Je me suis récemment ressouvenu de cette vidéo, qui avait eu tellement de succès naguère sur Facebook, et qui prend l’exemple d’une tasse de thé pour expliquer le consentement sexuel. L’idée est de prôner le respect absolu du (non-)consentement sexuel en faisant de ce dernier un simple avatar d’une pratique sociale plus large : il faut respecter le (non-)consentement sexuel aussi naturellement que, dans plein d’autres circonstances de la vie quotidienne, on respecte spontanément le (non-)consentement des gens. Ainsi, on respectera le fait qu’une personne ne consente pas à faire l’amour, de même qu’on respectera le fait qu’une personne ne consente pas à boire du thé, et on ne la forcera alors ni à faire l’amour, ni à boire du thé.
Malheureusement, je ne trouve pas ce parallèle convaincant du tout. Au mieux, il se fonde sur une conception irréaliste de la vie sociale ; au pire, il ne peut qu’inciter les gens à transposer très malencontreusement dans leur vie sexuelle des pratiques normales de leur vie sociale. Il vaut donc beaucoup mieux assumer qu’il y a, quelque part (je ne sais pas où, mais quelque part) une spécificité des activités sexuelles, et que celles-ci requièrent une forme particulière de consentement. Bien sûr, en un sens très général, le principe de respect du consentement vaut dans tous les domaines : quand on est sympathique et bien élevé-e, on ne force pas des gens à faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire. Cependant, voici une série de différences très importantes entre le « consentement » qui est censé s’appliquer dans les choses du sexe et le « consentement » qu’on met en œuvre, habituellement, dans la vie courante :
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l’impératif de respect du consentement est beaucoup plus universel en matière sexuelle qu’ailleurs. Dans plusieurs situations, il est parfaitement acceptable de contraindre des personnes, ou de les forcer à faire des choses. On empêche physiquement les enfants de quitter l’école, et les prisonnier-e-s de quitter la prison. On admet que des parents puissent forcer leurs enfants à faire certaines choses (manger leurs légumes, prendre leur bain, aller se coucher). La règle selon laquelle le consentement est un prérequis de toute activité sexuelle est beaucoup plus absolue : elle n’admet d’exception ni pour les prisonnier-e-s, ni pour les enfants, ni pour les handicapé-e-s sous tutelle ou curatelle, etc. ;
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dans la vie de tous les jours, on se satisfait généralement d’un consentement négatif (d’un consentement par défaut), et non d’un consentement affirmatif comme celui qui est requis en matière sexuelle. Dans beaucoup de situations, c’est la règle du « qui ne dit mot consent » qui prévaut. Si une personne me dit qu’elle ne veut plus que je lui parle, ou qu’elle ne veut plus que je lui parle d’un certain sujet qui la met mal à l’aise, j’ai le devoir de respecter cette volonté, mais je n’ai pas forcément à anticiper son non-consentement et je n’ai pas, en général, à vérifier par avance qu’elle consent à interagir avec moi (sinon, on ne s’en sortirait plus). Ou alors, on se satisfait d’un consentement tacite – et cela est vrai, en particulier, de certains types de contacts physiques : si je m’apprête à serrer la main à une personne, ou à lui faire la bise, je peux considérer comme un indice suffisant de son consentement le fait qu’elle collabore par sa gestuelle et son attitude, même si elle le fait de manière mécanique et sans enthousiasme particulier (il s’agit donc d’un standard de consentement bien en-deçà de ce qu’on exige dans le domaine sexuel). Là encore, si cette personne me dit qu’elle ne souhaite pas que je la salue de telle ou telle manière, je dois respecter ce choix (elle a le droit de ne pas consentir) ; mais on est là dans un registre de comportement où la situation par défaut est le consentement, et pas le non-consentement. On considère comme une précaution suffisante le fait que, si tel comportement déplaît à telle personne, celle-ci pourra nous le signifier après coup – et on ne recommencera pas, et tout ira bien ;
