[TW : discussions scholastiques sur la pédophilie]
Il y a quelques jours, à la plage, j’ai assisté à une scène étonnante. J’étais avec quelques ami-e-s, nous revenions de nous baigner, quand soudain nous tombons sur un attroupement de quinze ou vingt personnes qui insultaient et bousculaient un type assez vieux, l’air hagard. En nous approchant, nous comprenons que l’homme a été surpris en train de photographier des petites filles sur la plage. Des gens s’en sont rendus compte, lui ont pris son portable et ont constaté qu’il était plein de photos du même genre. Tout le monde est en colère contre lui, certains lui mettent des petits taquets, les plus furieuses sont des femmes (mères ou tantes, semble-t-il, des petites filles photographiées) qui l’injurient copieusement, le menacent de mort et essaient de le frapper. Redoutant un peu un lynchage, nous restons un moment sur les lieux pour voir comment les choses évoluent. Mais la plupart des gens se montrent raisonnables. Des hommes s’interposent et s’efforcent à la fois d’immobiliser le vieux pédophile en attendant que la police arrive (elle a été appelée) et d’empêcher les personnes les plus furieuses de le frapper. « Ca ne sert à rien de le frapper », « C’est à la police de s’en occuper », « On ne va pas se mettre en tort nous-mêmes », « On n’est pas un tribunal » : voilà quelques-unes des phrases entendues, qui redonnent un peu foi en l’humanité en ce qu’elles témoignent d’une adhésion minimale aux principes de l’État de droit. La police a fini par arriver, elle a embarqué le type et nous sommes parti-e-s à ce moment-là.
Cet épisode m’a quand même mis un peu mal à l’aise. La manière dont les gens l’insultaient (« pervers », « pédophile », « vieux dégueulasse », et même « pédé », mais bon, passons là-dessus) semblait témoigner du fait que ce qui lui était reproché, c’était moins l’acte en lui-même consistant à prendre des photographies de petites filles, que la nature de ses fantasmes et de ses attirances. Bref, il était coupable moins pour ce qu’il avait fait que pour ce qu’il était – et ce qu’il avait fait, simplement, révélait ce qu’il était. Ou disons plutôt que les deux se mêlaient dans l’esprit des gens. En tout cas je ne pense pas que la colère dont faisaient preuve tous ces badauds aurait pu se soutenir à un tel niveau d’intensité si elle n’avait pas été alimentée par la certitude que cet homme était habité par des désirs intrinsèquement immoraux. Car enfin, autant qu’on le sache, il n’avait fait de mal à aucun enfant – du moins rien ne permettait de le penser. S’il n’avait pas été surpris, les petites filles et les mères concernées auraient continué à passer des vacances paisibles et insouciantes. Alors quelle est la nature exacte de ce crime sans victime qu’on lui reprochait ?
On pourrait attaquer la conduite du vieux pédophile sous l’angle du « droit à l’image ». Mais le droit à l’image, c’est un principe qui me laisse dubitatif, tant il me paraît difficile d’en donner une formulation vraiment solide et cohérente. Car en l’occurrence, le pédophile n’a rien vu qu’il n’avait pas le droit de voir. Que l’on soit bien d’accord : il ne s’agit pas ici de pédopornographie. Des enfants peu vêtus sur une plage ne sont pas un spectacle intrinsèquement sexuel ; c’est seulement l’usage qui peut être fait ou non de ces représentations qui est sexuel. Si vous voulez voir des photos d’enfants en maillot de bain, c’est très facile : allez sur n’importe quel site de colonie de vacances, ce n’est pas interdit. Les petites filles étaient en maillot de bain sur la plage, elles étaient offertes au regard de tout le monde ; si l’homme s’était contenté de les regarder et de conserver leur image mentale dans son esprit, cela aurait été irréprochable, quand bien même il se serait ensuite servi de cette image mentale à des fins masturbatoires. Pourquoi alors semble-t-il plus grave de conserver une image photographique qu’une simple image mentale ? On pourrait être tenté-e-s de dire que c’est parce qu’une image photographique peut être diffusée, au contraire d’une image mentale. Mais alors, premièrement, c’est la diffusion elle-même qu’il faut réprouver, non la simple capture ou possession de photographies (et rien n’indiquait que le pédophile eût l’intention de diffuser ses images), et, deuxièmement, une image mentale pourrait fort bien être reproduite sous une forme susceptible d’être diffusée (supposons que le pédophile ait à la fois une excellente mémoire et un grand talent de dessinateur…). D’autre part, comme tout le monde, j’ai déjà pris des photos à la plage : pas des photos de petites filles ou de petits garçons, certes, mais des photos de vacances