Un spectre hante la philosophie morale, le scepticisme.
D’un certain côté, le scepticisme moral radical nous paraît à la fois improbable et répugnant. Nous sommes naturellement enclin-e-s à porter des jugements moraux sur ce que les gens font, à approuver les actes héroïques et à désapprouver les actes vils. Nous avons même du mal à imaginer que nous pourrions nous passer de tels jugements. Endosser le scepticisme moral nous conduirait à ne pas pouvoir considérer comme des mauvaises choses (ni comme des bonnes choses, d’ailleurs) le nazisme, l’esclavage ou la torture gratuite d’un nourrisson, et une telle conséquence nous paraît bien sûr un peu difficile à accepter.
De l’autre côté, le scepticisme moral a des aspects intellectuellement séduisants. En particulier, il conjure le risque d’idéalisme qu’encourt toute tentative de tenir des positions morales substantielles. Pourquoi au juste est-il mal de tuer ou de torturer des innocent-e-s ? Cela les fait souffrir, ou cela fait de la peine à leurs proches, soit ; mais pourquoi est-il mal de faire souffrir ou de faire de la peine aux gens ? Peut-être parce que cela diminue leur plaisir, ou leur bonheur. Mais à nouveau, pourquoi est-il désirable d’augmenter le plaisir ou le bonheur des gens ? Toute tentative de justification morale ne semble pouvoir s’appuyer que sur d’autres énoncés moraux, qui demandent à leur tour à être justifiés : nous voilà face au problème de la régression à l’infini. Pour échapper à cette difficulté, il faudrait pouvoir identifier des faits du monde sur lesquels nos croyances morales puissent se greffer (c’est ce qu’on appelle le réalisme moral) ; il faudrait pouvoir définir la vérité d’un énoncé moral par sa conformité avec un état de choses réel (de même que la vérité d’un énoncé physique est sa conformité avec un certain agencement du monde physique) ; il faudrait donc supposer qu’existent dans le réel, là, autour de nous, des petits morceaux de moralité, des petites particules morales (Ronald Dworkin dit : « des morons », pour se moquer de cette vision des choses[1]), de la même manière qu’il y a des protons et des neutrons. Mais enfin, ces « morons », on ne les a jamais vus…
Je ne sais donc pas quel statut exact donner à une assertion comme « Le nazisme c’est mal », mais peut-être qu’après tout on peut continuer à proférer des énoncés moraux de cette sorte, à faire comme si ils étaient vrais au même titre qu’une vérité scientifique, tout en conservant in petto une réserve sceptique. Cela ne changerait sans doute pas grand-chose, en pratique, à notre droit à condamner l’abominable et à louer l’héroïsme.
Mais il faut quand même avoir cette menace sceptique à l’esprit quand on s’engage dans des débats moraux. Bien souvent, quand les gens sont en désaccord sur une question morale, ils n’arrivent pas à se faire changer mutuellement d’avis en se donnant des arguments. Il se peut, et même il est fréquent, que le désaccord repose sur des conceptions morales axiomatiques ou quasi-axiomatiques, comme : « La morale, c’est de faire primer l’universel sur le particulier », ou « L’égalité est une valeur plus importante que le respect de la vie humaine », etc. Or face à des proclamations comme celles-là, si l’on est en désaccord avec elles, il paraît assez naturel de dire : « Pourquoi dis-tu cela ? Prouve-le moi ! Montre-moi que j’ai tort de penser le contraire ! » Mais comme on sent bien, intuitivement, que toute justification de ces énoncés moraux pourra elle-même être mise en doute à son tour, cette ligne argumentative revient en fait à dégainer l’arme du scepticisme moral. Bien sûr, une telle arme atteint les positions de notre interlocuteur/trice autant que les nôtres propres : je ne peux pas dégainer l’arme du scepticisme contre un énoncé comme : « La morale, c’est de faire primer l’universel sur le particulier », et prétendre en même temps pouvoir soutenir un énoncé comme : « La morale, c’est de veiller d’abord aux intérêts des gens qui sont proches de nous. » Car l’interlocuteur/trice pourrait répondre à son tour : « Pourquoi dis-tu cela ? Prouve-le moi ! Montre-moi que j’ai tort de penser le contraire ! », etc. En revanche, l’arme du scepticisme est une arme efficace pour celui ou celle qui, dans le débat en question, défend la position la plus prudente, la plus œcuménique, la plus indéterminée (« La morale, c’est prendre en compte à la fois l’intérêt général et les intérêts de nos proches »). C’est donc une excellente arme défensive. Et comme le scepticisme moral, envisagé abstraitement, a tout de même une certaine plausibilité intellectuelle, je ne suis même pas sûr que ce soit une arme déloyale…
[1] Dans son dernier livre, Justice for hedgehogs (2011), traduit en français en 2015 sous le titre Justice pour les hérissons. Dworkin essaie en fait d’y trouver une troisième voie entre scepticisme et réalisme, mais sa critique théorique du scepticisme ne me convainc pas. J’y reviendrai peut-être dans un prochain billet.