Quand nous délibérons moralement, ou quand nous évaluons moralement un acte, notre réflexion est fondamentalement structurée à partir de l’opposition entre altruisme et égoïsme. Il n’est pas toujours requis de sacrifier ses propres intérêts à ceux d’autrui (cela dépend dans quelles circonstances, dans quelle mesure, etc.), mais globalement on a quand même tendance à valoriser l’altruisme au détriment de l’égoïsme, et on trouve cela estimable de consacrer du temps, de l’argent, des efforts, du bien-être, de la sécurité… pour aider un-e ami-e à déménager, aider une vieille dame à traverser la rue ou contribuer à l’émancipation du prolétariat.
Je suis d’accord avec l’existence de cette distinction fondamentale. Ce qui me trouble, en revanche, c’est qu’au nom d’une exigence de vertu universelle et impartiale, on verse parfois certaines formes d’altruisme dans la catégorie infamante de l’égoïsme ou de l’individualisme. On va parfois avoir tendance, par exemple, à considérer les actes commandés par l’amitié ou l’amour comme n’étant pas authentiquement altruistes, et du coup à considérer le respect de ce type d’engagements affectifs comme ne relevant pas du domaine moral, sous prétexte qu’il s’agit de comportements tournés vers des personnes qui sont trop proches de nous.
C’est tout de même bizarre, parce qu’enfin la personne qui est mon ami-e, ou celle dont je suis amoureux, ce sont bien des autruis. On a peut-être trop l’habitude d’aimer des gens, au point qu’on ne se rend plus compte du miracle que c’est, que de pouvoir participer suffisamment aux joies et aux peines de quelqu’un d’autre que soi pour souhaiter intensément la satisfaction de ses intérêts, parfois presque comme si c’était soi. Mais justement, ce n’est pas soi, et je ne vois pas en quoi cette participation intense aux émotions des autres suffirait à estomper la frontière morale entre soi et les autres. Il est plus logique de considérer ces sentiments d’amitié, d’amour et d’empathie comme les auxiliaires de la moralité, en tant qu’ils nous poussent à un comportement altruiste, que comme sa négation.
Pour dire les choses un peu autrement, je ne suis pas tellement d’accord avec une conception de la morale comme abnégation, qui ferait de notre souffrance personnelle une condition, ou une garantie, de la moralité de nos actes. Je ne vois pas du tout en quoi c’est un problème de se faire du bien en faisant du bien, ni de se rendre heureux en rendant les autres heureux.
D’autant plus que toute conception sacrificielle de l’altruisme court le risque de tomber dans l’auto-contradiction. Même un comportement altruiste impartial, et adressé à des gens qu’aucun lien particulier ne relie à soi, peut induire chez son auteur des rétributions psychologiques, ne serait-ce que sous la forme d’une bonne conscience ou du sentiment rassérénant du devoir accompli. À partir de là, le fait que le comportement altruiste ait aussi, pour effet collatéral, de nous apporter une gratification, un sentiment de bien-être, ne saurait être une raison valable pour lui dénier son caractère altruiste et sa valeur morale.
Tout cela ne dit rien, à soi seul, de l’équilibre à trouver entre altruisme large et altruisme restreint, entre vertu impartiale et impersonnelle[1] d’une part, et respect des engagements particuliers d’autre part. Je ne plaide pas ici pour faire primer absolument le second type d’altruisme sur le premier[2]. Mais je tiens à réhabiliter le second comme une forme authentique d’altruisme, à souligner le fait qu’il n’est pas forcément plus facile à pratiquer, ni moins contraignant, que l’autre, et qu’il peut tout à fait se coder dans les termes habituels de la réflexion morale, puisqu’il implique des « devoirs », des « droits », des manquements possibles aux devoirs, etc.
[1] Il paraît que dans la tradition philosophique, le mot vertu est spécialisé dans cet usage : faire primer l’intérêt général sur les intérêts particuliers – les siens propres, et ceux de ces proches. Il paraît que c’est le sens qu’il a chez Rousseau, et qu’il avait aussi chez Caton l’Ancien. Admettons ; j’ai écrit jadis une petite nouvelle qui aborde les mêmes thèmes que cet article, mais où l’un des personnages contestait cet emploi du mot vertu au nom d’une définition qui visait à en faire, au contraire, un sentiment moral plus chaud, plus fondé sur l’affect, et donc moins impartial, que la morale froide et abstraite.
[2] Même si, bon, j’ai écrit naguère une défense de la partialité morale.
Globalement d’accord avec la tonalité de votre texte. J’ajouterais qu’il ne faut pas confondre altruisme et militantisme : dans la majorité des cas (j’ai pu le constater à maintes reprises) les militants ou militantes de tous bords sont des individus particulièrement sectaires qui ne servent que leurs propres intérêts, ou ceux d’une idéologie politisée _ ce qui est encore pire.
Concernant « l’émancipation du prolétariat » reste à définir ce qu’est le prolétariat dans le contexte historique actuel. Comme M. Onfray il me semble évident que la réalité prolétarienne du XXIème siècle ne correspond plus vraiment à la phraséologie habituelle. Celle-ci oublie trop souvent, par exemple, le monde rural, or les petits agriculteurs font évidemment partie des populations les plus défavorisées, à la fois sur le plan économique, social et politique.
Pour revenir à la conception sacrificielle de l’altruisme érigée en principe, elle me semble d’autant plus condamnable qu’elle renvoie à un idéalisme semblable à celui du christianisme (dans ses plus mauvais côtés), c’est à dire à ce que Nietzsche considérait comme une forme de pathologie aiguë, marquée à la fois par une haine de la vie et un refus du monde réel.