Mois: février 2020

Liberté de la presse et liberté académique pour tou-te-s !

C’est super important, la liberté de la presse et la liberté académique.

Mais ce qu’il faut préciser immédiatement, c’est que ces deux libertés-là ne doivent surtout pas faire l’objet d’interprétations bassement corporatistes. Nous ne vivons pas dans une société de castes ou d’ordres, mais dans une société censée être libérale et démocratique ; et dans une telle société, n’importe qui peut se considérer comme journaliste (et bénéficier de la liberté de la presse), et n’importe qui peut se considérer comme chercheur/se (et bénéficier de la liberté académique). C’est particulièrement important de le rappeler à l’heure où certain-e-s cherchent à distinguer selon leur bon plaisir les vrais des faux journalistes, à contester cette qualité de journaliste à Gaspard Glantz ou à Taha Bouhafs par exemple. Mais n’importe qui est journaliste, n’importe qui peut lancer son média, n’importe qui peut tenir son blog, imprimer son tract ou coller ses affiches. Et de même, n’importe qui peut faire de la recherche en amateur/trice, écrire et publier des livres ou des articles obéissant aux normes scientifiques sur n’importe quel sujet. C’est cela, le libéralisme.

Du reste, ni le discours des journalistes, ni celui des chercheuses et chercheurs n’a vocation à circuler en vase clos au sein des corporations concernées. C’est évident pour les journalistes, dont la tâche est d’informer le public, mais c’est également vrai pour les membres de la communauté universitaire : même si les échanges entre pairs jouent un rôle très important dans le développement du savoir scientifique, il n’empêche que tout cela est fait avec l’horizon d’une certaine utilité sociale. Avec toutes les médiations que l’on voudra, les productions de la recherche scientifique ont vocation, à un moment ou à un autre, à redescendre dans le grand public. C’est d’ailleurs pour cela que les chercheur/se-s sont payé-e-s par les impôts des gens. Mais si les discours de presse, si les discours académiques, sont écrits, directement ou indirectement, pour le grand public, alors cela veut dire aussi que n’importe qui au sein de ce « grand public » peut s’en saisir, y répondre, les contester, et les contester sur le même terrain qu’eux, c’est-à-dire produire un discours homogène au leur. N’importe quel-le blogueur/se peut répondre à n’importe quel-le journaliste, n’importe quel-le twitto peut répondre à n’importe quel-le chercheur/se, et engager un débat public dans des formes qui pourront et devront se prévaloir de la liberté de la presse, de la liberté académique.

Pourquoi alors continuer de parler de « liberté de la presse », de « liberté académique », puisqu’elles valent, l’une comme l’autre, bien en-dehors des champs professionnels auxquels leurs noms semblent les cantonner ? Eh bien parce que c’est quand même dans ces espaces restreints que s’élaborent pour une large part les principes qui régissent ces deux « libertés » ; parce que les journalistes et les chercheur/se-s, qui font métier d’écrire, de parler et de publier, sont sans doute un peu mieux placé-e-s que d’autres pour réfléchir aux conditions d’exercice de ces libertés ; et que par conséquent ils/elles en sont les principaux/ales et les plus emblématiques dépositaires et bénéficiaires, mais certainement pas les bénéficiaires exclusif/ve-s. Ces deux formes de la liberté d’expression, liées à deux pratiques différentes du métier d’écrire et de parler, présentent d’ailleurs quelques différences notables. J’en vois une dans le rapport aux sources : l’éthique du chercheur commande de les citer, quand les journalistes au contraire tiennent au droit de ne pas les révéler. Ici les deux traditions professionnelles différentes donnent lieu à deux modes d’exercice différents, et éventuellement concurrents, de la liberté d’expression. Mais sans rentrer dans les détails, contentons-nous de dire que la liberté de la presse et la liberté académique sont deux solides piliers de la « liberté d’expression », et que ce sont des choses trop précieuses pour être laissées aux journalistes et aux universitaires.

