Mois: mars 2018

L’empathie contre l’antispécisme et la démocratie

Quand je réfléchis à ma conception de la morale, j’ai l’impression que j’ai tendance à l’asseoir sur une certaine capacité à l’empathie, sur une aptitude à se mettre ou à se projeter à la place de l’autre, à ressentir par procuration (et sous une forme forcément atténuée) ce que l’autre ressent[1]. Cela ne veut pas dire que la morale, pour moi, se réduise à suivre naïvement les mouvements de son cœur quand ceux-ci nous portent vers autrui ; disons simplement, et plus prudemment, que la possibilité théorique que quelqu’un puisse être l’objet de notre empathie me paraît une condition nécessaire pour qu’il/elle soit un sujet moral. Certes, comme certains l’ont remarqué et déploré, une morale fondée, même indirectement, sur l’empathie, risque de ne pas être vraiment égalitaire ou impartiale : il est évident que j’ai plus de facilité à me mettre à la place de gens qui sont socialement proches de moi, qui ont à peu près mon âge, qui vivent dans le même pays que moi, qui appartiennent à la même classe sociale, etc. Cela dit, j’ai quand même l’impression d’avoir suffisamment en commun avec un ouvrier bangladais pour pouvoir me faire une idée, même vague, de ce que signifie « souffrir » pour lui. Tout simplement parce que nous sommes tous les deux : 1) des êtres humains, 2) des individus.

A contrario, cette conception de la morale explique sans doute pourquoi je suis à la fois spéciste et antidémocrate :

-spéciste, parce que vraiment, il n’y a rien à faire, je ne peux pas me mettre mentalement à la place d’un veau. Et les gens qui prétendent pouvoir le faire me paraissent victimes d’une illusion anthropomorphique. Je veux bien admettre qu’un veau ait quelque chose comme des intérêts, encore que je n’en sois pas bien sûr, mais dans tous les cas je suis complètement incapable de me projeter dans sa conscience[2]. Je ne prétends pas, en disant cela, réfuter l’antispéciste utilitariste (benthamien, singerien…), mais enfin il faut bien admettre quand même que cet antispécisme utilitariste, s’il ne veut pas sombrer dans l’anthropomorphisme, est forcément privé de points d’appui affectifs ;

-anti-démocrate, parce que je ne peux pas me projeter dans la « conscience » d’un peuple[3]. Or l’idéologie démocratique, telle qu’elle s’exprimait un peu partout autour de moi lors des débats sur le très fumeux « droit à l’autodétermination » du peuple catalan, reposait toujours sur l’hypostase de cette abstraction bizarre qu’est « le peuple », présenté comme un sujet doté de volontés, d’intérêts et de droits. J’ai déjà eu des discussions avec des gens sur la question de savoir si un peuple pouvait avoir une conscience, une volonté, un intérêt, des droits, etc. Mais à la limite, peu importe : même si on considère qu’il est impossible de prouver qu’un peuple n’a pas de conscience (et donc pas de volonté, ni d’intérêt, ni de droits), on peut au moins tomber d’accord sur le fait qu’on ne peut pas appréhender mentalement ce à quoi ressemblerait une telle chose. La conscience d’un peuple n’est pas quelque chose dans quoi on puisse se projeter, et les torts commis contre un peuple ne sont pas quelque chose qu’on puisse éprouver, fût-ce par procuration, contrairement à ceux qui sont commis contre des individus.


[1] C’est un point que j’effleurais déjà ici, par la bande.

[2] On peut certes inférer des comportements des animaux que l’on mène à l’abattoir, ou que l’on torture, qu’ils vivent une expérience désagréable. Et pour un-e antispéciste utilitariste, ce simple constat suffit pour exiger la prise en compte des intérêts des animaux en question. On peut éventuellement parler de « douleur » si l’on désigne par là la simple excitation désagréable de nerfs. Mais le constat de la douleur animale ne peut pas sérieusement fonder notre « empathie » à l’égard des animaux. L’expérience humaine de la douleur ne se limite pas à une excitation nerveuse désagréable : elle inclut aussi une anticipation de la douleur à venir, un souvenir de la douleur passée, une peur que la douleur ne cesse pas, et souvent la rationalisation de la douleur ressentie et la mise en œuvre de moyens pour la faire cesser. Il se peut fort bien qu’un veau fasse lui aussi des expériences similaires, mais dans la mesure où ces expériences sont liées à notre mémoire, à notre capacité de projection dans l’avenir, à la rationalisation et l’analyse de ce qui nous arrive, etc., elles ne peuvent être que qualitativement très différentes chez des animaux qui ne sont pas pourvus de raison ni de parole. Cela ne veut pas dire que leur expérience de la douleur est plus ou moins intense que la nôtre ; ce que je conteste, c’est qu’on puisse à partir de l’une se faire une représentation correcte de l’autre.

[3] Avec un angle d’approche un peu différent, j’écrivais jadis : « Pour Bentham, il est moralement équivalent d’apporter dix unités de bonheur à une personne, ou une unité de bonheur à dix personnes : au total on aura, dans chaque cas, apporté dix unités de bonheur. Mais ce point de vue est celui du philosophe, du commentateur extérieur, pour qui ces unités de bonheur ne sont que des abstractions comptables. Il oublie que l’individu est la seule échelle phénoménale pertinente : c’est toujours à l’échelle de l’individu, non à celle du groupe, qu’il y a de la souffrance, de la joie, du bonheur, des affects quels qu’ils soient ; c’est à l’échelle de l’individu, en particulier, que la politique produit les seuls effets qui vaillent d’être pris en compte. Il peut y avoir des affects partagés à plusieurs, bien sûr, mais le groupe n’est pas, en tant que groupe, doté d’une conscience propre qui lui permettrait de ressentir, par exemple, du bonheur. Par conséquent, dire que dix personnes sont heureuses, c’est un fait qui a un sens pour l’observateur extérieur (et du coup, faire le bonheur du plus grand nombre peut être un motif de satisfaction intellectuelle narcissique, sans doute), mais qui ne correspond à rien de vécu pour personne. Si dix personnes sont heureuses, personne n’est heureux/se dix fois. »

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