J’ai récemment écrit une critique du livre Justice pour les hérissons, de Ronald Dworkin, où je reprochais à l’auteur son usage flou – et opportuniste – du concept de « dignité ». La « dignité » est un concept dont, a priori, je me méfie. Je suis sensible aux arguments contenus dans cet article d’Olivier Cayla, paru dans Le Monde en 2003, et selon lequel la « dignité humaine » est « le plus flou des concepts ». D’abord, la « dignité » a pu servir d’argument pour prendre des décisions liberticides, comme ce fameux arrêt du Conseil d’État proscrivant le lancer de nains (Morsang-sur-Orge, 1995). Et puis, surtout, l’argument de la dignité paraît extrêmement réversible. Ainsi, sur le lancer de nains, on peut considérer qu’il est attentatoire à sa dignité (voire à la dignité de tou-te-s les nain-e-s, voire à la « dignité humaine ») d’être lancé en tant que nain ; mais si on considère que l’un des versants de la dignité est l’autonomie, la capacité à considérer ce qui est bon pour soi-même, on peut considérer comme tout à fait contraire à la dignité d’interdire à un nain de se faire lancer. De même pour la prostitution : si l’on présuppose qu’il est indigne de vendre des services sexuels, alors on considérera que la prostitution est contraire à la dignité des prostitué-e-s, voire à la dignité des femmes en général, voire à la « dignité humaine » en général ; mais inversement, on pourrait considérer comme attentatoire à la dignité des femmes (et des hommes) de décider à leur place quel doit être leur rapport à leur corps et à leur sexualité.
D’ailleurs je n’ai rien lu de Dworkin sur le lancer de nains ni sur la prostitution, mais vu ce qu’il écrit par ailleurs, et vu l’importance qu’il donne à l’autonomie et à la responsabilité personnelle dans son interprétation du concept de « dignité », je suis enclin à penser qu’en bon libéral il désapprouverait (au nom même de la dignité) l’interdiction du lancer de nains ou de la prostitution.
Mais même si le concept de « dignité » est, au mieux flou, au pire dangereux, je trouve qu’il est, réflexion faite, impossible de s’en passer. Il faut bien avoir un mot pour nommer (et dignité est l’un des meilleurs mots que l’on ait) cette valeur au nom de laquelle on se sent parfois requis-e d’agir, fût-ce contre notre intérêt matériel ; cette valeur qui nous pousse par exemple à refuser de nous soumettre au chantage, ou même à refuser d’entériner ce que la situation paraît-il nous impose ; ce sentiment que l’on a parfois de déchoir, de se salir, de ne pas être à la hauteur de ce que l’on voudrait être, alors même que l’on ne fait pas de tort à quiconque ; cette chose qui a rapport avec une certaine forme d’estime de soi, et qu’en un autre temps on aurait peut-être appelé honneur. C’est sans doute trop impalpable, trop difficilement objectivable, trop peu traduisible en termes d’intérêt, de bonheur, de bien-être ou d’utilité, pour que ça puisse entrer dans un beau système moral conséquentialiste. Mais ça existe. Et même si j’étais au départ réticent à admettre ce concept, je suis reconnaissant à Dworkin de m’avoir fait changer d’avis là-dessus : une morale qui tient compte de la « dignité » sera toujours supérieure à une morale qui n’en tient pas compte.
Je crois que l’une des choses que j’aime bien, avec le concept de « dignité », c’est qu’il permet de dépasser l’opposition classique entre conséquentialisme et morale des principes, c’est-à-dire – plus ou moins – entre les théories morales qui se fondent sur l’examen de ce qu’il advient à ceux et celles qui subissent l’acte, et les théories morales qui se fondent sur l’examen des raisons qui font que telle ou telle personne commet un acte. Au fond, l’opposition entre conséquentialisme et déontologisme relève de la question de savoir quel pôle de l’interaction morale (celui/celle qui commet ou celui/celle qui subit) est le plus pertinent pour le jugement moral. Mais la « dignité » permet de penser ces deux pôles en relation. Ce concept se focalise sur celui ou celle qui subit l’action, qui est aussi celui ou celle dont la dignité peut être atteinte ou blessée ; a contrario, des concepts comme le « respect », la « sollicitude » ou, plus encore, le « devoir » ou les « principes » déportent le problème au pôle de celui ou celle qui commet l’acte. Mais le concept de « dignité » postule en même temps que la manière dont une personne est affectée par un acte dépend partiellement de la manière dont elle est considérée par celui ou celle qui commet l’acte. À conséquences matérielles égales, je ne subis pas le même degré d’injustice si les décisions qui me défavorisent, par exemple, ont été prises pour me discriminer sur la base d’une de mes caractéristiques, ou si elles ont simplement été prises en application d’une règle universelle, abstraite et aveugle. Car ma « dignité » n’est pas atteinte de la même manière dans les cas.