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surtout, dans la vie de tous les jours, on prend des engagements : on promet à quelqu’un qu’on fera quelque chose plus tard. Pour exprimer cela en termes de consentement, on peut dire que l’on consent à un instant t à consentir plus tard (à un instant t + 1). Bien sûr, si à l’instant t + 1 j’ai cessé de consentir, la personne auprès de qui je m’étais engagé n’a pas pour autant le droit de me forcer à faire ce à quoi je m’étais engagé. Si j’ai promis à un ami d’aller voir une expo avec lui, et que finalement je n’ai plus envie d’y aller, cet ami n’a pas le droit de me kidnapper pour m’y emmener de force. Cependant, il a le droit de me reprocher de ne pas tenir ma promesse, et il a même le droit d’insister pour que je tienne mon engagement. Pour reprendre le parallèle avec la tasse de thé, qui trouve ici clairement sa limite, si je demande à quelqu’un de me préparer une tasse de thé mais que je lui dis ensuite que finalement, non, je n’en veux pas, on aura raison de trouver mon comportement franchement grossier (et il me semble alors qu’il conviendrait que je me force à en boire un peu quand même, à moins vraiment que mon dégoût, pour une raison ou une autre, soit insurmontable). Ce phénomène de dédoublement temporel du consentement, si fréquent dans notre vie sociale courante, n’a guère d’équivalent (en tout cas, beaucoup moins) dans la vie sexuelle : en gros, dans le domaine sexuel, il n’y a pas tellement de promesse ou d’engagement qui vaille, en tout cas pas avec la même force (je parle d’un engagement à faire quelque chose, évidemment ; pas d’un engagement à ne pas faire quelque chose, qui est la norme dans les couples exclusifs : on s’engage à ne pas avoir de sexe avec une tierce personne). Le seul consentement qui compte est celui que l’on exprime au moment même de l’acte ;
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par généralisation du cas précédent : dans la vie sociale, on est fréquemment forcé-e de consentir à certaines choses. Le paradoxe n’est qu’apparent. Même sans s’y être formellement engagé-e, on a le devoir de venir en aide à ses ami-e-s, aux membres de sa famille, etc., et on est tenu-e de leur rendre certains services. Si je refuse systématiquement d’aider mes ami-e-s à déménager, ou de relire et corriger les textes qu’ils/elles ont écrits (en admettant que j’en aie la compétence), alors je vais finir par être un mauvais ami, une personne égoïste, un individu peu sympathique – et il sera légitime de m’en faire le reproche. Il n’y a rien de comparable en matière sexuelle : si je refuse systématiquement de faire l’amour, même si certaine personne aurait très envie que je le fasse (avec elle, par exemple), il n’y a pas lieu de me reprocher quoi que ce soit.
Ce ne sont que quelques idées en vrac, qui pourraient sans doute être mieux formalisées, mais en attendant d’y parvenir, voilà : l’idée que les normes du consentement sexuel iraient de soi, ou qu’on pourrait les déduire instantanément des pratiques habituelles de la vie quotidienne, me paraît franchement naïve. En fait, même si dans ce billet j’ai essayé de décrire les pratiques de la vie quotidienne en termes de « consentement » afin de mieux marquer les différences entre des conceptions différentes du consentement, ce qui apparaît surtout au bout du compte, c’est que le « consentement » n’est pas une notion si opérante que cela pour décrire l’essentiel de notre vie quotidienne : on parlera plutôt de respect, de fiabilité, d’altruisme, d’attention à l’autre, etc. Bien entendu, ces notions ne sont pas non plus étrangères à l’éthique sexuelle, mais celle-ci se retrouve tout de même très souvent ramenée à l’unique question du consentement. Il ne s’agit pas de dire que c’est bien ou mal – peut-être après tout que le sexe est une chose suffisamment différente du reste pour qu’on ait besoin d’un critère moral ad hoc – mais il s’agit au moins d’en prendre conscience, de s’en étonner, et de s’efforcer de fonder la pertinence de ce critère (et des interprétations particulières qu’on en donne) autrement que par une analogie douteuse : le consentement sexuel, décidément, n’est pas soluble dans une tasse de thé.