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MOGAI ou LGBTI ?

Les Jeunes Anticapitalistes belges (JAC) ont publié sur leur site un texte qui défend l’usage de l’acronyme MOGAI (« Marginalized Orientations, Gender identities, Asexuals and Intersex ») en lieu et place du bien connu LGBT (éventuellement LGBTI, voire avec d’autres lettres derrière). L’introduction du texte annonce que le sigle LGBT « souffre de deux défauts majeurs » ; un seul, en fait, puisque le second « défaut » concerne moins le sigle LGBT en lui-même que ses variantes allongés (LGBTQIAAP, etc.), et n’affecte qu’une solution elle-même destinée à corriger le premier de ces deux défauts. Autrement dit, il n’est pas besoin de prendre en compte le second argument si on s’est débarrassé du premier.

Or quel est-il, ce premier argument ? Le voici :

Il [le sigle LGBT] n’est pas complet : en effet, les lettres de l’acronyme ne mentionne [sic] que trois orientations sexuelles bien précises (en plus du terme Trans, lui-même relativement inclusif). Ainsi, les pansexuel.le.s, les asexuel.le.s, les personnes polyamoureuses ou intersexuées n’apparaissent pas dans ce sigle alors que tou.te.s ces oublié.e.s font communément partie des mêmes cercles militants et sont tout aussi opprimées par la même idéologie.

La thèse de ce paragraphe est très discutable. Contrairement aux homos, aux bis et aux trans, les asexuel-le-s par exemple ne sont pas frappé-e-s, viré-e-s de leur famille, assassiné-e-s, discriminé-e-s à l’emploi en raison de ce qu’ils/elles sont, ni victimes de discriminations légales. Idem pour les polyamoureux/ses… Je veux bien admettre que ces personnes sont victimes de préjugés, de remarques désobligeantes, et éprouvent éventuellement certains obstacles ou certaines difficultés dans leur vie affective… Mais tout de même, tout n’est pas équivalent.

Il n’y a qu’à regarder ce que signifie MOGAI pour saisir le problème : le M initial est là pour marginalized. Or il me paraît tout à fait erroné de vouloir fonder une communauté politique sur le seul fait d’être « marginalisé-e ». Ce mot peut avoir des sens extrêmement vagues ; il peut renvoyer aussi bien à une véritable exclusion sociale qu’à une simple invisibilisation dans les discours ou les représentations culturelles – désagréable, je n’en doute pas, mais enfin qui ne porte pas à des conséquences si graves que cela. C’est vrai, il y a probablement peu de films qui nous montrent explicitement des personnages asexuels, et c’est probablement dommage… Je ne dis pas non plus que l’asexualité ou le polyamour, ne peuvent pas être politisé-e-s. Tout est politique, c’est entendu, et les questions de sexe et d’amour en particulier. Mais tout n’est pas politique au même degré, ni de la même façon, et les éventuelles revendications politiques des asexuel-le-s et des polyamoureux/ses ne me paraissent pas pouvoir aller au-delà d’une demande de plus grande reconnaissance sociale. D’autres groupes, les homos par exemple, réclament aussi une plus grande reconnaissance sociale. Mais dans leur cas, cette revendication ne se suffit pas à elle-même : l’enjeu de la normalisation sociale de l’homosexualité, ce n’est pas simplement, et ce n’est pas avant tout, que les homos puissent s’identifier plus facilement aux personnages de films qu’ils/elles regardent. C’est surtout, indirectement, de faire diminuer la violence qu’ils/elles subissent. La violence, l’oppression, la domination : ce sont de bonnes raisons d’ériger une condition amoureuse ou sexuelle en cause politique – la « marginalisation », non. Si le seul problème d’un individu est qu’il n’est pas à l’aise avec sa sexualité ou ses orientations et pratiques amoureuses, son problème se règlera plus probablement autour d’un verre, avec des ami-e-s, ou bien chez lui ou elle, avec son, sa, ses partenaire(s) affectif/ve-s ou sexuel-le-s, que sous une banderole en manifestation.

Bref, le sigle LGBTI sacrifie une exhaustivité suspecte à une louable cohérence : ce n’est pas un mal. Au demeurant, il est vrai que ce sigle pose déjà des problèmes – mais pas ceux relevés par la JAC : il est parfois ennuyeux de parler de « LGBTI » comme si l’expérience des trans et celle des homos étaient identiques, que les causes étaient toujours les mêmes… Souvent, on dit « LGBT » pour être inclusif/ve alors qu’on pense en fait « homo », voire « gay », ce qui, pour le coup, marginalise et invisibilise la spécificité de la condition trans… C’est d’ailleurs pour cela que dans les mots-clés de mon blog, il y a d’une part « questions LGB et homophobie », et d’autre part « questions trans et transphobie ». Le sigle LGBT m’est spontanément suspect. Morale de tout cela : il me semble qu’avant de se demander quel sigle utiliser, il faudrait déjà se demander de qui exactement on entend parler, et pourquoi. Parfois il s’agit de parler des homos, parfois des bis, parfois des trans, parfois des LGBT, parfois des LGBTI… parfois, peut-être, mais plus rarement à mon avis, des « MOGAI »… Vouloir décréter une fois pour toutes, a priori, que tel sigle est le bon, et que tel autre souffre de défauts rédhibitoires, est à mon avis une erreur. Mais d’un point de vue militant et politique (et je suppose que les Jeunes Anticapitalistes se placent de ce point de vue), LGBT(I) est plus opérant que MOGAI.

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Un genre sans contenu ?

Comme le dernier, ce billet est adapté d’un statut Facebook. Pourquoi pas, après tout. Facebook me sert facilement à mettre en œuvre un type d’écriture que j’aime de plus en plus pratiquer : plutôt que la prose métaphysique abstraite qui a largement dominé, depuis trois ans, sur ce blog, élaborer des réflexions de nature philosophique à partir de mon vécu et de mon introspection. La limite évidente de l’exercice, c’est que sur un blog public comme celui-ci, et bien qu’il soit anonyme, je ne tiens pas à me mettre complètement à nu. Il n’est pas question pour moi de faire une psychanalyse publique. Mais dans la mesure où je dis des choses d’ordre assez général et peu compromettantes, il me semble que ces productions sont parfaitement à leur place sur ce blog. Il y a d’ailleurs une logique, à la fois personnelle ET philosophique, à cette évolution tendancielle de mon style. J’en parlerai peut-être une autre fois.

*

Hier, j’ai eu l’occasion de réfléchir à la question suivante : qu’est-ce que ça veut dire, se sentir homme ? C’est un problème délicat, bien sûr, puisqu’on sait – vu qu’il y a des personnes trans – que « se sentir homme » n’est pas identique au fait de savoir qu’on a des organes mâles, ni au fait d’être socialisé comme un homme, et puisque d’autre part on ne peut pas non plus définir le fait d’être un homme par l’adoption de comportements associés à la masculinité. Il y a des hommes peu virils, des femmes qui ont des comportements culturellement associés à la masculinité, et tout le monde s’accorde à dire que ça ne suffit pas à faire changer de genre ces personnes-là. Ce serait vraiment souscrire à un constructivisme sommaire et naïf que de penser que le genre homme, sous prétexte qu’il est « social », puisse simplement se décrire comme la somme de certains comportements donnés – et à vrai dire, je ne pense pas que quiconque puisse vraiment s’accrocher à cette position après y avoir un peu réfléchi.

