou pas), mais ce n’est pas un événement socialement pertinent. Au moment où j’écris ces lignes, le 2 mai, il y a déjà presque 25 000 morts recensés en France : on n’est pas à un décès près. La seule chose qui compte, et la seule chose qui devrait être prise en compte pour décider s’il faut ou non interdire le jogging (la réponse est non), c’est si un tel événement, avec sa probabilité infime de se produire, a la moindre chance d’avoir une influence significative sur l’influence globale de l’épidémie (la réponse est non). Je rappelle qu’il y a aujourd’hui encore des millions de gens en France qui travaillent hors de leur domicile, qui prennent les transports en commun, qui servent des clients dans les magasins, et je ne parle même pas des clusters que sont les hôpitaux ou les EHPAD. Là, en effet, il se passe des choses qui sont épidémiologiquement significatives. Pas dans le sillage supposément empoisonné des gens qui courent dans la rue.

Tout ce que je dis là a une conséquence un peu perturbante, mais vraie : contre le covid, le rôle de chacun est moins de se protéger soi-même que de protéger les autres – et de compter sur le fait que les autres, en retour, nous protégeront. Nos chances de ne pas attraper le virus viendront beaucoup moins de ce que l’on aura fait soi-même que de ce qui aura été fait socialement pour faire décroître l’épidémie, et donc au bout du compte pour faire diminuer les risques pour chacun d’être infecté. C’est là encore une très grande différence avec le paradigme sida, qui de ce point de vue a un côté beaucoup plus intuitif : contre le sida, en dernière analyse, chacun se protège soi-même et prend ses responsabilités. Bien sûr, en se protégeant, on protège indirectement les autres, puisque si l’on n’est pas infecté on ne peut pas infecter les autres. Mais cette utilité sociale de la protection individuelle est une sorte d’effet collatéral positif. Le covid19, en ce sens, est une maladie beaucoup moins libérale que le sida : il s’agit d’abord de protéger la société – et cela, en retour, empêche la maladie de se répandre, donc protège indirectement chacun d’entre nous. Mais c’est un schéma exactement inverse de celui qui vaut pour le sida.

Dans ces conditions, il faut abandonner une perspective fondée sur le « conséquentialisme de l’acte » (est-ce que tel acte est susceptible d’avoir telle ou telle conséquence ?) et passer – ce qui est difficile et contre-intuitif, je n’en disconviens pas ! – à un « conséquentialisme de la règle » (est-ce que telle règle de conduite, appliquée systématiquement, est susceptible d’avoir des conséquences socialement désirables ?). On doit arrêter de se dire qu’il ne faut surtout pas choper le virus, et on doit commencer à se dire qu’il faut simplement s’arranger pour que la probabilité que l’on chope le virus soit compatible avec un maintien de la maladie à un niveau infra-épidémique.

Voilà quel est l’arrière-plan théorique qui conditionne, pour chacun de nous, la réussite de son déconfinement. En comprenant bien cela, on peut déjà déstresser un peu par rapport aux risques que l’on acceptera nécessairement de prendre après le confinement. Car il ne s’agira certainement pas d’interroger chaque acte, chaque contact, chaque interaction sociale au prisme de son risque objectif de contagiosité ; il s’agira simplement, ce qui est beaucoup plus agréable, d’interroger les règles que l’on décidera de suivre, ou auxquelles nous serons obligés de nous soumettre. Réfléchir en termes de règle plutôt qu’en termes d’actes singuliers, c’est au fond ce qui nous préservera de la névrose, c’est qui nous évitera de pâlir d’effroi et de trembler d’inquiétude dans la multitude d’interactions sociales que nous serons amenés à vivre, c’est ce qui nous évitera de voir en permanence chaque autre personne, et même son propre corps (ses propres mains !) comme une menace existentielle.

Tout cela manque encore un peu de concret. Pour préciser ma pensée, je crois qu’il y aura après le confinement trois types de mesures qui pourront/devront être mises en place, non pas pour faire tomber à zéro le risque individuel de contamination, mais pour maintenir en-dessous de 1 le taux de reproduction de la maladie tout en empêchant les individus de sombrer dans une névrose hygiéniste et sécuritaire permanente. Les deux premiers types de mesures sont du ressort de la collectivité, de l’État, et en tant qu’individus nous n’avons pas grande prise sur eux. Le troisième type de mesure, en revanche, relève de notre propre responsabilité et de notre initiative.

Tout d’abord, l’État maintiendra certaines interdictions et maintiendra fermés certains lieux : les bars, les restaurants, les cinémas, les musées, les grands rassemblements, etc. Ces interventions autoritaires n’excluront pas que les individus se rassemblent dans d’autres cadres (les uns chez les autres, par exemple…), et donc elles ne permettront pas aux individus d’être parfaitement protégés contre le virus – encore une fois ce n’est pas le but –, mais elles réduiront sans doute assez considérablement les risques de créer des clusters (comme le rassemblement évangélique de Mulhouse…) qui ont un effet très important sur la dynamique épidémique.

