Quelques remarques rapides sur un débat qui agite le milieu féministe français en ce moment. Les féministes dites « radicales » et « matérialistes », autour de Pauline Arrighi et de Christine Delphy (voici la tribune écrite par la première et signée, notamment, par la seconde ; et voici, tant que l’on y est, une tribune dans Libération leur répond implicitement), aboutissent à des conséquences pratiques déplorables, à savoir une suspicion généralisée envers les femmes trans, soupçonnées d’être des hommes infiltrés dans les cercles féministes, mais elles mettent quand même le doigt sur un problème réel : il y a bel et bien un souci théorique dans la définition habituelle du « genre » (j’avais déjà évoqué ce point ici). En général on définit le genre comme le sexe social, le sexe tel qu’il est socialement construit et perçu, c’est-à-dire non seulement le fait d’être femme ou homme (la femaleness, la maleness) mais aussi toutes les caractéristiques sociales, tous les traits de caractère (la feminity, la masculinity), tous les préjugés, tous les droits, etc., qui sont associés à ces deux statuts. Et en même temps, on pense le genre sur le mode de l’auto-définition et de l’auto-construction : la majorité des féministes sont acquis-es à l’idée que le « genre » d’un individu, c’est la manière dont il se définit et se désigne, et que c’est pour cela que les femmes trans, qui se sentent femmes, sont des femmes, et que les hommes trans, qui se sentent hommes, sont des hommes.
Mais enfin, il y a quand même une tension entre ces deux définitions. D’un côté on a une définition sociale, de l’autre on a une définition individuelle. D‘un côté on est dans un paradigme de l’injonction, de l’assignation, de l’oppression, de l’étiquetage ; de l’autre côté on est dans un paradigme de la détermination libre. A première vue, c’est contradictoire, et je ne peux pas m’empêcher de trouver un certain mérite intellectuel à celles et ceux qui essaient de penser et de résoudre la contradiction, fût-ce violemment et brutalement, en assumant de privilégier l’un des deux paradigmes (le premier) sur l’autre (le second), comme le font Arrighi et ses allié-e-s. Après, je pense que ce n’est pas du tout la seule ni la meilleure façon de procéder. D’abord, Arrighi, Delphy et les autres négligent complètement le cas des femmes trans qui ont un bon « passing », c’est-à-dire qui passent socialement pour femmes, et dont on ne voit pas pourquoi elles ne seraient pas victimes de violences sexistes au même titre que les femmes cis. Ensuite, je pense qu’on peut avoir une approche beaucoup plus dialectique de la notion de genre, et qu’on peut estimer que le genre d’un individu se définit justement par l’interaction entre de l’individuel et du social, que c’est un mélange de tout cela qui constitue les caractéristiques de genre d’un individu, et que dans le cas où il y a visiblement conflit entre la manière dont un individu se perçoit et la manière dont il est socialement perçu, alors cela n’a aucun sens de vouloir rabattre son identité de genre, de manière non équivoque, sur l’une des étiquettes disponibles : homme, femme, mais aussi éventuellement agenre, non-binaire, etc. La manière la plus dialectique de penser les choses, à mon avis, c’est de dire que le genre d’une femme trans en début de transition n’est pas « homme », ni « femme », mais « trans », c’est-à-dire que la description adéquate de son identité de genre doit nécessairement faire droit à la discordance entre la perception sociale et le ressenti personnel.
Et par ailleurs, si la question est celle de la place des femmes trans dans les mouvements féministes, dans les réunions non mixtes, dans les collectifs de colleuses d’affiches contre les féminicides, c’est une manière bien simpliste et bien pauvre de la poser que de la réduire à celle-ci : tel individu est-il une femme ?