Je suis certain d’être un homme. Je ne me suis jamais posé la question de mon « genre », ou alors de manière purement abstraite, et la réponse a toujours été évidente et immédiate. Mais je ne peux pas vraiment expliciter le contenu de cet être-homme. Il se peut que j’aie des goûts, des attitudes, des comportements masculins, mais je suis persuadé que ce sont là des caractéristiques beaucoup plus inessentielles pour moi que le fait d’être un homme. Je pourrais tout changer à mes goûts, à mes attitudes, à mes comportements, je n’en serais pas moins un homme. La langue anglaise, plus subtile que la nôtre, distingue utilement la maleness et la masculinity : les degrés de réalisation de la seconde n’ont pas d’impact sur les degrés de réalisation de la première.

Si je réfléchis à partir de ma propre expérience, donc, je ne vois pas ce que le fait d’être un homme (cis, en l’occurrence) peut être d’autre que l’acceptation heureuse et apaisée de mes déterminations biologiques d’une part, de mon assignation sociale de genre d’autre part – la seconde, bien sûr, reposant sur les premières. Ça n’a l’air de rien, mais en formulant les choses ainsi, j’ai l’impression qu’on évite l’essentialisme latent qui hante souvent le récit des vécus trans. Car si on a des organes mâles, qu’on a été assignée homme à la naissance, comment peut-on se découvrir un être-femme ? Quel peut-être le contenu précis d’une telle expérience intime ? Il semblerait à première vue que cette expérience ne puisse consister qu’en la découverte en soi d’une « essence » féminine, plus profonde que notre corps ou que le regard de la société. Bien sûr, c’est gênant. C’est une question classique, mais c’est une question sérieuse. Peut-être justement la solution consiste-t-elle à dire que cette expérience n’a pas de contenu, et que le fait de se sentir homme ou femme n’est jamais que l’interprétation que l’on donne d’une attitude d’acceptation, ou au contraire d’hostilité, vis-à-vis de l’assignation dont on est l’objet.

Disons les choses autrement. L’habitude consiste à définir la transidentité ou la cisidentité par la disjonction ou la conformité entre, d’une part, le sexe et le genre assigné, et d’autre part le genre ressenti. C’est-à-dire que ce qui définit une personne trans, c’est, par exemple, le fait d’avoir des organes mâles et une assignation de genre masculine, et d’autre part un sentiment de genre féminin. Ce qui me définit comme cis, au contraire, c’est le fait d’avoir un sexe masculin, d’être perçu comme un homme et de me sentir homme. Mais la nature de ce « sentiment de genre féminin », de ce « sentir homme », reste flottante et mystérieuse. Or on peut voir les choses un peu autrement, et considérer qu’à partir d’un sexe et d’un genre assigné donnés, on va développer (pour des raisons qu’il revient sans doute à la psychanalyse de mettre au jour) une attitude de rejet ou d’acceptation, qui va en conséquence nourrir le sentiment d’être un homme ou une femme (ou autre chose, peut-être, mais on m’excusera de simplifier pour les besoins de l’exposition). C’est-à-dire que le fait d’être cis ou trans serait logiquement premier par rapport au fait d’être un homme ou une femme ; et le fait d’être un homme ou une femme ne serait rien d’autre que le nom du rapport qu’on entretient à nos déterminations biologiques ou sociales.

Je ne sais pas quelle portée accorder à cette réflexion. Ce que je peux dire c’est qu’appliquée à mon cas, elle me convainc. Mon expérience du genre est caractérisée par un très fort sentiment d’évidence qui traduit peut-être, précisément, le fait que c’est cette évidence même (cette harmonie puissante, cet accord entre mon corps, mon être et l’assignation sociale que j’ai reçue) qui définit mon genre. Au demeurant, je ne suis pas persuadé de dire des choses si révolutionnaires que cela. Mais cet « essentialisme » de genre qui transparaît parfois dans les récits trans, jadis, m’avait un peu embêté ; et je sais bien qu’il y a des courants féministes qui prennent argument de cela pour condamner les trans. Je me demande donc s’il n’est pas possible de court-circuiter cet embarras en proposant la notion d’un genre sans contenu.

De la pensée à l’action : retour sur un malentendu

Dans une conversation récente j’ai résumé à un ami, mais peut-être mal, le contenu de ce billet dont l’idée est qu’il n’y a pas de rapport simple entre la pensée et l’action, et qu’en un sens cela ne veut rien dire de prétendre agir selon ce qu’on pense. Ledit ami, un peu moqueur, m’a accusé de faire l’éloge de l’inaction, et de tenir une position absurde. Je voudrais ici me défendre. Je ne pense pas, ni que ma position soit absurde, ni qu’il s’agisse vraiment de ma part d’un éloge de l’inaction. Et je vais mobiliser, pour le montrer, deux arguments très différents.

1. Il n’y a pas que la « pensée » dans la vie

D’abord, ce n’est pas parce que l’action ne peut pas se déduire de la pensée, qu’elle ne peut pas découler d’autre chose. Je recopie tel quel un statut Facebook que j’ai publié récemment, non pour engager une discussion sur son contenu précis, mais pour illustrer ce que je veux dire :

Si je me sens d’extrême gauche, ce n’est pas parce que je suis rationnellement convaincu que les marxistes ont raison. Je n’ai pas lu Le Capital, et même si je l’avais lu, compris et étudié, je serais encore impuissant à répondre adéquatement aux objections qui lui sont faites par des économistes non marxistes. Je ne vais pas faire semblant de m’être approprié une doctrine que je ne peux guère croire que sur parole.

Non, mes raisons sont beaucoup plus profondes. Mes raisons, c’est Emmanuelle Cosse, qui rallie sans scrupule un gouvernement qu’elle dénigrait deux semaines plus tôt, c’est François Hollande et Manuel Valls, qui s’apprêtent à faire voter par le parlement un copié-collé du programme du MEDEF tout en continuant cyniquement à se dire de gauche, c’est Sarkozy et toutes les affaires qu’il traîne au cul, et je ne parle même pas du clan Le Pen. Ma fidélité et ma sympathie à l’égard de la gauche anticapitaliste relèvent sans doute surtout de la posture éthique : d’un côté il y a des gens qui, autant que je puisse le savoir, sont pour l’essentiel probes et honnêtes ; de l’autre il y a les opportunistes, les menteur/ses, les tricheur/se-s, les corrompu-e-s. La hideur morale de la classe politique suffit à me tenir éloigné d’elle. On en rediscutera peut-être le jour où il y aura, dans ce pays, des écologistes intègres, des sociaux-démocrates intègres, des libéraux intègres, des républicains intègres, des centristes intègres, des réactionnaires intègres, bref des gens qui ne pensent pas comme moi mais dont on puisse prendre un minimum le projet au sérieux. En attendant, je sais quel est mon camp, et d’une manière bien plus sûre et bien plus ferme que si ma décision était le résultat d’un examen rationnel et technique des positions politiques et économiques portées par les un-e-s et les autres.

