Je viens de terminer Justice pour les hérissons, de Ronald Dworkin (Genève, Labor et Fides, 2015, 1re éd. 2011), et le moment est venu de faire un petit bilan de ma lecture. J’ai beaucoup aimé les premiers chapitres, parce que :
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j’ai été séduit par l’ambition considérable de l’entreprise – élaborer un système cohérent de philosophie éthique, morale, politique et juridique, le tout saupoudré d’un peu de métaphysique et d’épistémologie ;
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Dworkin prend les choses de très loin, de manière à ne pas être accusé de faire fond sur des postulats massifs et ininterrogés. Ainsi, il commence par se demander très longuement ce que cela veut dire qu’une vérité en morale, et ce que cela veut dire qu’une vérité tout court, etc. ;
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la langue est très claire (notamment grâce au traducteur, John E. Jackson), et la démonstration l’est également. Non seulement Dworkin avance pas à pas, mais il multiplie les anticipations et les regards rétrospectifs, de manière à bien mettre en évidence la structure de son discours et à nous aider à nous repérer dans son gros livre (450 pages, moins les notes).
C’est pourquoi, avant d’exposer plus en détail la nature de mes critiques, et pour mitiger par avance leur apparente sévérité, je tiens à dire que la lecture de ce livre a été, malgré tout, une expérience très riche et très agréable. Même si les réserves que je vais formuler sont importantes, il y a tout de même beaucoup de choses à tirer de ce précieux ouvrage, non seulement en ce qui concerne les thèses les plus substantielles (j’adhère assez, par exemple, à la conception non « majoritaire » de la démocratie que propose Dworkin) mais aussi en ce qui concerne sa manière de raisonner, sa manière de prendre les problèmes, et en particulier ses thèses épistémologiques audacieuses. Si un grand livre de philosophie est un livre qui fait intensément penser, alors ce livre est un grand livre de philosophie.
Mais malgré le sérieux de l’entreprise, mon impression très positive au départ s’est infléchie à mesure que je progressais des questions métaphysiques aux questions éthiques et morales, puis des questions morales aux questions politiques. Il est vrai que dans ces derniers chapitres encore, il y a beaucoup d’analyses que je lis, certes, avec plaisir et intérêt – et même qui me convainquant, ou qui soutiennent certaines de mes conceptions intuitives préalables. Mais sur un grand nombre de points importants, les arguments me paraissaient de plus en plus faibles, et surtout de plus en plus instrumentalisés au service d’une justification philosophique boiteuse de l’ordre existant, à savoir la démocratie capitaliste libérale, avec certes une pincée de politique sociale, en vertu de quoi Dworkin est – il ne s’en cache pas – un penseur de centre gauche.
Deux raisons philosophiques principales expliquent pourquoi Dworkin en arrive inévitablement à défendre des positions qui sont, de fait, conservatrices (ou, disons, d’un progressisme très modéré). Premièrement, il place au centre de sa réflexion le concept de « dignité », qui se subdivise lui-même en deux versants : d’une part, l’authenticité, le fait de se poser ses propres normes éthiques, la responsabilité quant à ses choix ; d’autre part, le respect de soi-même et des autres. Je ne dis pas que ce concept de « dignité » est forcément dépourvu de pertinence dans le registre de la philosophie pratique : il rend lisible, et permet de justifier, un grand nombre de nos actions, de nos choix de vie et de nos indignations morales. Mais dès lors qu’on entend placer ce concept au cœur d’une philosophie politique normative, on est inévitablement rattrapé par son flou. Et ce flou autorise Dworkin à tordre son concept pour le faire servir à la justification de n’importe quoi.
D’autre part, et conformément à sa conception non critériologique des concepts, Dworkin refuse de partir de définitions a priori de concepts comme la dignité, la liberté, l’égalité, les droits de l’homme, etc. : il estime qu’il faut avoir de tels concepts une approche interprétative, et de dégager leur vrai sens à partir des pratiques dans lesquelles ils sont mobilisés. Concrètement, ce sont les usages qui sont faits du concept de « liberté » qui déterminent la vérité du concept de liberté, et ce sont les discours invoquant les « droits de l’homme » qui déterminent la vérité du concept de droits de l’homme. Naturellement, comme il y a des interprétations concurrentes de chacun de ces concepts qui s’affrontent, Dworkin ne peut pas se contenter naïvement d’entériner sans discussion un sens parmi d’autres – mais il essaie de trancher entre les différents sens possibles en développant des méthodes « intégratives », c’est-à-dire en essayant de concilier le sens du concept en question avec les sens des concepts associés (et, en particulier, le sens du concept de « dignité », auquel on revient toujours). L’idée de Dworkin est que tous les concepts pertinents en philosophie pratique forment un tout cohérent dans lequel chaque partie soutient et justifie harmonieusement toutes les autres parties, de sorte qu’on ne peut pas penser, par exemple, la liberté comme étant contradictoire avec l’égalité, ou le respect de soi comme étant contradictoire avec le respect des autres, etc. Il y a là-dedans quelque chose de théoriquement séduisant, mais en pratique cette approche revient à neutraliser par avance toute possibilité, pour un concept quelconque, de jouer un rôle disruptif et d’ébranler l’ensemble des autres croyances politiques.
