Mois: août 2019

Légalité et moralité

L’esclavage était légal, l’apartheid était légal, l’homosexualité était illégale… Les antilégalistes primaires ne manquent évidemment pas d’arguments historiques pour établir une stricte distinction entre le légal et le moral, et, en franchissant un pas de plus, pour refuser de fonder la légitimité ou l’illégitimité de quoi que ce soit sur l’état du droit.

Ce que ces exemples nous enseignent, à mon avis, c’est surtout que toute bonne défense philosophique du légalisme doit inclure des restrictions, des exceptions, des clauses de désobéissance civique – ce que je ne prétends pas faire dans ce post, même si, idéalement, il faudrait. Mais je pense tout de même que la question de la légalité doit occuper une place primordiale dans nos délibérations morales, et que le fait qu’une chose soit légale ou non constitue a priori un critère important pour établir sa moralité. Les exceptions et restrictions, qui peuvent être aussi nombreuses et aussi importantes que l’on veut, n’arrivent que dans un second temps.

Je pense donc qu’il faut défendre théoriquement le légalisme. En particulier, je pense qu’il est très souvent légitime (et moral) de se fonder sur la loi pour savoir ce qu’il convient de faire et pour savoir comment il convient de juger les actions d’autrui ; autrement dit, la légalité est intrinsèquement un critère de moralité. Et cela pour deux raisons au moins, qui n’en font d’ailleurs peut-être qu’une :

– le respect de la légalité constitue une boussole adéquate dans une situation d’incertitude morale. Face à une question complexe, il est extrêmement difficile d’être certain-e d’avoir fait le tour de la question, et quand bien même on a le sentiment d’avoir une opinion arrêté il est extrêmement difficile d’être certain-e que cette opinion demeurerait robuste à tout nouvel éclairage (il y a toujours des arguments auxquels on ne pense pas, et tant qu’on n’y a pas pensé il est presque impossible de pressentir leur nature et leur portée). Dans des situations comme celles-là, vouloir poser sa propre loi morale au lieu de celle qui se condense dans le droit, cela ressemble beaucoup à de l’hubris. Le légalisme au contraire est une attitude profondément morale, parce qu’humble : on sait qu’on ne sait pas tout, on connaît ses limites, et par défaut on se fie à des règles qui ont au moins le quadruple mérite d’exister, d’être stables, d’être souvent antérieures à nous et d’avoir fait l’objet, au moment de leur élaboration, de réflexions plus complètes que les nôtres ;

– le respect de la légalité constitue une marque de respect vis-à-vis des gens qui font société avec nous. De même que chaque individu est fréquemment dans une situation d’incertitude morale, de même les individus entre eux sont fréquemment dans une situation de désaccord moral. Dans ce cas, si l’on n’a pour critère moral que ses propres intuitions et certitudes, alors on rend impossible tout échange, tout dialogue, tout accord avec quiconque n’est pas d’accord avec nous – ou alors on se condamne à remonter à l’origine de chaque désaccord, à engager systématiquement une discussion méta-éthique, et à envisager les débats à un niveau de hauteur et d’abstraction franchement décourageant. La loi a le mérite de constituer un point de rencontre possible pour des gens qui sont en désaccord moral ; elle propose une résolution de certains problèmes concrets. C’est une démarche altruiste, respectueuse, que de consentir à placer les désaccords sur ce terrain à peu près objectif. Cela ne veut pas dire qu’on doive s’efforcer de croire que la loi est bonne ; mais cela veut dire qu’on peut poliment s’accorder à la respecter – moins les restrictions et exceptions dont je parlais plus haut – fût-ce avec ce que Pascal appelait une pensée de derrière.

Le légalisme, ce n’est donc pas de la lâcheté, de l’aveuglement ou de la paresse ; c’est bien plutôt la forme théorique de ces deux vertus que sont l’humilité et le respect d’autrui. Comme mon libéralisme, dont il n’est d’ailleurs qu’un aspect, mon légalisme a l’ambition d’être anthropologiquement réaliste, d’être l’attitude politique adéquate à notre réalité anthropologique, qui se caractérise notamment par l’incertitude, la faillibilité et un irréductible pluralisme de valeurs entre les humains.

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