Sur le plateau d’Arrêt sur image, Daniel Schneidermann reçoit quatre représentants – tous des hommes, du moins en apparence – des associations anti-pinkwashing qui ont participé à la Marche des Fiertés. À un moment, le présentateur soulève la question du manque de mixité du plateau. L’un-e des invité-e-s, Arnaud Gauthier-Fawas, qui présente tous les attributs extérieurs de la masculinité (voix grave, barbe…) répond alors, un peu agressivement : « Je ne vois pas ce qui vous permet de dire que je suis un homme ! » L’intéressé-e, en effet, se définit comme non-binaire, c’est-à-dire comme ni masculin-e, ni féminin-e. Il/elle explique qu’il faut distinguer l’expression de genre (en l’occurrence, masculine) et l’identité de genre (en l’occurrence, non-binaire), et qu’il y a beaucoup plus de fluidités dans les catégories de genre que l’on ne l’imagine parfois. Sa saillie (visible ici) a fait le buzz, et a été beaucoup moquée sur Internet par des idéologues réactionnaires. Et effectivement, il me semble qu’il y a un problème dans la conception du genre qu’il/elle défend, même si on peut la critiquer sur d’autres bases que lesdit-e-s réactionnaires.
En fait, la position d’Arnaud Gauthier-Fawas repose sur l’idée que le genre est quelque chose de relativement simple, en tout cas de relativement univoque : le genre de quelqu’un, c’est le genre que la personne revendique, point barre. Le genre serait donc un élément de la personnalité totalement indépendant de choses comme le sexe biologique, l’apparence physique, le choix d’un prénom (car Arnaud n’est pas précisément épicène).
Mais ça ne tient pas. Premièrement, si on définit le genre comme cela, alors on ne peut plus rien dire sur le genre, on ne peut plus faire d’études de genre, on ne peut plus analyser les discriminations de genre, on ne peut plus analyser les rapports sociaux entre les genres, tout simplement parce que, dans la plupart des relations interpersonnelles où le genre entre en ligne de compte, les personnes impliquées ne se connaissent pas suffisamment bien pour connaître leur « identité de genre » au sens où Gauthier-Fawas l’entend. Comme le suggère ici Daniel Schneidermann, penser le harcèlement de rue en termes de rapport de genre, cela implique de donner au « genre » un contenu beaucoup plus large que le simple fait de se sentir, pour un individu, dans le secret de son cœur, homme, femme, ou ni l’un ni l’autre. Les discriminations de genre à l’embauche ont au moins autant à voir avec l’expression de genre d’une part, avec le sexe biologique réel ou supposé de la personne d’autre part – puisque les employeur/se-s et DRH se méfient, non sans raison de leur point de vue, des femmes qui tombent enceintes…– que de l’« identité de genre » Pour résumer tout cela autrement, il faut choisir : on ne peut pas à la fois définir le genre comme « sexe social », ce qui est l’approche féministe la plus courante, et le définir uniquement à partir du ressenti intime des personnes, de manière totalement non sociale, sans prendre même en compte la manière dont ces personnes signalent leur genre aux gens qu’elles rencontrent.
Deuxièmement, cette approche analytique de l’« identité de genre » (opposée au sexe et à l’expression de genre) exprime peut-être quelque chose du vécu des personnes trans, et des personnes non binaires, mais elle rend insuffisamment compte, à mon avis, de l’expérience de la plupart des personnes cisgenres. Je vais prendre un exemple que je connais bien : moi. Qu’est-ce qui fait que je suis un homme ? Il serait erroné de dire que c’est (seulement) mon sexe biologique ; mais il serait aussi erroné de dire que c’est (seulement) la manière dont les autres me perçoivent, ou l’ensemble des signaux physiques de manhood que j’envoie aux autres ; il serait erroné de dire que c’est (seulement) la manière dont je me perçois moi-même. En fait, c’est un peu tout cela à la fois. Mon expérience de la manhood est synthétique : le fait d’utiliser un pronom masculin, le fait d’avoir un pénis, le fait d’être reconnu comme un homme par toutes les personnes qui me voient, contribuent tous à me constituer comme homme (c’est déjà ce que j’expliquais ici). Je peux me poser la question contrefactuelle de savoir ce qu’il adviendrait de ma manhood si l’une de ces caractéristiques me manquait, ou venait à me manquer ; mais l’honnêteté m’oblige à dire que cette question ne pourrait pas recevoir de réponse simple. Si je n’avais pas (plus) de pénis, ou pas (plus) d’apparence masculine, ou pas (plus) l’envie de me désigner par le pronom il, je pense que cela mettrait mon genre en crise, que cela déstabiliserait mon identité de genre, et que cette crise et cette déstabilisation feraient elles-mêmes partie de la définition de mon genre.
C’est pourquoi, pour échapper aux difficultés ci-dessus, il me paraît utile et nécessaire de définir l’identité de genre, non simplement à partir du ressenti des individus, ou de leur envie/besoin de se désigner par tel ou tel pronom, mais comme un faisceau de facteurs – ces facteurs incluant, au moins, le sexe biologique, l’apparence physique, l’assignation sociale de genre et, bien sûr, tout de même, le sentiment intime. Je propose de dire que le genre, c’est tout ça à la fois. Dans ces conditions, il y a des personnes (cisgenres) à propos desquelles cela a complètement un sens de dire qu’elles sont hommes ou femmes : dans leur cas, tous les facteurs convergent harmonieusement vers la valeur « homme » ou la valeur « femme » de la variable « genre » (je laisse de côté la question de savoir si ce sont des valeurs discrètes, ou deux pôles d’un continuum). Et puis il y a des personnes (transgenres, non binaires…) pour lesquelles ces différents facteurs ne concordent pas.