Ce que je veux dire par là, c’est que dans l’engagement militant de probablement tout le monde ou presque, l’essentiel se joue ailleurs qu’à un niveau rationnel. On peut prendre parti par dégoût contre l’attitude de ceux et celles qui nous dirigent. On peut aussi très bien être amené à militer, à se mobiliser, parce qu’instinctivement le sort fait à telle catégorie de personnes (au hasard, en ce moment, les migrant-e-s ?) nous révulse. Ce qui nous meut, ce sont d’abord des affects, des principes, des valeurs, des intuitions morales, voire des émotions – l’amour ou l’amitié que l’on porte à des gens qui luttent ne peuvent-ils pas être des mobiles puissants pour faire comme eux ? C’est sans doute largement comme cela que les choses se passent, et ce n’est pas forcément grave. Dans ce billet, j’avais essayé de démontrer que la morale ne pouvait pas avoir de fondement rationnel, et que c’était plutôt une bonne chose, car nos croyances morales fondamentales (l’universalisme moral par exemple) sont plus pérennes, plus profondément ancrées en nous que n’importe quel résultat de n’importe quelle déduction rationnelle, toujours susceptible d’être remise en cause par un nouvel argument ou un nouveau fais. Eh bien là, c’est pareil : il me semble qu’un engagement sensible, qui part des tripes ou du cœur plutôt que du cerveau, a toutes les chances d’être plus durable, moins superficiel, qu’en engagement bâti sur la raison.

Bien sûr, on me rétorquera que tout engagement est toujours partiellement sensible et partiellement rationnel, et que donc je tords le bâton et verse dans l’irrationalisme… Mais j’y viens.

2. Sur le statut de mes billets

Il faut que je dise un mot du statut des idées que j’avance dans mes articles. En fait, sans doute parce que j’avais conscience du caractère potentiellement absurde de mes conclusions, j’avais déjà pris mes précautions dans le billet incriminé. J’écrivais, en manière de « pirouette conclusive » :

Bien sûr, on hésitera à aller jusqu’au bout du mouvement amorcé ci-dessus, et à affirmer franchement qu’il n’y a pas un certain rapport de conformité, même lointain, même distendu, entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Il est patent que certaines idées prédisposent à certaines actions.

Bien sûr, on me répondra (on m’a répondu !) que le rapport entre pensée et action est lui-même dialectique, qu’il ne doit pas se penser sur le mode d’une simple homologie ou d’un simple parallélisme.

Mais tant qu’on ne m’expliquera pas exactement de quelle nature, alors, est ce rapport, on ne me convaincra pas de renoncer à une position maximaliste et aporétique – dont le but réel, comme souvent sur ce blog, est d’inquiéter mon/ma lecteur/trice, plus que de lui apporter des réponses.

J’insiste sur la dernière phrase : il s’agit d’ « inquiéter mon/ma lecteur/trice », c’est-à-dire, au sens étymologique, non pas de lui faire peur, mais de le/la déranger dans ses certitudes et son confort. C’est que j’ai une vision vraiment collaborative de ce blog – et je ne dis pas cela en référence aux gens qui, m’ayant lu, me laissent des commentaires (et je les remercie), mais aussi aux gens qui me lisent silencieusement, et qui, peut-être, repensent un jour et sans s’y attendre à quelque chose qu’ils ont jadis lu ici. La pensée infuse, les idées mûrissent, et sous une forme qui n’est jamais tout à fait celle sous laquelle elles ont été exposées : c’est à cette condition qu’elles sont vivantes. Ce sera telle bribe de billet, tel aspect d’un raisonnement, éventuellement déformé, corrigé ou précisé (mais tant mieux), qui peut-être donnera à tel-le ou tel-le de mes lecteur/trice-s, face à un problème ou dans une discussion, le déclic pour, à un moment donné, penser mieux. Je n’interdis à personne d’être convaincu de A à Z par mes raisonnements, mais ce n’est pas la seule manière dont je serais heureux que mon blog soit utile.

Tout cela est fortement lié à l’éloge que j’avais un jour fait de la « philosophie non démonstrative », qui procède par ajout de propositions (au sens où l’on « propose » quelque chose, une idée, et non au sens grammatical du terme) plutôt que par démonstration rationnelle en bonne et due forme. L’idée est que l’une des modalités possibles de l’activité philosophique consiste simplement à mettre des choses dans la tête des gens, et à les y laisser vivre leur vie. La question de la valeur de vérité des choses en question devient alors secondaire : les gens ont désormais, à leur disposition, un modèle de raisonnement qui ne sera probablement pas applicable tel quel à tous les coups, mais qui leur fournira parfois bien opportunément le déclic dont je parlais plus haut. Il s’agit d’un modèle additif plutôt que soustractif de la pensée : le tout est de donner des clés de compréhension, d’enrichir les esprits en accroissant leur capacité à saisir le monde, et non d’imposer des thèses qui viendraient à la place d’autres thèses. La pensée soustractive, c’est la pensée mathématique : un théorème démontré relègue dans le faux, en vertu du principe de non-contradiction, tous les énoncés auxquels il s’oppose. La pensée additive, c’est la pensée philosophique lorsqu’elle fait confiance, par exemple, à la valeur herméneutique de l’apologue ou de l’aphorisme, et qu’elle essaye de doter les gens d’un peu plus de clés mentales.

Des exemples ? La plupart de mes billets à la conclusion polémique pourraient sans doute faire l’affaire. J’avais montré qu’il était absurde que les milieux militants cherchent à être safe. Absurde, l’est-ce toujours ? Peut-être pas, il doit bien y avoir des cas où cette revendication est légitime. Il n’empêche : mes arguments valent, obstinément, et sont toujours là pour contrebalancer les arguments en sens contraire ; il arrive qu’ils l’emportent sur eux, et à ce moment-là il est bon de les avoir en tête. Cela assouplit l’esprit et permet, parfois, de penser le réel.

Un exemple encore meilleur. Les dominant-e-s ont-ils/elles un avantage épistémologique pour penser la domination ? J’avais montré que oui, et je maintiens, à condition de ne pas considérer pour autant comme fausse la proposition inverse. Les dominé-e-s aussi ont, ou peuvent avoir, un avantage épistémologique pour penser leur domination. Mais cette idée-là est banale dans certains milieux militants ; en être convaincu-e est utile, mais n’aide certainement pas à penser toutes les situations qui peuvent se présenter, et encore moins à penser le caractère contradictoire des situations. Mon article aide à cela. Et la preuve que j’ai raison (ou parfois raison, mais je ne prétends pas plus) réside simplement dans le fait que mes arguments soient parfois utilisables. J’ai commenté le cas de cette philosophe handicapée que sa situation de personne handicapée limitait manifestement dans ses investigations philosophiques, et j’ai pu illustrer grâce à lui le postulat d’un avantage épistémologique des dominant-e-s. Le cas d’Elisabeth Barnes, puisque tel est son nom, est anecdotique en soi, mais je n’ai pu le commenter que parce que j’avais en tête, en en prenant connaissance, des arguments dont je sentais qu’ils étaient parfois vrais.

