Cet article est essentiellement, au fond, une réécriture de la troisième partie de celui-ci, qui utilise le même genre d’arguments, mais présentés d’une façon un peu différente. Il correspond mieux à la manière dont j’ai envie, à présent, de formuler les choses. Cette nouvelle manière de présenter les choses a en outre l’avantage de répondre, par la bande, aux objections que m’avait à l’époque opposées A3nm, en commentaire de mon billet.
Je n’ai pas accès au reste de l’entretien, mais je suis évidemment d’accord avec ce que William Marx dit ici. En abordant la question de la pédophilie dans son ouvrage Un savoir gai, Marx y soulignait un fait qui est évident pour moi depuis longtemps : en tant qu’hommes gays, lui comme moi sommes en quelque sorte prédisposés à nous intéresser au sort, et aux droits, des autres minorités sexuelles, en particulier quand elles sont fréquemment vilipendées.
Le journaliste, qui reconnaît lui-même n’avoir jamais réfléchi à la question, fait à William Marx une objection de bon sens : la représentation même virtuelle[1] d’actes pédophiles ne risque-t-elle pas de favoriser le passage à l’acte ? Ce à quoi il y a deux choses à répondre. La première : qu’en savez-vous ? Je ne connais pas d’études sur la question, mais les gens qui avancent cet argument n’en connaissent pas non plus. Il est frappant que la première idée qui leur vienne soit celle-là, alors qu’on pourrait tout aussi bien partir de l’intuition inverse : il ne serait pas aberrant que la pédopornographie fasse diminuer le nombre de passages à l’acte, en offrant un exutoire sans dommages à ceux qui sont sujets à des désirs de cette nature.
Mais la seconde réponse à faire revient à sortir de cette logique naïvement conséquentialiste, et de soutenir que quand bien même la pédopornographie virtuelle ferait augmenter le nombre de viols, ce ne serait pas un argument décisif pour l’interdire. En vérité notre univers culturel est saturé de représentations fictionnelles qui peuvent avoir pour effet collatéral d’inciter à la violence : il y a des films qui esthétisent le meurtre, la torture, le viol, ou qui nous procurent de la jouissance en nous montrant des flots d’hémoglobine. Néanmoins, et heureusement, il se trouve peu de gens pour réclamer l’interdiction de ce genre de films. Voici une anecdote intéressante : le braqueur Redoine Faïd, en 2009, libéré après un séjour en prison, avait interpellé le réalisateur Michaël Mann en lui reprochant d’avoir fait des films de gangster, notamment Thief (Le Solitaire), sans lequel, disait-il, il n’aurait pas basculé dans la violence et le banditisme. Il y a donc visiblement des gens que les films de braquage poussent à commettre des braquages. Et pourtant, personne ne veut interdire les films de braquage. Tout le monde peut entendre le discours de Redoine Faïd, mais la réaction spontanée des gens va plutôt être de dire que oui, d’accord, parfois certains films incitent à certaines choses, mais que malgré tout, cela ne vaut pas le coup de censurer le cinéma pour si peu. Que des gens commettent des crimes après avoir vu des films, cela fait partie des risques normaux qu’une société libre doit tolérer. C’est comme pour le terrorisme et l’état d’urgence : quand bien même des restrictions à nos libertés fondamentales permettraient effectivement de réduire le risque d’attentats terroristes, elles ne seraient pas légitimes pour autant.
De façon générale, quand il y a un arbitrage à faire entre la prévention des crimes et la liberté artistique, on a plutôt tendance à mettre le curseur du côté de la liberté artistique, en particulier lorsqu’on parle d’œuvres de fiction. Même lorsque certaines personnes critiquent le contenu politique d’un film en soulignant sa dangerosité, elles ne réclament pas, en général, son interdiction ‒ sans doute notamment parce que, même dans une perspective conséquentialiste, elles sentent bien ce qu’aurait de socialement dommageable la normalisation de ce genre d’interventions autoritaires. Le problème, donc, en l’occurrence, c’est le deux-poids-deux-mesures : le contenu pédopornographique fait l’objet d’un traitement tout particulier, justifié par l’invocation ad hoc et exceptionnelle d’un principe théoriquement universel (on interdit ce qui est dangereux) mais qu’on n’applique en réalité presque jamais en matière d’art et de fiction. Cela me contrarie beaucoup, parce que j’y vois un exemple d’arbitraire – et vous savez que l’arbitraire, je déteste ça ; arbitraire d’autant plus détestable en l’occurrence que, comme souvent, il joue au détriment d’une minorité vulnérable et malchanceuse, scandaleusement privée des moyens de se divertir innocemment.
[1] Je parle exclusivement dans ce billet de la pédopornographie virtuelle, n’impliquant pas d’acteurs humains (mais réalisée, par exemple, grâce à des images de synthèse). J’ai abordé la question de la pédopornographie « réelle » ici.