Mois: janvier 2019

Pourquoi il faut autoriser la pédopornographie virtuelle

Cet article est essentiellement, au fond, une réécriture de la troisième partie de celui-ci, qui utilise le même genre d’arguments, mais présentés d’une façon un peu différente. Il correspond mieux à la manière dont j’ai envie, à présent, de formuler les choses. Cette nouvelle manière de présenter les choses a en outre l’avantage de répondre, par la bande, aux objections que m’avait à l’époque opposées A3nm, en commentaire de mon billet.

Je n’ai pas accès au reste de l’entretien, mais je suis évidemment d’accord avec ce que William Marx dit ici. En abordant la question de la pédophilie dans son ouvrage Un savoir gai, Marx y soulignait un fait qui est évident pour moi depuis longtemps : en tant qu’hommes gays, lui comme moi sommes en quelque sorte prédisposés à nous intéresser au sort, et aux droits, des autres minorités sexuelles, en particulier quand elles sont fréquemment vilipendées.

Le journaliste, qui reconnaît lui-même n’avoir jamais réfléchi à la question, fait à William Marx une objection de bon sens : la représentation même virtuelle[1] d’actes pédophiles ne risque-t-elle pas de favoriser le passage à l’acte ? Ce à quoi il y a deux choses à répondre. La première : qu’en savez-vous ? Je ne connais pas d’études sur la question, mais les gens qui avancent cet argument n’en connaissent pas non plus. Il est frappant que la première idée qui leur vienne soit celle-là, alors qu’on pourrait tout aussi bien partir de l’intuition inverse : il ne serait pas aberrant que la pédopornographie fasse diminuer le nombre de passages à l’acte, en offrant un exutoire sans dommages à ceux qui sont sujets à des désirs de cette nature.

Mais la seconde réponse à faire revient à sortir de cette logique naïvement conséquentialiste, et de soutenir que quand bien même la pédopornographie virtuelle ferait augmenter le nombre de viols, ce ne serait pas un argument décisif pour l’interdire. En vérité notre univers culturel est saturé de représentations fictionnelles qui peuvent avoir pour effet collatéral d’inciter à la violence : il y a des films qui esthétisent le meurtre, la torture, le viol, ou qui nous procurent de la jouissance en nous montrant des flots d’hémoglobine. Néanmoins, et heureusement, il se trouve peu de gens pour réclamer l’interdiction de ce genre de films. Voici une anecdote intéressante : le braqueur Redoine Faïd, en 2009, libéré après un séjour en prison, avait interpellé le réalisateur Michaël Mann en lui reprochant d’avoir fait des films de gangster, notamment Thief (Le Solitaire), sans lequel, disait-il, il n’aurait pas basculé dans la violence et le banditisme. Il y a donc visiblement des gens que les films de braquage poussent à commettre des braquages. Et pourtant, personne ne veut interdire les films de braquage. Tout le monde peut entendre le discours de Redoine Faïd, mais la réaction spontanée des gens va plutôt être de dire que oui, d’accord, parfois certains films incitent à certaines choses, mais que malgré tout, cela ne vaut pas le coup de censurer le cinéma pour si peu. Que des gens commettent des crimes après avoir vu des films, cela fait partie des risques normaux qu’une société libre doit tolérer. C’est comme pour le terrorisme et l’état d’urgence : quand bien même des restrictions à nos libertés fondamentales permettraient effectivement de réduire le risque d’attentats terroristes, elles ne seraient pas légitimes pour autant.

De façon générale, quand il y a un arbitrage à faire entre la prévention des crimes et la liberté artistique, on a plutôt tendance à mettre le curseur du côté de la liberté artistique, en particulier lorsqu’on parle d’œuvres de fiction. Même lorsque certaines personnes critiquent le contenu politique d’un film en soulignant sa dangerosité, elles ne réclament pas, en général, son interdiction ‒ sans doute notamment parce que, même dans une perspective conséquentialiste, elles sentent bien ce qu’aurait de socialement dommageable la normalisation de ce genre d’interventions autoritaires. Le problème, donc, en l’occurrence, c’est le deux-poids-deux-mesures : le contenu pédopornographique fait l’objet d’un traitement tout particulier, justifié par l’invocation ad hoc et exceptionnelle d’un principe théoriquement universel (on interdit ce qui est dangereux) mais qu’on n’applique en réalité presque jamais en matière d’art et de fiction. Cela me contrarie beaucoup, parce que j’y vois un exemple d’arbitraire – et vous savez que l’arbitraire, je déteste ça ; arbitraire d’autant plus détestable en l’occurrence que, comme souvent, il joue au détriment d’une minorité vulnérable et malchanceuse, scandaleusement privée des moyens de se divertir innocemment.


[1] Je parle exclusivement dans ce billet de la pédopornographie virtuelle, n’impliquant pas d’acteurs humains (mais réalisée, par exemple, grâce à des images de synthèse). J’ai abordé la question de la pédopornographie « réelle » ici.

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Démocratie ou plébiscite ?

J’entendais l’autre jour à la télé le gilet jaune Pierre Vila expliquer que l’élection de Macron manquait de légitimité démocratique parce que le président avait été élu par « 18% des Français » (il arrivait à ce chiffre en multipliant le score au premier tour, 24%, par le taux de participation, 77%). Ce à quoi le journaliste a eu beau jeu de répondre que tout de même, Macron avait élu démocratiquement, selon les règles en vigueur (oui, tout à fait).