Pour radicaliser le propos (mais je n’ai aucun scrupule à le faire, compte tenu de ce que je viens d’expliquer…), je dirais qu’à la limite mes arguments ne sont ni vrais ni faux, mais adéquats ou inadéquats à une situation. C’est comme un outil : un marteau, un tournevis ne sont ni vrais ni faux, mais plus ou moins appropriés à une situation précise, comme celle où on a besoin d’enfoncer un clou. Il y a des outils qui sont sans doute plus utiles que d’autres, qui servent plus souvent que d’autres, mais on n’est pas obligé-e de savoir, au moment où on les fabrique, quelle est l’étendue exacte de leur utilité. Et on n’est pas obligé-e, quand on produit un argument, de savoir quel est son domaine exact de validité. On revanche, lorsque la boîte à outils dont on dispose est d’une capacité illimitée (et c’est le cas de notre cerveau), on a intérêt à avoir le plus d’outils possibles.

C’est en ce sens que je dis qu’on ne peut pas passer de la pensée à l’action. Ce n’est pas toujours vrai, ou ce n’est pas absolument vrai, mais il arrive que cela vaille, et que ce soit mes arguments qui permettent de penser une situation.

Peut-être que, disant cela, je parais me soustraire lâchement à une exigence élémentaire de falsifiabilité et de réfutabilité : si rien n’est faux, puis-je tout dire ? Oui – en un sens, je ne peux pas avoir tort, et vous non plus. Là aussi, j’exagère, mais justement : ne me croyez pas sur parole, et souvenez vous simplement de ce que je dis quand vous en aurez besoin.

Comment écrire Bell Hooks ?

1.

Connaissez-vous Bell Hooks ? J’ignorerais, quant à moi, jusqu’à son nom, si celui-ci n’était affligé d’une disgrâce typographique particulière : l’intéressée tient à ce qu’on l’écrive sans majuscule initiale. bell hooks, donc, à moi que le prénom prenne quand même la majuscule en début de phrase, ce n’est visiblement pas trop clair.

Ma première réaction a été de m’indigner de ce caprice (ma seconde aussi, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons). Le droit de Bell Hooks à choisir un pseudonyme n’implique aucun droit à réformer pour son propre usage les règles de la typographie anglaise ou française en vigueur, il y a des règles qui appartiennent à tout le monde et il faut s’y tenir par respect, non seulement pour la langue, mais surtout pour ses usager-e-s qui la possèdent en commun. La première version de mon indignation est la suivante : Bell Hooks n’a aucun droit à se faire appeler bell hooks, elle doit se faire appeler Bell Hooks comme tout le monde, parce qu’un nom propre prend une majuscule initiale.

En creusant un peu, j’arrive à une version plus fine et plus correcte de l’argument : Bell Hooks n’a aucun droit à se faire appeler bell hooks, parce que la présence ou non de majuscules initiales n’est pas une propriété intrinsèque de son nom. Le nom de Bell Hooks n’est pas Bell Hooks, ni bell hooks, pas plus que le nom de François Hollande n’est François Hollande ou françois hollande. La preuve linguistique de cela, c’est qu’il y a beaucoup de situations où on sera amené-e à écrire des noms standard sans majuscule : dans des textos, dans des chats Internet, dans des mails, etc. Pourtant, c’est bien son nom que Jean Tartempion écrit quand il signe un e-mail « jean tartempion ». Le fait qu’il soit possible, et même fréquent, de se dispenser de la majuscule initiale indique que la majuscule initiale n’est pas une propriété intrinsèque du nom considéré, mais une propriété (une norme) du type de texte que l’on est en train d’écrire. Les normes typographiques ne sont pas les mêmes dans un article scientifique et dans un e-mail ou un texto – ce n’est pas une faute de signer un e-mail « jean tartempion », parce que les normes de la correspondance électronique courante ne s’y opposent pas, de même que ce n’est pas une faute d’écrire « t ou », pour « T’es où ? », dans un texto. La conséquence de cela, c’est que le nom d’une personne est une abstraction qui peut s’actualiser de différentes manières : avec ou sans majuscules initiales, mais aussi tout en majuscules (si le texte est écrit en majuscules), en petites capitales (dans une bibliographie d’ouvrage scientifique), en Times New Roman ou en Comic Sans MS, en noir ou en vert, etc. Mais aucune de ces actualisations n’équivaut au nom propre même dont elle est l’actualisation. Par conséquent, lorsque Bell Hooks exige que son nom soit écrit sans majuscule, elle n’est pas en train de définir la forme de son pseudonyme, ce qui à la rigueur serait peut-être admissible, mais bien de (re)définir les normes typographiques de tous les textes où son nom est susceptible d’apparaître.

J’ai eu cette conversation sur Facebook, et l’on m’a objecté les bonnes raisons que Hooks peut avoir de formuler cette exigence, la principale étant qu’elle veut signifier par là que le nom propre est moins important que les textes et les idées. Je ne suis vraiment pas convaincu de l’efficacité du procédé : il se trouve que je ne connais Bell Hooks que par cette fantaisie typographique (je n’ai jamais rien lu d’elle), et je gage que je ne suis pas le seul. En réalité cette dé-majusculisation de son nom a surtout pour conséquence que l’on parle, beaucoup, de son nom, et que celui-ci fait écran à ses textes (à moins qu’il ne pousse à s’intéresser aux textes après s’être intéressé-e au nom de l’auteure ? Dans ce cas il s’agit d’une vulgaire technique publicitaire). Mais de toute façon, peu importe : la discussion sur l’efficacité du procédé n’aurait réellement d’importance à mes yeux que si j’étais prêt à reconnaître le droit de Bell Hooks à faire ce qu’elle veut. Dans ce cas, si la dé-majusculisation était une option valable, alors cela pourrait valoir le coup de peser les avantages et les inconvénients du procédé. Or à mes yeux, l’exigence formulée par Hooks consiste dans une tentative d’appropriation indue d’un bien commun. Cela suffit à clore le débat.

2.