Ensuite, l’État nous fournira un certain nombre d’appuis techniques qui soulageront les individus d’une bonne partie de la charge mentale liée aux impératifs sanitaires. Je ne sais pas à quelle échéance ni en quelle quantité, mais nous finirons bien tout de même par avoir des masques, des tests, du gel hydro-alcoolique à l’entrée des magasins… et peut-être des applications de tracing sur nos smartphones, qui permettront de repérer plus facilement les personnes contaminées. Ce sera autant d’efforts que nous n’aurons pas à faire individuellement dans la lutte contre l’épidémie. Notez que ces appuis technologiques, pour la plupart, servent moins à se protéger personnellement qu’à protéger les autres, c’est-à-dire à lutter contre l’épidémie à un niveau social. Les masques chirurgicaux, par exemple, sont plus utiles pour protéger ceux qui n’en portent pas que ceux qui en portent. Et les tests ne protègent pas ceux qui les font : ils ne servent qu’à repérer les personnes contaminées et à les isoler pour protéger les autres. Mais c’est bien là le but de la manœuvre ; et il est tout de même tranquillisant de savoir que nous disposerons de ces béquilles technologiques qui combattront l’épidémie partiellement à notre place. On pourra être beaucoup plus détendus les uns avec les autres si l’on sait, non pas qu’on ne risque pas d’attraper le virus (ce n’est pas le sujet !), mais qu’au cas où on l’attraperait, on pourrait mettre en œuvre une série de dispositifs visant à limiter l’impact de cette contamination en termes de dynamique épidémique.

Enfin, je voudrais insister sur le troisième volet de mesures à prendre, qui est quant à lui vraiment du ressort de chaque individu. Je crois que pour éviter d’être névrotiquement centré sur chaque acte, chaque interaction, chaque contact, pour éviter d’être terrorisé par la présence d’autrui, il faudra que l’on édicte à son propre usage des guidelines, une sorte de règlement intérieur (au sens fort du mot « intérieur » : intime, personnel !) que l’on s’engagera à suivre de manière aveugle et bête. Ces guidelines dépendront du mode de vie de chacun, de ses besoins en termes de vie sociale, de son lieu de vie, de sa profession, etc. ; elles ne seront pas identiques pour tous les individus et n’ont pas à l’être ; elles seront à chaque fois un compromis entre des exigences de prudence et une volonté légitime d’avoir des liens sociaux aussi épanouissants que possible. Quel genre de choses incluront ces guidelines ? Pour une part, leur rédaction découlera des recommandations des autorités sanitaires et politiques : le gouvernement ne rate pas une occasion de nous rappeler qu’il faut respecter les « gestes-barrières » et de nous en décliner la liste. Cependant, ces consignes sont souvent trop peu spécifiques pour pouvoir être appliquées telles quelles à toutes les situations. Pour prendre un exemple extrême, il est évident que la distance requise d’un mètre entre les individus ne saurait être respectée dans les rapports amoureux, même si les deux amants ne vivent pas sous le même toit… On peut aussi légitimement se demander si elle pourra toujours l’être dans les rapports amicaux (probablement pas). Lorsque Édouard Philippe, le dimanche 19 avril, a rappelé les gestes-barrières qui devraient être respectés à l’issue du confinement, il a évoqué quatre situations : l’école, les transports, les commerces et l’entreprise. Mais que se passe-t-il hors de ces lieux, que se passe-t-il dans les rapports sociaux que nous pourrons avoir dans la rue, sur les places ou les uns chez les autres ? C’est le point aveugle du discours officiel, soit décidément que les individus ne soient rien d’autre, pour eux, que des travailleurs-consommateurs – et pas des amis, des amants, des parents –, soit que l’on estime que d’un point de vue épidémiologique le gros du problème se passe dans les lieux suscités et qu’il n’y a pas besoin d’avoir des précautions particulières dans les autres cadres, soit enfin, ce serait l’hypothèse optimiste, que l’on convienne en haut lieu que les individus ont des situations, des besoins, des modes de vie différents, et qu’il y a donc une part incompressible de liberté et de flexibilité à conserver dans l’application intime des règles. C’est à nous, en tout cas, de suppléer à ces silences.

On peut imaginer par exemple des règles comme : porter un masque dans l’espace public (éventuellement au-delà de ce qui sera légalement requis), ne pas se tenir à moins d’1 m ou de 2 m des gens dans l’espace public ; ne pas serrer la main des gens ni leur faire la bise ; ne pas se réunir à plus de n personnes en même temps sous le même toit (je ne sais pas combien doit valoir n, mais Édouard Philippe a avancé le nombre 10 le mardi 28 avril) ; ne pas faire plus de n soirées par semaine ; ne pas prendre plus de n fois les transports en commun par semaine… L’idéal serait d’avoir une série de règles aussi exhaustives que possibles, et autant que possible fondées sur des critères objectifs et quantifiables, de manière à ne pas trop avoir à se demander – ce qui serait une nouvelle source d’angoisse – si on est dans ou hors la règle. L’idéal serait également d’arriver à respecter strictement ces règles, et d’être capable, par exemple, de quitter une soirée si une personne n+1, qu’on n’attendait pas, s’y pointe. L’idéal serait enfin de ne pas changer ces règles tous les trois jours, comme ça nous arrange, mais plutôt d’y réfléchir soigneusement a priori et de s’y tenir pendant un certain laps de temps (deux semaines ? trois semaines ?), au terme duquel elles pourraient être revues dans le sens d’un durcissement ou d’un assouplissement selon que l’on sera ou non satisfait du résultat.

