Mois: juillet 2019

L’écologie contre le bonheur ?

La catastrophe écologique qui s’annonce nous invite toutes et tous à nous poser urgemment la question : « Que faire ? », et en particulier à nous demander dans quelle mesure nos modes de vie individuels doivent être réformés : faut-il décider de se passer d’avion, de voiture individuelle, de smartphone, d’Internet, de viande, de produits issus de l’élevage, de plastique, etc. Une partie des choses que l’on pourrait faire pour minimiser son impact environnemental impliquerait sans doute de consentir à des sacrifices au moins momentanés en termes de confort de vie (une existence absolument sans déchets plastiques, par exemple, impliquerait des efforts d’organisation qui sont forcément très coûteux en temps et en énergie pour des personnes qui n’y sont pas habituées). Cela nous invite à mettre en balance son intérêt propre et l’intérêt supérieur de l’humanité, des générations futures, etc., et il est bien sûr tentant de coder les choses dans les termes d’une simple opposition entre altruisme et égoïsme ; l’urgence de la question et l’immensité des réformes à accomplir semblent même nous condamner à ne jamais pouvoir nous satisfaire des efforts déjà faits, toujours ridiculement insuffisants par rapport à l’importance et à la difficulté de l’objectif. Comme les protestant-e-s qui pensent qu’on pèche toujours, quoi que l’on fasse, à moins d’être Dieu, et qui pensent donc que l’homme n’a jamais aucune raison de se reposer sur ses lauriers, mais doit être sans cesse taraudé par une culpabilité censée l’élever, on peut alors être amené à ressentir comme une intolérable faute morale chaque pas que l’on n’a pas encore fait dans la direction du bien.

J’ai une approche différente du problème. Je ne prétends pas donner ici des clés permettant à chacun de s’orienter, car les critères que je propose sont extrêmement sous-déterminés. Ils constituent davantage une boussole approximative qu’une réponse bien assurée. Mais enfin, en ce qui me concerne, je me sens assez prêt à assumer la position suivante : je peux consentir à un certain nombre de sacrifices qui diminueraient mon niveau de vie, qui affecteraient localement mon bien-être, qui m’imposeraient des contraintes et me coûteraient du temps ; je ne peux pas consentir à des sacrifices dont j’ai l’impression, compte tenu de mon économie affective propre, qu’ils menaceraient quelque chose de fondamental dans mon équilibre interne, dans mon bien-être, dans mon bonheur. Évidemment la frontière est très floue, mais je suis persuadé que c’est éclairant de poser les choses comme cela.

Tout cela repose sur une certitude que j’ai, et qui s’énonce comme suit : je n’ai qu’une vie et je n’ai qu’une jeunesse, l’une comme l’autre sont déjà bien entamées, et je n’ai pas l’obligation (et je n’ai peut-être pas tout à fait le droit vis-à-vis de moi-même) de gâcher mes chances. Je suis jeté au monde sans l’avoir demandé ; maintenant que c’est fait et que j’ai la responsabilité de vivre, c’est mon boulot en quelque sorte, c’est évidemment mon droit voire mon devoir, d’agir de sorte à m’épargner les malheurs évitables. Une fois l’enjeu ainsi posé, je n’ai pas de scrupule à considérer que mon bonheur – comme celui de chaque individu de son côté, qui a évidemment le droit de tenir le même raisonnement que moi – pèse d’un poids plus lourd dans la balance que la survie de l’humanité. De toute façon, il y aurait comme un vice logique à se rendre soi-même malheureux pour assurer le bonheur des autres. Au nom de quoi ? Pourquoi, moi, devrais-je considérer que mon intérêt à bien vivre a moins de valeur que celui d’autrui ? Si c’est au prix de ma dépression qu’il faut sauver la planète, je me fous de la planète.

La difficulté évidemment, c’est que cette frontière entre d’une part le bien-être accessoire, le petit supplément de confort auquel on pourrait facilement renoncer, et d’autre part le bien-être fondamental, le truc qui aide vraiment à vivre, ou à être heureux, ou à se maintenir à flot, ou à mener une existence que l’on trouve décente, etc., est éminemment subjective, dépend des vies, des dispositions, des névroses de chacun, et ne peut pas être établie dans chaque cas autrement que par une introspection sincère. Tel élément de confort presque insignifiant peut jouer dans l’existence de telle autre personne un rôle d’une importance insoupçonnée – surtout si l’on prend en compte le fait que les équilibres de vie que les gens trouvent sont parfois précaires. Pour ma part, je me suis toujours passé de smartphone, et il y a de bonnes raisons de croire que ces gadgets technologiques sont écologiquement nuisibles. Mais je peux tout à fait admettre, et c’est même probable, qu’il y ait par exemple des gens menant des vies misérables, peu épanouies, qui trouvent dans la possession de ces objets une consolation indispensable – palliatif, peut-être, si vous voulez, mais palliatif nécessaire. Il serait intolérable pour moi d’exiger d’eux qu’ils consentent à leur propre malheur en renonçant à leur smartphone.

Je parle là seulement de l’éthique des comportements individuels. On pourrait déduire de ce qui précède que je trouverais scandaleux qu’on interdise, par exemple, les smartphones, mais ce n’est pas ce que je pense. D’abord, parce que s’il y a aujourd’hui des gens qui seraient très tristes d’être privés de leur smartphone, il en irait autrement si tout le monde était privé de smartphone. Si la possession d’un objet devient impossible, alors sa non-possession cesse d’être perçue comme une privation, une frustration, voire une humiliation (d’ailleurs, personne n’était triste de ne pas avoir de smartphone avant qu’il y eût des smartphones). Ensuite parce que la contrainte publique aurait le mérite d’épargner dilemmes et débats moraux aux individus, de les dispenser des remords et des regrets qui compliquent nos choix. Voilà pourquoi je pense que dans ce domaine la solution doit être politique et non individuelle : ce n’est pas seulement que c’est plus efficace (argument fréquemment entendu), c’est aussi et surtout que c’est plus moral. Il n’est pas juste d’exiger des individus qu’ils se comportent en héros ; il est en fait parfois – et en l’occurrence – beaucoup plus respectueux pour leur intégrité de les contraindre.

Publicité