Un ami, qui commente parfois ce blog en signant p4bl0, a défendu (dans une conversation sur Facebook) le choix de Bell Hooks, expliquant qu’il tenait, quant à lui, à ce qu’on écrive son pseudo p4bl0 et pas, par exemple, P4bl0. Voici ce que je répondrais :

  • je suis beaucoup plus convaincu de mon droit à ne pas écrire bell hooks que du droit de p4bl0 à voir son pseudo écrit p4bl0. Par conséquent, si je trouvais que le parallèle de p4bl0 était valable, j’aurais plus de chance de me mettre à écrire P4bl0 que bell hooks ;
  • il y a des situations où l’exigence de p4bl0 serait clairement excessive (et je pense qu’il en conviendrait lui-même). Ainsi, dans un texte tout en majuscule, on n’écrirait pas p4bl0, même si c’est la forme qu’il préfère, mais sans doute P4BL0. D’ailleurs, le cas s’est posé pour a3nm, à qui il arrive également de commenter mes articles, et dont j’ai fait figurer le pseudo dans un titre de billet. Les normes typographiques de WordPress étant ce qu’elles sont, le titre apparaît en majuscules, et a3nm devient A3NM ;
  • sans vraiment comprendre pourquoi, je suis assez disposé à considérer que des pseudos comme p4bl0 ou a3nm sont trop éloignés, par leur forme, de noms standard, pour qu’on leur applique tout à fait les mêmes règles typographiques qu’à Jean Tartempion. Cela tient peut-être à la présence de chiffres intégrés, ou à la manière originale dont s’articulent graphie et prononciation (p4bl0 se prononce Pablo, et a3nm, je suppose, [A trois ène ème]). Je ne logerais donc pas p4bl0 et a3nm tout à fait à la même enseigne que, par exemple, Pater Taciturnus, qui, a priori, gardera ses majuscules sur mon blog. Il m’est déjà arrivé d’écrire A3nm (dans l’article sus-linké, par exemple), et peut-être aussi P4bl0, mais je ne pense pas que c’était une bonne idée. Un indice de la possible différence de statut entre le pseudo de Bell Hooks et celui de p4bl0 ou d’a3nm, c’est que même en début de phrase, après un point, cela me gênerait moins d’écrire p4bl0 que d’écrire bell hooks. La dernière phrase du premier paragraphe de ce billet me paraît, à vrai dire, vraiment hideuse (et assez difficilement lisible).

Philosophie non démonstrative

Mon dernier billet, comme vous avez pu le constater, s’ouvre par un apologue (ou une fable, ou un mythe, ou un petit conte). Dans la suite du billet, je le glose, mais je ne le justifie pas : j’essaie d’en tirer tout le suc, de voir à quelles conclusions ça nous mène, mais je ne cherche pas à établir de manière rigoureuse la validité du précepte qui s’en dégage[1]. Ai-je, ce faisant, trahi la pensée ?

La philosophie n’est pas née avec Socrate. Les gens pensaient déjà auparavant ; et il se trouve que la philosophie pré-socratique, antérieure à la démarche dialectique qui nous est proposée dans les dialogues de Platon, reposait sur des formes comme le mythe (que Platon congédie, dans la République notamment), le poème (la Théogonie d’Hésiode), l’aphorisme (Héraclite, Démocrite). Il se trouve que c’est Platon qui a gagné. Si un élève de terminale, le jour du bac de philo, choisit de répondre à son sujet par un aphorisme ou par un poème en prose, ça ne va pas très bien se passer pour lui. Mais il y a bien, dans les marges de l’histoire de la philosophie, à côté de Descartes, Kant ou Hegel, des penseurs qui ont tenu à penser par fragments – je ne compte pas Pascal, involontairement fragmentaire, mais La Rochefoucauld, Cioran, etc. Nietzsche, lui, a un peu tout fait : des dissertations en bonne et due forme (Généalogie de la morale), des aphorismes (Humain, trop humain), des poèmes en prose (Ainsi parlait Zarathoustra). Bref, j’ai quand même quelques bons modèles.

La question est de savoir en quoi cela est de la philosophie, c’est-à-dire à quel titre il est légitime de s’émanciper de l’idée courante selon laquelle l’essence de la philosophie se trouve dans la rigueur logique de l’argumentation. À mon sens, les deux démarches (argumentative, ou non-argumentative) visent toutes les deux à obtenir un résultat à peu près similaire : modifier l’état des opinions du/de la récepteur/trice, en le/la faisant progresser vers un point plus approché de la vérité que celui dont il/elle était partie. Mais chacune des deux démarches suppose un modèle implicite différent de la manière dont se forment nos opinions.

La démarche argumentative suppose un état de concurrence entre les opinions : son but est de faire triompher l’une sur les autres, mais les autres, celles qu’il s’agit de rejeter, sont déjà là dans le paysage. Il arrive qu’on les réfute explicitement (auquel cas on manifeste de manière tout à fait limpide qu’elles sont déjà là : elles sont suffisamment là, au moins, pour être objet même négatif de discours) ; mais même quand on ne les réfute pas explicitement, elles hantent le lieu, et c’est pourquoi il faut donner à l’opinion que l’on défend l’armature d’une argumentation solide, pour la rendre robuste à toute réfutation possible. Car si plusieurs opinions contraires sont déjà là dans le paysage, à portée de cerveau, si je les connais déjà toutes, alors il n’y a aucune raison pour moi de reconnaître un intérêt spécifique à l’opinion que l’on m’énonce plutôt qu’à n’importe quelle autre. Cette opinion qu’on me répète, je l’avais déjà entendue ; si elle ne peut rigoureusement et logiquement se soutenir, alors elle se réduit à une pure et stérile redondance. Il faut alors soutenir l’intérêt propre de cette opinion par sa nécessité (c’est sa supériorité comparative !), et c’est à cela que sert le donc, c’est-à-dire la concaténation logique. « Je pense, donc je suis. »

Au contraire, la démarche non argumentative, celle de l’aphorisme ou de l’apologue par exemple, suppose que l’opinion proposée arrive dans un monde vierge ; elle ne vient pas détrôner ses rivales, mais prétend simplement reconfigurer l’état des opinions de mon/ma interlocuteur/trice en ajoutant quelque chose à ce qu’il/elle a dans la tête (à ses opinions…). Une opinion proposée sous cette forme ajoute, crée, accroît, engendre ; elle n’a en revanche aucune puissance négative, elle n’attaque pas, ne détruit pas ses concurrentes. En procédant de la sorte, je me contente de faire voir à autrui un aspect des choses qu’il n’avait jamais vu. La validité de l’opinion que j’exprime de la sorte tient à la fois à sa nouveauté et à son évidence ; à l’évidence, en tout cas, qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, et que l’on s’endormira plus sage d’y avoir été confronté-e. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Toute démonstration est inutile : si je n’ai pas d’ennemi, je n’ai pas besoin d’armes. Et une opinion nouvelle n’a pas d’ennemi, pas encore.

Le recours à une démarche non argumentative est donc, tout compte fait, solidaire d’une croyance dans le caractère cumulatif de la pensée. Or cela tombe bien : cette croyance est en gros la mienne. Il y a deux manières de considérer le fonctionnement de la pensée humaine : comme l’affrontement, fondamentalement caractérisé par l’inertie, de thèses toujours-déjà-là ; ou bien comme la création dynamique d’idées nouvelles, jamais totalement fausses et donc toujours plus ou moins incontestables, et sujettes essentiellement au reproche d’incomplétude (non à celui d’erreur). La diminution tendancielle de cette incomplétude, et notamment par le miracle de l’idée jaillissante, neuve et évidente, qui se combine aux antérieures : voilà à peu près ce que j’entends par ce mot, synthèse, qui donne à mon blog la moitié de son titre.