avec des ami-e-s dessus, ou encore des photos panoramiques. Sur certaines de ces photos, il y a certainement des petites filles et des petits garçons, un peu flou-e-s, en arrière-plan. Si on pense qu’il est mal de photographier des enfants en maillot de bain sur la plage, est-ce que c’est le fait spécifique de les prendre en gros plan que l’on condamne ? Ou bien le fait de les prendre tout court ? Mais dans le premier cas, qui me paraît le plus plausible, en quoi serait-il problématique de prendre une photo panoramique avec un appareil à très haute résolution, puis de zoomer et de rogner la photo pour se retrouver, en fin de compte, avec une photo d’enfant de bonne qualité ? La manière dont le pédophile, une fois rentré chez lui, utilise Photoshop ne regarde que lui. Mais si on admet qu’il est moralement licite de traiter ainsi les photographies panoramiques que l’on a prises, pourquoi ne le serait-il pas de photographier directement un enfant en gros plan, puisque le résultat est le même ? D’ailleurs, qui nous dit que les photographies que le pédophile avait dans son téléphone n’ont pas été faites, justement, à partir de photos panoramiques rognées et redimensionnées ? Ce que je veux dire avec ce développement, c’est qu’il est vraiment difficile de fonder un « droit à l’image » qui puisse empêcher, je ne dis pas la diffusion (c’est une autre question), mais la simple prise de photographies dans l’espace public. Ma position serait donc plutôt la suivante : quand on est dans l’espace public, eh bien, notre image devient publique, et on ne peut pas empêcher les gens de s’en servir, de la graver (en mémoire ou dans leur appareil), de s’en servir (à des fins artistiques, sexuelles ou autres).
Et puis au fond, quand bien même il serait moralement répréhensible de prendre des photos de gens dans l’espace public, est-ce que cela justifierait une telle animosité à l’égard du vieux monsieur ? Il s’agirait au pire d’une infraction morale assez bénigne. Ce qui explique la fureur des gens, en l’occurrence, c’est qu’ils supposent que le vieux monsieur utilise ses photographies pour s’exciter sexuellement. Et les gens ont sans doute confusément le sentiment qu’utiliser un enfant comme support masturbatoire, c’est d’une manière ou d’une autre porter atteinte à l’intégrité de cet enfant. Je pense que les mères qui étaient là étaient tout simplement révulsées, non pas à l’idée que l’on prenne leur fille en photo (dans plein d’autres contextes, cela aurait été tout à fait anodin), mais à l’idée que quelqu’un se masturbe en pensant à elle. Mais alors là, pardon, il y a un problème. Les gens et l’image des gens, ce n’est pas la même chose. Et autant faire des choses sexuelles avec des gens sans leur consentement, c’est un gros problème, autant faire des choses avec l’image des gens sans leur consentement, ce n’en est pas un du tout. Tout le monde a déjà fantasmé sur des stars sans leur demander leur avis. Tout le monde, je suppose, a déjà fantasmé sur des gens qu’il ou elle connaissait personnellement sans solliciter leur autorisation. Et ce n’est pas non plus un problème moral que de s’imaginer avoir avec son copain ou sa copine des pratiques sexuelles dont on n’a pas encore osé lui parler. Le consentement est un principe moral très important, mais il ne concerne que les actes, pas les fantasmes : nous ne sommes pas, nous ne pouvons pas exiger d’être, propriétaires des images de notre corps comme nous le sommes de notre corps lui-même ; nous pouvons encore moins exiger un droit de regard sur l’usage intime qui est fait des représentations de notre corps. Si des gens se masturbent sur des photos publiques de moi, je n’ai rien à dire (et s’ils se masturbent en s’imaginant me faire du mal, je n’ai rien à dire non plus).
Je pense donc que la colère des gens présents avait de très mauvais fondements. Il n’y a qu’à se balader un peu sur Facebook pour se rendre compte que, comme je l’écrivais jadis, la question de la pédophilie a ce pouvoir étrange de rendre complètement fascistes des gens a priori très raisonnables. La pédophilie fait figure de crime absolu, et les pédophiles de monstres absolus. (Bon, c’est en train de changer, maintenant on a aussi les terroristes qui leur font concurrence.) C’est en soi une excellente raison de se méfier des impulsions de la foule, de considérer les choses avec raison et froideur et, dans les situations qui nous inspirent de la méfiance ou du dégoût, d’essayer identifier ce qui nous gêne exactement et pourquoi. Et si l’on se rend compte que la principale chose qu’on a à reprocher à quelqu’un, ce sont ses fantasmes, alors il est temps de se dire que l’on fait fausse route.