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L’universalisme à l’épreuve des Sentinelles

On a tou-te-s eu vent de ce drôle de fait divers à propos du jeune Américain tué par des « Sentinelles » qu’il voulait évangéliser. Cet événement a mis en lumière la situation de cette tribu, apparemment l’une des plus isolées au monde. On a donc appris que depuis quelques années le gouvernement indien avait renoncé à essayer d’approcher ces gens ; et c’est sans doute la meilleure chose à faire, en effet, aussi bien du point de vue de la préservation de leur mode de vie que du point de vue de leur santé physique (ils ne sont pas immunisés contre nos virus courants, etc.).

Mais il faut quand même réfléchir à ce que cela implique, théoriquement, politiquement, philosophiquement, d’admettre qu’il y a à côté de nous une fraction de l’humanité que l’on s’interdit de contacter et de connaître (et donc aussi, de fait, qu’on empêche de nous contacter et de nous connaître, à supposer que certain-e-s d’entre eux/elles en aient envie). J’avoue que cela chatouille un peu mon universalisme. En fait, on ne les traite pas comme des personnes, on les traite comme des animaux. On est plutôt sympas avec eux/elles apparemment, on les protège de loin, on ne vient pas les embêter et on interdit qu’on vienne les embêter… un peu comme on protégerait une espèce animale en voie de disparition. Mais en revanche, on ne leur demande pas leur avis avant de décider ce qui est bon pour eux/elles, on les traite comme une entité collective indistincte, et on ne fait pas droit à leurs droits en tant qu’individus ; en particulier les Sentinelles, contrairement à ce qui est au moins théoriquement le cas pour les citoyen-ne-s indien-ne-s, ne jouissent pas du droit d’être protégé par les autorités officielles (police, justice…) contre la violence par les autorités officielles. On se fiche de savoir si les Sentinelles se tuent, se mutilent, se violent entre eux/elles, et on a probablement raison de s’en ficher ­­‒ de même qu’on ne considère pas cela comme un problème, en tout cas pas comme un problème requérant l’intervention humaine, que des animaux se fassent du mal entre eux, que des prédateurs mangent des proies, etc. Et s’il advient que des Sentinelles tuent un membre de la grande communauté sociale mondiale (appelons cela l’« écoumène »), comme cela vient de se produire, eh bien c’est malheureux, mais c’est la vie, et les autorités indiennes s’abstiennent d’intervenir. Les Sentinelles ne sont pas plus pénalement responsables de ce qu’ils/elles font qu’un lion qui tue un touriste pendant un safari.

Il y a un mot qui me vient à l’esprit pour décrire notre rapport aux Sentinelles, c’est le mot d’écologie. On a un rapport écologique à eux/elles : on les protège, on les préserve, on empêche d’abîmer leur habitat, etc., mais notre prise en compte de leurs intérêts ne va pas au-delà. Et de même que l’écologie s’intéresse aux espèces et non aux individus, notre prise en compte des intérêts des Sentinelles s’effectue au niveau du groupe (de la tribu), non des individus. Alors encore une fois, pourquoi pas, il n’y a peut-être pas moyen de faire autrement. Je n’écris pas ce billet pour critiquer la politique abstentionniste du gouvernement indien ni d’exiger qu’on aille civiliser les sauvages et leur refiler la variole. Mais tout de même, cela chatouille mon universalisme, parce que normalement l’« écologie » n’est pas le bon paradigme pour régler les rapports entre êtres humains.

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