L’intérêt d’un tel fonctionnement me paraît inappréciable. Supposons que j’aie, dans mes guidelines, la règle : « je ne sers plus la main à personne ». Et supposons qu’un ami que je rencontre me tende la sienne, de main. Il me paraît infiniment préférable de me dire, et de lui dire : « Non, désolé, j’ai fait le vœu de ne plus serrer de main dans les trois prochaines semaines », que de me dire (et pire encore, de lui dire) : « Non, désolé, cette main est peut-être contaminée, et la mienne l’est peut-être aussi, nous risquerions de nous infecter l’un l’autre, nous sommes l’un pour l’autre une menace. » En termes de préservation du lien social, en termes de tranquillité d’esprit, la médiation par des règles fixées a priori offre des avantages incomparables. L’idée est bien de ne plus avoir sans cesse à l’esprit la raison d’être (sanitaire) de ces règles, mais seulement ces règles elles-mêmes, détachées des causes qui leur ont donné naissances, flottant belles dans leur apparente gratuité. Je respecte les règles parce que ce sont les règles, et c’est tout.

Il serait très souhaitable qu’à terme (mais à quelle échéance ? et l’épidémie sera-t-elle toujours là ?) une partie de ces règles deviennent tellement évidentes qu’elles soient incorporées en nous, comme une seconde nature. C’est déjà un peu le cas, il me semble, avec les gestes-barrières les plus simples, comme le fait de tousser et d’éternuer dans son coude : beaucoup de gens le font désormais spontanément. Peut-être allons-nous progressivement apprendre à nous tenir un peu plus loin des autres que nous ne le faisions avant, peut-être allons-nous en arriver à un point où la poignée de mains aux inconnus paraître instinctivement impudique et peu hygiénique (comme c’est le cas, je crois, dans certains pays d’Extrême-Orient)… Ce ne serait pas du tout une catastrophe, au contraire : ce serait la meilleure manière de concilier l’insouciance quotidienne avec la sécurité sanitaire. Il y a une dialectique entre la raison et l’instinct : il faut passer par la création rationnelle de règles autoritaires pour contrer certains de nos instincts, mais ces règles peuvent elles-mêmes finir par acquérir une dimension instinctive, ce qui nous débarrasserait d’une charge mentale pénible. Le fait de se laver les mains après être allé aux toilettes, par exemple, a vraiment une dimension instinctive : on ne le fait pas parce qu’on a activement peur de tomber malade (on ne perçoit pas cela comme un « geste-barrière »), mais on ne le fait pas non plus parce qu’on a une règle dans la tête qui nous ordonne de le faire : on le fait parce que c’est un réflexe, un instinct, et que l’on se sent vaguement mal, vaguement bizarre, si on omet de le faire.

Un corollaire de tout cela, c’est qu’il ne faut pas être plus royaliste que le roi et plus légaliste que la loi. Les guidelines respectent le même principe que les autres systèmes de normes : tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. Si j’ai dans mes guidelines la règle de ne pas serrer la main aux gens, cela ne m’interdit pas de leur faire la bise. Si j’ai dans mes guidelines la règle de ne pas serrer la main ni de faire la bise aux gens, cela ne m’interdit pas de m’asseoir à côté d’eux sur le canapé, de les enlacer, de les prendre dans mes bras, de danser avec eux, de les toucher de mille et une manières. Ce n’est pas que ces pratiques-là soient forcément moins contaminantes qu’une poignée de main ; simplement, la suppression des poignées de main suffit à faire diminuer de manière non négligeable le nombre de contacts potentiellement contaminants, et c’est ce qui compte. De telles ruses avec la loi seraient incompréhensibles dans le paradigme sida (en vertu duquel soit une pratique est contaminante, soit elle ne l’est pas, point barre), et seraient assimilées à de la pure mauvaise foi. Mais dans le paradigme covid, où l’objectif est bien la réduction du risque social et non pas l’annihilation du risque individuel, cette « mauvaise foi »-là fait tout à fait sens. Car la prise de risque individuelle, dans une certaine mesure, demeure compatible avec la lutte contre le rebond épidémique, et elle est probablement indispensable pour qu’il n’y ait pas dans trois mois, en plus des morts du coronavirus, 60 millions de personnes gravement névrosées en France.

Avec tout cela, j’ai l’impression d’être mentalement prêt, et je crois pouvoir éviter de retomber dans l’espèce de névrose généralisée qui conditionnait mon rapport au monde, aux autres et à moi-même à la veille du confinement. Je n’ai pas encore rédigé mes guidelines, mais allez ! j’ai encore une bonne semaine pour le faire, si l’on sort le 11 mai, et d’ici-là elles seront prêtes !