Alors bon, évidemment, il n’y a pas de définition ultime et objective de ce que c’est que la « légitimité démocratique », et on peut en débattre longtemps, mais il y a un argument qu’on omet souvent de mentionner, sans doute par manque de culture mathématique, en faveur de la légitimité démocratique du président Macron : celui-ci est le premier président français depuis bien longtemps à être le « vainqueur de Condorcet » de l’élection qui l’a vu élire, c’est-à-dire le candidat qui aurait battu n’importe lequel/laquelle des autres candidat-e-s au second tour (c’est du moins ce que suggéraient les sondages). (Tout suggère que les vainqueurs de Condorcet des élections précédentes étaient Bayrou en 2007 et 2012, et peut-être Jospin en 2002.) Dans un second tour contre Fillon, Macron aurait bénéficié d’un report de voix de gauche ; contre Mélenchon, il aurait bénéficié d’un report de voix de droite ; contre Le Pen, il a bénéficié d’un report de voix de partout (dont la mienne, de voix). Et comme légitimité démocratique, en fait, ce n’est pas rien : cela veut dire qu’au moment de son élection, à défaut d’être le candidat préféré des électeur/trice-s, Macron était au moins un candidat relativement peu haï (en tout cas il était toujours moins haï que son adversaire réel-le ou potentiel-le). Pour diriger un pays, ce n’est pas un si mauvais critère.

(Je précise que je parle là de la situation au moment de l’élection de Macron, sur la base de ce que disaient les sondages. Je ne me prononce pas sur la situation d’aujourd’hui ; je ne suis pas sûr que Macron serait encore le « vainqueur de Condorcet ». Mais c’est bien à l’élection de 2017 que Pierre Vila faisait référence, pas à la situation actuelle. Après, on peut estimer que les élections ne sont pas assez rapprochées dans le temps, mais c’est un autre débat.)

De façon générale, c’est curieux de reprocher à quelqu’un son manque de légitimité démocratique sous prétexte qu’il n’est le candidat préféré que d’une minorité de gens. Dans une démocratie saine, raisonnablement pluraliste, caractérisée par une grande diversité d’opinions, c’est plutôt normal qu’aucun-e candidat-e n’ait la majorité absolue au premier tour (et donc que le vainqueur soit minoritaire dans l’opinion). En vérité, les préférences qu’on peut avoir pour tel-le ou tel-le candidat-e sont toujours relatives, pas absolues. Savoir si Macron est « majoritaire » ou « minoritaire » n’a pas forcément grand sens : en 2017, il a d’abord été minoritaire (au premier tour) puis majoritaire (au second tour) ; c’est essentiellement la configuration du vote qui avait changé entre les deux tours, beaucoup plus que l’opinion des gens à son égard.

Il me semble en tout cas qu’il faut se méfier du réflexe plébiscitaire, beaucoup plus que démocratique, qui consiste à tenir pour une anomalie qu’un-e élu-e soit minoritaire, voire à considérer qu’il/elle devient illégitime à son poste dès lors qu’il y a plus de gens contre lui que pour lui (quoi que cela veuille dire ; et encore une fois, compte tenu du caractère relatif de nos préférences, le sens de telles expressions n’est pas clair). Or le référendum révocatoire, qui est un peu le Graal démocratique de la gauche radicale et de l’extrême gauche, me paraît relever tendanciellement de cette logique plébiscitaire : il suppose de dire « oui » ou « non » à un homme ou à une femme, plutôt que de choisir entre un éventail d’options. Précisément parce que mes préférences sont relatives, je serais bien embarrassé si j’avais à cocher une case dans un référendum révocatoire visant Macron : je pourrais être désireux qu’il parte, mais pas à condition de mettre n’importe qui d’autre à la place (et selon la conjoncture politique je pourrais souhaiter ou non qu’il y ait rapidement une nouvelle élection). Si les élu-e-s étaient, comme certain-e-s le réclament, « révocables à tout moment », on pourrait même avoir des situations bizarres où le vainqueur de Condorcet d’une élection serait régulièrement révoqué (parce qu’il y aurait une majorité de gens contre lui plutôt que pour lui) puis réélu (parce que, justement, c’est le vainqueur de Condorcet), ce qui reviendrait à consacrer quasi simultanément, à chaque fois, son illégitimité et sa légitimité démocratiques ‒ et cette situation, contrairement aux apparences, n’aurait mathématiquement et démocratiquement rien d’anormal.

Je reprends une suggestion qu’on m’a faite : peut-être faudrait-il, pour éviter cette dérive plébiscitaire, promouvoir un référendum révocatoire constructif – comme il y a, dans certains régimes parlementaires, des motions de censure constructives : on peut renverser un gouvernement seulement si on peut trouver une majorité de député-e-s pour soutenir un nouveau ou une nouvelle premier-e ministre (c’est comme ça que ça marche en Espagne). Ainsi il pourrait falloir, pour convoquer un référendum révocatoire, non seulement une certaine quantité de signatures, mais encore une certaine quantité de signatures sur un nom précis ; et le référendum, du coup, plutôt que d’un plébiscite, aurait l’air d’un second tour entre le tenant du titre et son outsider. Cela éviterait les révocations artificielles fondées sur une majorité composite et factice, tout en présentant l’avantage démocratique de respecter le caractère relatif de nos préférences électorales et de nous permettre de voter en connaissance de cause entre deux options connues à l’avance.