Peut-être au fond, dans cette perspective, la pensée démonstrative n’est-elle qu’un pis-aller : une manière de sacrifier le génie à la clarté, une façon lourde, embarrassée et inadéquate (mais parfois efficace) d’exprimer ce que l’on n’a pas réussi à dire autrement, de remplacer l’aphorisme qu’on n’a pas su polir ou l’apologue qu’on n’a pas su inventer. Curieuse et stimulante idée !…

Voilà pourquoi, au fond, j’ai recouru à l’apologue ; voilà pourquoi, certainement, on m’y reprendra de nouveau.


[1] Par ailleurs, je suis d’accord avec les commentaires de Pater Taciturnus sur l’interprétation que l’on peut en donner. Le précepte qui s’en dégage ne s’en dégage peut-être pas aussi clairement que cela. Ou alors, il n’y en a pas qu’un seul.

Mauvaise foi ?

Je n’écris pas tous les articles de ce blog, et dans chaque article, tous les passages, avec le même degré de certitude. Une fois (et une seule, je crois), j’ai manifesté un changement de statut épistémologique par un changement de police : vers la fin de ce billet. Il m’est arrivé, un peu plus souvent, de signaler dans le cours de mon billet, que je n’étais pas absolument certain de mon fait, ainsi dans ce billet-là (fin de la section 4). Et puis parfois, je ne le signale pas, mais c’est le cas quand même. Par exemple, mes deux articles récents sur l’antispécisme et sur l’irresponsabilité de Charlie Hebdo sont caractérisés par un assez fort degré d’incertitude par rapport à certains autres (celui-ci, ou celui-là, ou celui-là…) qui sont caractérisés par un haut degré de certitude. Cela veut simplement dire qu’au moment où je les écris, j’ai plus au moins de doute quant au bien-fondé de ce que j’écris.

(Note méta : Le paragraphe qui précède est caractérisé par un très très haut degré de certitude.)

Et le contenu de ces billets, il m’arrive d’être amené à le défendre de vive voix, dans des discussions avec des ami-e-s par exemple. Dans le cas des billets « sûrs », il n’y a pas de problème particulier : je connais bien les détails de ma pensée, je peux mobiliser à chaque fois les arguments adéquats, je suis capable de les exposer sous leur meilleur jour. À la limite, il peut y avoir des problèmes contingents qui tiennent aux difficultés objectives de l’exposition d’une certaine position : toute défense sérieuse d’Exhibit B fondée sur les arguments exposés ici suppose ainsi de manier simultanément deux sens différents du mot racisme, ce qui risque d’être un exercice de haute voltige. Mais ce genre de cas mis à part, lorsque j’éprouve une idée avec un haut degré de certitude, ce n’est pas tellement un problème pour moi de débattre à son propos.

En revanche, le fait de défendre des idées dont je ne suis pas sûr pose des problèmes particuliers. Moins mes idées sont claires, plus ma défense est brouillonne ; dans de pareils cas, je suis plus facilement pris en défaut, les arguments m’échappent au moment où j’en aurais besoin, j’ai du mal à cerner avec précision ce que je veux dire et ce qu’il faut dire. Mais le premier problème est d’ordre moral : défendre face à d’autres gens des idées dont je ne suis pas sûr, n’est-ce pas se condamner à la mauvaise foi ? N’est-ce pas, en un sens très faible de ce mot, une sorte de mensonge ? Ne devrais-je pas simplement avouer mes doutes, apprécier honnêtement les arguments qu’on m’oppose pour ce qu’ils valent, considérer les choses avec froideur et impartialité sans m’engager dans la défense d’une cause ?

Une telle ligne de conduite a de quoi séduire. Cependant, on ne peut pas l’ériger en modèle sans faire offense à cette vérité psychologique toute simple : ce que l’on pense, ce que l’on croit, n’est pas toujours absolument transparent à la conscience. Il y a des choses qui se sentent mieux qu’elles ne se disent ; cela ne veut pas dire qu’elles relèvent du mystique, ou qu’elles soient intrinsèquement ineffables ; cela veut simplement dire qu’on n’a pas encore compris pourquoi on les croyait. Cela veut dire qu’on n’arrive pas (encore) à reconstituer le raisonnement sous-jacent à notre croyance. Mais il n’est pas du tout certain que notre intuition soit prise en défaut – parfois, on est même à peu près sûr qu’il existe de très bons arguments allant dans notre sens, et l’on est extrêmement frustré-e de ne pouvoir les exprimer de façon satisfaisante.

Cette situation légitime la mauvaise foi, et la rend même, peut-être nécessaire. Cela pour deux raisons. La première, Schopenhauer l’a énoncée mieux que je ne saurais le faire – c’est sur le blog de Pater Taciturnus que j’ai trouvé ça :

Il existe toutefois une excuse à cette mauvaise foi qui nous conduit à camper sur une position qui nous paraît pourtant erronée : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de ce que nous affirmons, mais voilà que l’argument adverse semble la faire vaciller ; et si nous renonçons alors, nous découvrons souvent après coup que nous avions bien raison. Notre preuve était erronée ; mais il existait une preuve recevable pour étayer notre thèse : l’argument providentiel ne nous était pas venu à l’esprit en temps voulu. Ainsi se forme en nous la maxime selon laquelle nous continuons à débattre d’un contre-argument quand bien même il nous paraîtrait juste et pertinent, croyant que sa validité n’est qu’illusoire, et qu’au cours du débat nous viendra un argument permettant de le contrer ou d’entériner notre vérité d’une façon ou d’une autre. Aussi sommes-nous sinon contraints, du moins incités à la mauvaise foi dans le débat, de telle sorte que les faiblesses de notre entendement se trouvent soutenues par la nature corruptrice de notre volonté, et vice versa. Si bien qu’en règle générale, on ne se battra pas pour défendre la vérité, mais pour défendre sa propre thèse, comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux ; et pour ce faire, tous les moyens sont bons, puisque comme nous venons de le montrer, il est parfois impossible de faire autrement.

Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison.

Résumons, paraphrasons : il serait sot de renoncer, au premier contre-argument venu, à défendre une thèse que l’on croit vraie ; il arrive bien souvent que notre croyance dans la véracité d’une certaine thèse ne tienne pas, en dernière analyse, aux arguments que l’on avance pour la défendre, mais à quelque chose de plus profond, et, pour le moment du moins, de plus inexprimable – une intuition. S’obstiner dans la mauvaise foi, dans ce cas, c’est encore servir, indirectement, la vérité. Pater Taciturnus écrit :

Ainsi l’entêtement à soutenir une thèse en dépit de la force des arguments adverses, qui semble faire prévaloir un autre intérêt sur celui de la vérité, serait-il relativement justifié par sa contribution indirecte au triomphe de la vérité.