Du coup, on n’est pas très surpris en fin de compte quand Dworkin finit par plaider pour une sorte de politique sociale-démocrate, pour un capitalisme libéral à visage humain, seul à même selon lui de respecter l’égale dignité des individus et le respect de la responsabilité quant à leur choix de vie, seul à même de garantir l’égalité, la liberté, et la démocratie, etc. Ce que je trouve un peu embarrassant (pour lui), c’est que contrairement à d’autres philosophes politiques, comme le dernier Rawls, Dworkin ne prétend pas que sa théorie ne soit valable que dans un certain contexte historique et dans un certain type de sociétés. Après tout, ce ne serait pas une tâche indigne, que de fournir à des gens déjà convaincus par les bienfaits du capitalisme à visage humain, ou de la démocratie libérale à coloration sociale-démocrate, des éléments de justification pour leur croyance. Mais Dworkin vise plus que cela : il assigne explicitement à ses thèses une portée universelle (le refus du relativisme et du scepticisme est l’un de ses credos). À la fin, il arrive donc à la conclusion que le système en vigueur à son époque dans son pays est, à quelques amendements près, le meilleur système possible (sans doute Dworkin préfère-t-il les pays capitalistes au système social plus développé que le sien, comme peut-être la Suède ou le Danemark, mais enfin ce n’est qu’une question de degré). On croirait lire Hegel voyant dans le royaume de Prusse, comme par hasard, l’incarnation de l’Esprit enfin réalisée.
Il y a un passage en particulier qui m’a fait prendre conscience des insuffisances du livre de Dworkin. À la fin du chapitre 14, l’auteur défend l’idée d’une « obligation politique », c’est-à-dire d’un devoir moral qu’auraient les gens d’obéir aux lois de leur pays. Je ne suis pas du tout rétif à cette idée, mais enfin toute théorie solide de l’obligation politique doit inclure des clauses d’exception, de manière à justifier la désobéissance civile à des lois particulièrement injustes, ainsi qu’à des régimes injustes comme l’Allemagne nazie ou l’URSS stalinienne. Or quel argument Dworkin tire-t-il de son chapeau ? Celui de la dignité, bien sûr. Le problème de l’Allemagne nazie, c’est qu’elle enfreint radicalement la dignité de ses membres, notamment en déniant à certains d’entre eux l’importance de leur vie. Et dans ces cas comme ceux-là, dit l’auteur, non seulement l’obligation politique n’a plus cours, mais c’est même la révolution qui est à l’ordre du jour (p. 350, p. 352) Or à ce stade, puisque la dignité inclut selon Dworkin la possibilité de mener sa vie selon un plan que l’on a choisi, j’interromps ma lecture et je me dis : le capitalisme aussi, porte gravement atteinte à la dignité de beaucoup de gens. Pas aussi radicalement que le nazisme, certes, mais enfin le capitalisme aussi a pour effet de réduire des gens à la pauvreté, de les faire vivre dans le stress et la peur du lendemain, et peut-être plus gravement encore de subordonner une grande partie de leur vie aux décisions d’autrui (leur hiérarchie professionnelle). La révolution serait-elle légitime, alors, pour renverser le capitalisme ?
Que nenni.
