Mois: février 2021

Brèves remarques sur « Le Coup d’État d’urgence » d’Arié Alimi

J’ai lu l’essai d’Arié Alimi, Le Coup d’État d’urgence : surveillance, répression et libertés, qui vient de paraître au Seuil.

Je suis d’accord avec l’essentiel des analyses. Le principal intérêt du livre, c’est de replacer la réponse politique à la crise sanitaire dans un temps long, en montrant comment les différentes mesures prises (confinement, couvre-feu, application de traçage, répression policière, démantèlement des contre-pouvoirs…) sont cohérentes avec des évolutions entamées il y a bien longtemps, et qui avaient déjà connu un coup d’accélérateur en 2015, avec l’état d’urgence anti-terroriste. Pour moi, ce genre d’analyses bat en brèche certains discours selon lesquels il faut consentir à des restrictions « temporaires » à nos libertés : ces restrictions, en fait, on toutes les chances de ne pas être temporaires du tout, mais de s’inscrire dans la durée. Dès lors, la question n’est pas de savoir si, disons, il est légitime de se confiner quelques mois pour sauver quelques dizaines de milliers de vie, mais si, pour sauver quelques dizaines de milliers de vie, il est légitime d’accepter une érosion accélérée de l’État de droit, la mise en place durable d’une société de contrôle et de surveillance, le renforcement de l’État policier, et, plus généralement, le fait que nos libertés fondamentales perdent désormais leur caractère d’évidence, et ne soient plus que des autorisations octroyées par le pouvoir… sous réserve que la situation le permette. En prenant un peu de champ, en prenant un peu de recul – et Arié Alimi nous y aide – il me paraît difficile d’accepter cette idée, fût-ce au nom de l’urgence sanitaire.

Le seul chapitre qui me pose un peu problème, c’est le dernier, sur « La plainte pénale comme contre-pouvoir » (tiré d’un article publié par l’auteur pendant le premier confinement). Arié Alimi y défend l’idée que dans une situation (celle du premier confinement) où tous les contre-pouvoirs démocratiques habituels étaient suspendus ou rendus plus difficiles à exercer (droit de réunion, droit de manifestation, droit de grève, droit de vote…), la plainte pénale contre les ministres pour « homicide involontaire » ou « abstention de mettre en œuvre des mesures permettant d’éviter un sinistre » demeure le seul contre-pouvoir effectif, et qu’il faut donc s’en saisir. Or je crains qu’une telle position, au rebours de celles défendues dans le reste du livre, ne fasse le jeu des confinistes. Car elle semble prendre pour acquis que le principal problème de cette crise, c’est « ces milliers de morts et de contaminés qui auraient pu être évités » (p. 175) ; dès lors, comment ne pas craindre que ce recours à l’outil pénal ne renforce les pulsions confinistes, sécuritaires, liberticides, des gouvernants ? (On a parfois dit que Macron était l’un des moins « confinistes » au sein de l’exécutif, et que c’était parce qu’il était pénalement irresponsable). Bien sûr, on peut tout à fait reprocher au gouvernement, y compris devant un tribunal, d’avoir omis de prendre certaines mesures non-liberticides (comme le renouvellement du stock de masques). Mais la menace de poursuites judiciaires risque fort d’inciter le gouvernement à vouloir minimiser le nombre de morts à tout prix, au détriment de toutes les autres variables, surtout les moins quantifiables d’entre elles, comme l’atteinte portée aux libertés civiles. Aucun ministre ne sera jamais poursuivi pour avoir confiné tout un pays. Dès lors, pourquoi se gêneraient-ils, si on suppose que ça permet de sauver des vies et donc de sauver sa propre peau devant la justice ? Cette menace de plainte pénale introduit un biais sécuritaire dans la réponse politique à la crise. Certes, l’auteur m’a fait remarquer, sur Twitter, que la menace de plainte pénale était susceptible de favoriser une plus grande prise en compte du Parlement par l’exécutif, et donc d’entraîner une pratique moins autoritaire du pouvoir. C’est en effet un point intéressant, mais je ne suis vraiment pas sûr que ce bénéfice compense les risques que comporte la judiciarisation des décisions, surtout quand les mécanismes institutionnels de la Ve République garantissent un haut degré de servilité de l’Assemblée nationale vis-à-vis du gouvernement et du Président de la République.

Prenons un cas. Arié Alimi cite le maintien du premier tour des municipales comme un exemple de ce qui pourrait motiver une plainte pénale (p. 174). Je ne dis pas du tout que ce choix de maintenir les élections était judicieux, mais en l’occurrence, il y avait un arbitrage à faire entre la sécurité sanitaire, et la préservation de la vie démocratique du pays. Un tel dilemme pourrait bien se reposer à l’avenir (certes dans d’autres conditions, et avec des masques cette fois), par exemple lors des régionales de juin 2021. On peut arbitrer dans un sens ou dans un autre, mais on ne peut pas prétendre que ce soit complètement anodin, d’un point de vue démocratique, de reporter des élections et de proroger les mandats électifs au-delà de leur terme théorique. On est là typiquement dans le cas où il faut faire un compromis entre des exigences contradictoires, et il serait fâcheux, par exemple, que la menace des plaintes pénales conduise l’État à reporter systématiquement les élections aux calendes grecques, non seulement par peur de l’épidémie, mais aussi voire surtout par peur de la responsabilité pénale individuelle.

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