La deuxième raison qui rend la mauvaise foi nécessaire, c’est ceci, qui à première vue a l’air paradoxal : on est d’autant plus susceptible d’abandonner une thèse que l’on en est plus sûr-e. Inversement, plus une thèse nous parait fragile et mal établie, plus elle est inébranlable. Car alors aucun coup n’est réellement capable de porter contre elle ! C’est une métaphore mécanique qu’il faut utiliser ici. Tant que ma théorie est malléable, les arguments portés contre elle peuvent la déformer ; elle résistera tant bien que mal, reprendra plus ou moins sa forme de départ ou une autre forme proche, et tiendra de toute façon debout. Quand elle est solidifiée, cristallisée, à chaque coup porté, c’est quitte ou double : soit elle résiste, soit elle casse. Si j’ai les idées très claires sur ce que je pense, on peut me montrer les limites de ma théorie, et je peux être amené à la changer pour une théorie supérieure, plus englobante ou moins imparfaite. Si j’ai les idées confuses, chaque argument apparemment décisif pourra au mieux me conduire à reprendre et corriger tel ou tel aspect de ma thèse, à ajouter une nuance quelque part, à procéder à des rectifications mineures ; mais je n’ai strictement aucune raison, à ce stade, de jeter aux orties l’essentiel de ma théorie.

Un exemple. Je discutais récemment, avec des ami-e-s, à propos de Charlie Hebdo ; je défendais à peu près les mêmes positions que dans cet article, à avoir que les dessinateur/trice-s de ce journal avaient eu raison de se montrer « irresponsable[s] ». Cet article, je ne sais trop moi-même jusqu’à quel point il me convainc ; sans doute est-il parfois un peu rapide. Cela n’empêche pas qu’il y ait en moi des intuitions morales qui résistent, pour le moment, aux doutes que pourrait faire naître en moi la prise de conscience de la faiblesse localisée de tel ou tel argument. Si j’échoue à convaincre mes ami-e-s, ou si, accidentellement, je ne trouve rien à répondre à certains de leurs arguments, c’est parce que je ne suis pas moi-même capable de faire le jour sur mes propres idées. Leurs arguments (condamnant l’attitude de Charlie Hebdo) ont beau être percutants, pertinents, intelligents, logiquement valables, pleins de bon sens ou d’esprit, ils ne peuvent pas tirer de moi autre chose qu’un « Certes, mais… ». Ainsi, lorsque l’on rétorque, à mon éloge de l’irresponsabilité, qu’il est contradictoire pour Charlie Hebdo de se proclamer « irresponsable » tout en défendant une certaine ligne politique (anticléricale, de gauche, contestataire…), cet argument ne peut pas purement et simplement mettre par terre mon éloge de l’irresponsabilité. Il m’invite seulement à élaborer (ou tenter d’élaborer) une conception plus fine de l’engagement politique et de la responsabilité, et à me demander ce qu’il faut exactement entendre par politique et par irresponsabilité, bref, à rectifier quelques points, importants certes, de ma théorie, à affiner ou préciser quelques définitions. Mais fondamentalement, ma position n’est pas ébranlée dans son fondement.

Par conséquent, quand je m’accroche avec mauvaise foi à une position fragile à laquelle on m’oppose de bons arguments, je fais, paradoxalement, par honnêteté. Ce serait succomber à un rationalisme naïf que de croire que, parce que mes arguments sont fragilisés, l’idée qu’ils soutiennent doive s’effondrer également. En réalité, l’idée en question peut reposer sur l’évidence, l’intuition, sur des formes particulièrement nébuleuses et embrumées de certitude logique. Auquel cas ce serait mentir, et me mentir à moi-même, que d’accepter comme convaincants les arguments d’autrui.

*

Point à creuser : quel rapport entre une thèse dont on n’est pas sûr-e, et une thèse dont on est sûr-e mais qu’on n’arrive pas à justifier convenablement ? Dans cet article, j’ai tendance à faire comme si les deux étaient équivalentes. Je pense que c’est, en effet, largement vrai, mais ça mériterait d’être discuté et éclairci. J’ai commencé à essayer de me dépatouiller avec ça, et puis j’ai trouvé que c’était, pour le moment, trop compliqué. J’y reviendrai peut-être ; en tout cas, ça vaudrait le coup.

(J’espère que vous appréciez le caractère admirablement méta du paragraphe ci-dessus.)

Trois conceptions des X-phobies

David Madore, sur son excellent blog, a écrit un billet pour critiquer les discours du genre « Je ne suis pas raciste, mais… ». Il explique que le racisme, ainsi que le sexisme, l’homophobie, etc. (tout ce que j’appelle, faute de mieux, X-phobie*), n’est pas tant un attribut des personnes, qui seraient essentiellement racistes ou non racistes, homophobes ou non homophobes, sexistes ou non sexistes…, qu’un attribut des propos, des actes, des comportements, qui, eux, peuvent être X-phobes même si la personne qui les prononce, les commet ou les adopte ne l’est pas. Plus exactement, David Madore écrit que « ça n’a pas de sens » de parler d’une personne « pas raciste » ; en tout cas, il n’y a personne de « pas raciste » si l’on entend par là une personne qui serait insoupçonnable d’agir, de parler ou même de penser de façon raciste.

Je suis tout à fait d’accord avec David Madore dans sa critique d’une conception trivialement essentialiste des X-phobies. Mais il me semble qu’on peut aller plus loin, et critiquer la thèse proposée ici par David Madore au profit d’une conception des X-phobies comme attributs, non des personnes, non pas même des actes, mais des situations. C’est le sens du commentaire que j’ai posté ; la suite de ce billet en reprend la matière.

Pour aller vite, il existe des catégories socialement dominantes, et des catégories dominées : les Blanc-he-s, les hommes, les hétéros appartiennent à la première catégorie ; les Noir-e-s, les femmes, les homos à la seconde. D’autre part, nos appartenances catégorielles (de race, de genre, d’orientation sexuelle…), et les vécus qui vont avec informent profondément nos êtres, nos caractères, notre rapport au monde. Mais elles les informent de manière non analysable : on ne peut pas toujours dire, dans une situation donnée, si on a agit en tant que homme/femme, en tant que Noir-e/blanc-he, en tant que homo/hétéro, etc. Par exemple, on sait que les femmes ont tendance à moins prendre la parole que les hommes en réunion, à moins interrompre les autres participant-e-s, à parler moins longtemps, etc. Statistiquement, on peut dire quelque chose comme : il y a un déterminisme social qui pousse les femmes à être plus discrètes. Mais si je quitte le niveau abstrait de la catégorie « femme », et que j’envisage le niveau concret de Cunégonde, Marie-Chantal ou Sophie, il devient tout à fait impossible de dire si Cunégonde, Marie-Chantal et Sophie sont discrètes parce que ce sont des femmes, ou simplement parce qu’elles sont timides, ou réservées, ou parce qu’elles n’avaient rien à dire sur la question en jeu (vous savez, c’est mon vieux truc du rapport entre le particulier et le général). Dans le cas de Sophie, qui est ouvrière, on peut se demander aussi dans quelle mesure c’est son appartenance de genre ou bien le sentiment d’une infériorité de classe (imaginons qu’elle se retrouve dans une réunion où la plupart des participant-e-s ont un plus haut revenu qu’elle, ou sont plus diplômé-e-s qu’elle) qui détermine sa réserve. La seule chose qu’on peut dire, c’est qu’un déséquilibre dans les temps de parole se manifeste dans une situation caractérisée par une (ou plusieurs) domination(s). Or à partir du moment où une situation donnée confronte des dominant-e-s et des dominé-e-s, cette situation active l’identité dominée (et, respectivement, l’identité dominante). Si on prend au sérieux l’idée d’une conception synthétique de la conscience humaine, tous les comportements qu’une femme adoptera dans une réunion non mixte seront, plus ou moins consciemment, plus ou moins explicitement, plus ou moins lointainement, informés par son appartenance à la catégorie femmes, donc par son appartenance à une catégorie dominée, donc par une domination.