Du coup, la question de savoir si Arnaud Gauthier-Fawas est un homme est piégée. Il y a tout simplement plusieurs manières d’entendre cette question. Si on considère, comme je propose de le faire, que la définition du genre inclut l’apparence physique (l’« expression de genre », comme dit l’intéressé-e) et la manière dont les gens nous perçoivent, donc nous traitent, alors la réponse est évidemment : oui, Arnaud Gauthier-Fawas est un homme, au moins en partie. Mais si, plutôt que de se placer à ce niveau d’abstraction classificatoire, on réfléchit pragmatiquement à la manière dont on peut et dont on doit s’adresser à Arnaud Gauthier-Fawas, alors rien n’interdit d’adopter des pratiques sociales (et notamment des pratiques linguistiques, via le choix des pronoms et des accords, comme je le fais moi-même dans ce billet) qui entérinent sa revendication de non-binarité. On peut tout à fait respecter la volonté d’Arnaud Gauthier-Fawas de ne pas être appelé-e « Monsieur », par exemple, et on peut tout à fait parler de lui/elle au masculin ou au féminin alternativement, si c’est cela qu’il/elle souhaite. Il n’y a pas besoin pour ce faire de théoriser que Gauthier-Fawas n’est pas un homme. Il y a simplement besoin de considérer que dans les relations interpersonnelles, ce qui est pertinent, ce n’est pas le genre dans son ensemble, mais seulement certains éléments parmi ceux qui contribuent à définir le genre, à savoir ceux qui relèvent du sentiment intime.
Comment l’interaction entre Schneidermann et Gauthier-Fawas aurait-elle donc pu se passer ? Daniel Schneidermann a eu raison de soulever le problème du manque de femmes sur le plateau ; Arnaud Gauthier-Fawas aurait pu, et dû, reconnaître la validité de son point, et reconnaître que dans la perspective qui justifiait la remarque de Daniel Schneidermann, il n’était pas absurde de le/la considérer comme un homme. Il/elle aurait aussi pu faire remarquer, en passant, que lui/elle-même ne s’identifiait pas comme un homme, qu’il/elle était non-binaire, mais que cela ne changeait rien au problème du manque de femmes sur le plateau. Une phrase comme : « Vous avez raison, ce plateau manque de femmes, même si en ce qui me concerne, je tiens à préciser que je ne me considère pas vraiment comme un homme, mais plutôt comme une personne non-binaire » aurait sans doute été parfaite, et tout le monde aurait été satisfait.
Les réactionnaires naturalistes transphobes et les progressistes constructivistes trans-friendly sont en fait d’accord sur une chose : les uns comme les autres considèrent que, pour un individu donné à un moment t, le genre est une variable qui ne peut prendre qu’une seule valeur. Certes, les uns et les autres diffèrent sur la manière d’établir cette valeur : les réactionnaires naturalistes indexent strictement le genre sur le sexe, alors que les progressistes constructivistes, bien souvent, considèrent que sexe et genre mènent deux existences à peu près complètement autonomes, sans aucun rapport conceptuel entre l’un et l’autre. Ces derniers admettent aussi que la variable « genre » peut prendre d’autres valeurs que « homme » ou « femme » (non-binaire, agenre, demiboy, etc.). Mais dans tous les cas, pour un individu donné, il y a un mot, et un seul, à écrire dans la case « genre » de la fiche d’identité. Est-ce que ce préjugé regrettable vient du fait qu’effectivement, on est souvent obligé-e de remplir des questionnaires où on nous demande notre genre ? Et du fait que les documents d’état-civil, les papiers d’identité, etc., imposent de donner une valeur unique et stable à la variable « genre » ? Pour ma part, je soutiens que ce dogme de la monovalence du genre ne rend pas justice à la richesse et à la complexité du « genre » comme pratique sociale et comme expérience vécue.
Ceux que vous qualifiez de « progressistes constructivistes » n’ont rien de progressistes et leur discours est souvent aussi délirant et réactionnaire que celui des ultra-naturalistes. Tous les extrêmes se valent. Qu’effectivement une personne née dans un corps d’homme puisse être une femme n’a rien de choquant et c’est d’ailleurs une réalité que l’on rencontre dans toutes les époques, depuis l’Antiquité’, et sur tous les continents, mais cela ne s’applique qu’à un nombre de personnes extrêmement limitées. Bref, ce sont les exceptions qui confirment la règle. De la même manière que les neuro-atypiques confirment la règle, qui est neurotypique. Une fois que l’on a établi ce constat, toute autre forme de débat me semble aussi inutile et psychologiquement délirant que de s’interroger su la terre est ronde.
L’exception ne remet pas en cause la règle, et la règle ne doit pas opprimée l’exception. Voilà tout. Je suis moi-même neuro-atypique et je ne vais pas remettre en cause le fait que l’immense majorité des êtres humains sont neurotypiques, que cela a toujours été et sera toujours ainsi.
Et la règle ne doit pas opprimer l’exception (pardon pour les fautes de frappe).