D’abord, la question de l’exploitation et du salariat reste totalement en-dehors du champ de vision de Dworkin. Cela pourrait être compréhensible si l’auteur se faisait le défenseur d’un libéralisme formaliste et froid, qui réduisît, à la mode libertarienne, le rapport salarial à un simple rapport contractuel parmi d’autres, établi entre des agents supposés libres. Dans ce cas, effectivement, il n’y aurait rien de particulier à dire sur le salariat. Mais Dworkin, et précisément dans ce chapitre 14, envisage de près le contenu moral des relations qui nous lient à nos parents, à nos enfants, à nos amant-e-s, à nos ami-e-s, à nos collègues… et il prend en compte l’existence possible, dans tous ces cadres, de rapports de force ou de pouvoir susceptibles de menacer la dignité des personnes. Pour Dworkin en tout cas, le fait d’entrer dans une relation contractuelle formellement libre n’est pas en soi une garantie de respect de la dignité, et n’annule pas le risque d’une dégradante hétéronomie. Ainsi, il défend l’idée que le fait d’être engagé dans une relation de couple asymétrique, où les deux membres manifestent à l’égard l’un-e de l’autre un degré de sollicitude très différent, constitue une atteinte à notre dignité (p. 341). Dans ces conditions, pourquoi ne rien dire sur le salariat et sur l’exploitation ? C’est tout de même quelque chose qui concerne des centaines de millions de gens rien que dans les démocraties libérales occidentales, et c’est quelque chose qui se trouve au cœur de la réflexion d’importants courants de pensée (le marxisme, notamment…). Lorsque des gens passent plusieurs dizaines d’heures par semaine, et plusieurs dizaines d’années de leur vie, sous le pouvoir hiérarchique d’individus qui ont en outre le pouvoir de leur octroyer leurs moyens de subsistance, on peut raisonnablement penser qu’il y a un problème en termes de « dignité ». À vrai dire, quand je me demande où se situent les principales atteintes à la « dignité » dans nos démocraties capitalistes contemporaines, c’est même d’abord à cela que je pense. Le salariat et l’exploitation menacent-ils notre dignité ? Il faut au moins poser la question – sans forcément préjuger de la réponse, d’ailleurs, qui dépendra de ce que l’on appelle « dignité ». Mais il faut au moins poser la question.
La question de la valeur morale de l’exploitation n’est pas exactement équivalente à celle de la valeur morale d’un État qui autorise, ou qui organise, l’exploitation. Un État dans lequel l’exploitation est légale, et même facilitée par une série de lois et de mesures, manque-t-il à son devoir de respect et de sollicitude égale envers chaque citoyen ? Porte-t-il gravement atteinte à la dignité des gens ? Dworkin bien sûr répond non, au prix d’une nouvelle astuce. Il faut distinguer, explique Dworkin, les atteintes à la dignité qui proviennent d’un manque réel de considération pour la dignité des individus de celles qui découlent d’une « interprétation erronée de ce qu’exigerait une sollicitude et un respect égaux pour tous » (p. 351), donc d’une erreur commise de bonne foi par un gouvernement qui aurait, de bonne foi, le souci de la dignité des gens. Mais cet argument, qui porte pourtant sur un point décisif, me paraît d’une naïveté décourageante. Bien entendu, Dworkin en a besoin pour affirmer qu’il est légitime de désobéir aux lois de l’Allemagne nazie mais pas de désobéir aux lois d’une démocratie libérale, même si celle-ci mène (à cause d’une « interprétation erronée » de ce qui est juste) une politique trop à droite (d’ailleurs je serais curieux de savoir ce que Dworkin penserait de Trump, et s’il lui aurait fait crédit de sa bonne foi, mais malheureusement il est mort en 2013). Mais autant cela peut avoir un sens d’appliquer, à l’échelle de l’action individuelle, le critère du respect de la dignité d’autrui, autant ce critère est dénué de tout fondement quand on parle de politiques publiques. Il me paraît évident que les politiques menées par un État sont bien mieux décrites par les théories fonctionnalistes de l’État que par les théories intentionnalistes ; que cela a très peu de sens d’attribuer une « bonne » ou une « mauvaise » foi à un État, ou même à un gouvernement, mais que cela en a un grand, en revanche, de considérer – par exemple – qu’un État représente, via des médiations non descriptibles en termes d’intentions conscientes, des intérêts… de classe. Et si l’on envisage les choses ainsi, naturellement, la distinction proposée par Dworkin s’effondre automatiquement.
Je mentionne cet exemple, mais en vérité il y en a d’autres – peut-être moins flagrants – où Dworkin recourt à une argumentation très friable, ou à des concepts flous sur le plan moral (la « dignité ») ou psychologique (l’intention, la bonne foi…), pour conclure que les choses sont finalement assez bien comme elles sont. La décision séduisante de ne définir aucun terme a priori, loin de garantir aux concepts maniés un dynamisme subversif, revient en réalité à les neutraliser l’un par l’autre et à les faire servir, à peu de choses près, à une apologie boiteuse de l’existant : Dworkin, hélas, réussit le miracle d’inventer une dialectique plan-plan.