La situation est plus dramatique encore dans les cas de conflits. Si, en tant qu’homme, je me retrouve à me disputer avec une femme, je suis pris dans une situation informée par une domination (sexiste) et je ne peux pas y échapper. Quoi que je fasse, je bénéficierai de cette situation, parce que même si la femme et moi-même nous comportons exactement de la même façon, les mots et les actes n’auront pas la même signification objective. Si elle me frappe et que je la frappe, le coup porté par la femme n’a pas les mêmes connotations, ne renvoie pas à la même violence, n’est pas aussi traumatisant pour moi que l’inverse le serait pour elle, etc. Sans aller jusque là, le fait même d’élever la voix ne comporte pas autant de menace si c’est un homme qui le fait face à une femme, ou si c’est l’inverse. De manière plus générale encore, une situation de conflit entre dominant-e e dominé-e est toujours marquée par la capacité qu’a le/la dominant-e (même s’il/elle est gentil-le, même s’il/elle est de bonne volonté, etc.) d’humilier le/la dominé-e en le/la renvoyant à sa domination (par l’insulte). Si le/la dominant-e est gentil-le, il/elle n’utilisera pas cette arme, mais c’est quand même une arme qu’il/elle possède, dont il/elle ne peut pas se défaire, et qui rend la situation asymétrique. Donc il y a de la X-phobie, du sexisme, du racisme, de l’homophobie, etc., dans la situation elle-même. Et comme, dans une situation de conflit, il est naturel, normal et inévitable d’instituer un rapport de force, et comme, d’autre part, il n’est pas possible que ce rapport de force soit construit en mettant de côté les caractéristiques sociales des personnes impliquées, on peut peut-être aller jusqu’à dire qu’il est impossible d’imaginer un conflit interpersonnel entre un-e dominant-e et un-e dominé-e dans lequel le/la dominant-e ne soit pas, à un degré ou à un autre, X-phobe. Dans un conflit avec une femme, un homme ne peut pas ne pas être sexiste.

Bien sûr, les agents concernés peuvent choisir de se servir ou non de leurs « armes ». Il est possible de neutraliser l’asymétrie, sinon complètement, du moins en grande partie. Le fait qu’il y ait « du sexisme » dans la situation n’excuse pas le fait de balancer une injure sexiste, ou de frapper une femme. Chaque niveau d’analyse ne rend pas invalide le niveau inférieur : la conception du racisme-attribut-de-la-situation ne rend pas invalide la conception du racisme-attribut-de-l’acte, pas plus que, comme David Madore le dit lui-même, la conception du racisme-attribut-de-l’acte ne rend invalide la conception du racisme-attribut-de-la-personne (il y a des gens qui peuvent être dits racistes, parce qu’ils commettent régulièrement des actes racistes). Mais de même qu’une personne non raciste peut dire ou faire des choses racistes, de même une personne de bonne volonté, dont les actes ne seraient pas consciemment racistes, ne peut parfois guère échapper aux structures de la situation, parce que quoi qu’elle fasse ses actes auront une connotation qui lui échappent, et que leur confère la structure sociale de domination présente dans la situation.

On peut donc mettre au jour trois conceptions des X-phobies, chacune englobant les précédentes, les dépassant, mais ne les annulant pas :

  1. la X-phobie est un attribut de la personne : c’est une conception naïvement essentialiste, mais qui n’est pas toujours dépourvue d’une certaine pertinence ;
  2. la X-phobie est un attribut du comportement : c’est une conception plus fine, plus convaincante, et qui a par ailleurs un intérêt politique, puisqu’elle permet d’être vigilant-e à l’égard des comportements de n’importe qui ;
  3. la X-phobie est un attribut de la situation : politiquement, je ne sais pas ce que ça implique (sans doute pas que des très bonnes choses, parce que c’est le genre d’analyse qui peut conduire à une sorte de fatalisme, de « mauvaise foi » au sens sartrien, en mode « C’est pas moi, c’est pas ma faute, c’est la structure… » – cela dit, ce type de défense n’est pas complètement infondé non plus !), mais descriptivement, c’est puissant, et ça rend assez bien justice à une conception véritablement synthétique de nos êtres, de nos caractères et des déterminations sociales qui les informent.

*

Avant de conclure, quelques petites remarques « méta » :

  • le statut épistémique de ce billet est un peu différent de celui auquel j’ai habitué mon/ma lecteur/trice. J’ai conscience que ma démonstration est moins manifestement rigoureuse que celle que je déploie ailleurs (en tout cas, il y a plus de présupposés que j’avance sans vraiment les justifier). Mais je conçois largement cet article comme la mise à plat d’intuitions très fortes, que je justifie peut-être encore mal, ou approximativement, mais que j’ai besoin d’exprimer de cette manière pour les clarifier. En particulier, il est possible que je donne parfois à mon propos un trop grand degré de généralité, une radicalité excessive (dans le quatrième paragraphe en particulier). Mais il faut en passer par là pour réfléchir, et dégrossir ;
  • il s’agit d’un billet relativement court (ou, en tout cas, d’un billet rapide) ; je constate que ce n’est pas la première fois que des commentaires postés ailleurs, ou des statuts Facebook, bref des textes pas destinés prioritairement à ce blog, me donnent la matière (à quelques aménagements près) d’articles qui ont une portée inaugurale, au sens où ils traitent, pour la première fois ou presque (sur ce blog, pas pour la première fois dans l’histoire de l’humanité…), d’un sujet assez général, et où ils fixent un cadre pour des réflexions ultérieures sur ce sujet. Je pense à ce billet-ci, qui présente ma « théorie de la vérité » (il n’est pas interdit de voir une pointe d’ironie, dans le fait de donner un nom si pompeux à un article si bref), ou à celui-ci, qui pose des choses importantes en philosophie morale, ou encore à celui-là (qui ne vient, par contre, ni de Facebook, ni d’un autre blog) qui me permet de régler rapidement quelques comptes avec l’idée d’une obligation morale à militer. Il faut bien sûr concevoir ce genre de textes, non comme des réflexions abouties, mais comme des entrées en matière.