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Pavlenski, militant réactionnaire

Je pourrais commencer par dire que je n’ai aucune sympathie pour Benjamin Griveaux, qu’il ne m’inspire aucune espèce de compassion, que je hais tout ce qu’il représente politiquement, et vous savez quoi ? Je vais le faire. Maintenant, cela étant dit, il me semble important de condamner sans aucune espèce d’ambiguïté l’acte dont il a été victime, parce que quelles que soient les justifications minables de Pavlenski et quelles que soient les arguties sur les politiques réactionnaires et liberticides du parti macroniste, il n’empêche : Griveaux n’est pas la seule personne dont il s’agisse dans cette affaire.

Griveaux n’a pas été violé, certes, ni subi d’agression sexuelle physique, mais il a été victime de violence (au moins morale et psychologique), et cette violence touche à l’intime et au sexuel ; il n’est pas déplacé d’utiliser à propos de cette affaire l’expression de « violence sexuelle ». Et les violences sexuelles relèvent d’un registre d’action parfaitement toxique, quelle qu’en soit la victime. Enfin, que dirait-on une femme politique d’extrême droite était violée punitivement par un antifasciste ? « Bien fait pour elle, c’est une fasciste » ? « Circulez, y a rien à voir » ? Ce ne seraient évidemment pas les réactions appropriées. Le concept de « culture du viol » sert précisément à penser ce genre de situations, en décentrant le regard de chaque cas particulier, de chaque victime particulière, pour envisager les choses comme un problème général concernant non seulement la fréquence affolante des viols, mais aussi la tolérance dont on fait socialement preuve envers les viols et les violeurs. Et quand on prend le problème comme cela, on doit bien se rendre compte que pratiquer ou justifier un tel acte, même envers la pire des crapules, cela a pour conséquence sociale d’entretenir la culture du viol, en abaissant notre seuil de révulsion face au viol, etc.

Griveaux n’a pas été violé, certes, mais il a subi quelque chose que le code pénal nomme joliment « pornodivulgation », et que l’on appelle plus couramment « revenge porn ». C’est une forme de violence dont les femmes sont majoritairement victimes, qui relève et participe d’un sexisme structurel, qui sert à humilier la sexualité des femmes. Que la victime ici soit un homme, et un homme puissant, et un homme puissant et hétéro, ne change rien à ce fait. Il est irresponsable d’avoir la moindre indulgence pour un acte d’une part, un argumentaire d’autre part, qui contribuent, fût-ce contre la volonté de Pavlenski (admettons sa bonne foi…), à légitimer des pratiques de slut-shaming. Benjamin Griveaux n’est pas la seule victime.

Au fait, tout cela me rappelle d’assez près la pratique de l’outing punitif telle qu’elle était pratiquée et théorisée voilà quelques années par Act Up : il s’agissait de révéler publiquement l’homosexualité de personnalités politiques qui avaient pris des positions homophobes (Renaud Donnedieu de Vabres en avait fait les frais après qu’il eut participé à des manifestations anti-PACS). L’argumentaire d’Act Up et celui de Pavlenski sont assez similaires : il s’agit de dénoncer l’hypocrisie réactionnaire de ceux qui ne font pas ce qu’ils disent et qui reprochent aux autres de faire ce qu’eux-même font. Sans revenir sur le bien-fondé de telles accusations dans les cas précis de Donnedieu de Vabres ou de Griveaux, il me semble que cette pratique de l’outing punitif pose un gros problème éthique, en ceci qu’elle entérine le fait que l’homosexualité d’un adversaire politique constitue une vulnérabilité – et une vulnérabilité légitime, puisqu’on ne se gêne pas pour l’exploiter, puisqu’on s’en sert comme d’un levier pour nuire. Cela fait longtemps que je trouve qu’il y a quelque chose d’insidieusement réactionnaire dans cette pratique, qui consiste en fait à dire aux homosexuel-le-s qu’ils/elles n’ont pas tout à fait les mêmes droits que les hétéros (droits au nombre desquels je compte celui d’être réactionnaire), puisqu’ils/elles ont une vulnérabilité de plus, dont on ne manquera pas de se servir au nom de la cause. La critique de l’homophobie se retourne elle-même en homophobie larvée, de même que, dans le cas Griveaux, la critique du puritanisme se retourne elle-même en slut-shaming et en puritanisme larvé. L’enfer est pavé de bonnes intentions (quoique celles-ci, je l’avoue, me semblent plus nettes dans le cas d’Act Up que dans celui de Pavlenski).