Il y a un problème autour de la question de la normativité, de la morale, dans le marxisme. Est-ce que le capitalisme est injuste, est-ce que le communisme est juste, et selon quels critères ? Je suppose que les gens qui deviennent communistes le deviennent souvent pour des raisons morales : ils sont convaincus que l’état actuel du monde est moralement inacceptable et insoutenable. Cependant, il y a dans la tradition marxiste, et chez Marx lui-même, une tendance à essayer de se passer des critères moraux. Ainsi, Marx dit parfois très clairement, contre Proudhon notamment, que l’exploitation, ce n’est pas du « vol » ; l’exploitation se définit scientifiquement par l’extraction de survaleur, mais on n’a pas besoin d’ajouter à cette définition une considération morale. Pourtant, bien sûr, quand on parle d’« exploitation » aujourd’hui (et peut-être déjà à l’époque de Marx ?), la plupart des gens vont considérer que ce concept porte intrinsèquement un jugement de valeur négatif : ils sont convaincus que l’exploitation, c’est mal, et que cette dimension fait partie du mot, ou du concept lui-même.
On comprend ce qui gêne les marxistes dans cette idée qu’il faudrait un critère moral pour s’opposer au capitalisme : le soupçon d’idéalisme. S’il y a une morale à invoquer contre le capitalisme et en faveur du communisme, d’où vient-elle ? D’où la tentation de remplacer les lois morales par les lois de l’histoire : indépendamment même du fait qu’il soit moral ou immoral, le capitalisme – nous dit Marx – est condamné par l’histoire, il est fondamentalement instable, il est voué à des crises à des répétitions. Dans ces conditions, être communiste, c’est juste de l’amor fati à l’échelle collective. Éventuellement, dans une perspective écologiste, il s’agit de sortir du capitalisme avant que celui-ci n’ait détruit la planète et l’humanité. Mais même cet impératif de survie peut être considéré, à la rigueur, comme un impératif infra-moral.
Mais au cours de l’histoire, les militant-e-s marxistes ont appris à combiner à leur combat anticapitaliste des combats non strictement réductibles à celui-ci, comme l’antiracisme, le féminisme ou les luttes LGBTI. Et j’ai l’impression que ces mouvements nous obligent à penser l’irréductible dimension morale de la lutte politique. Parce que contrairement au capitalisme, ni le patriarcat, ni le racisme, ni l’homophobie ne sont des systèmes qui, dans leurs lois internes, sont fondamentalement instables ou voués à connaître des crises cycliques. Aucun de ces systèmes ne menace, comme peut le faire le capitalisme, la survie même de l’humanité : même si on massacrait tou-te-s les homos, même si on exterminait plusieurs races, même si on réduisait toutes les femmes en esclavage, l’humanité pourrait survivre. On peut considérer que ces oppressions sont appelées à disparaître en tant qu’elles sont le produit idéologique d’un système capitaliste lui-même voué à disparaître ; mais ceci ne dit pas pourquoi il faudrait, dans le présent, lutter contre elles. En vérité, les lois de l’histoire ne nous sont d’aucun secours sur ces questions. Pour être antiraciste, antisexiste, antihomophobe, il faut de la morale, donc il faut faire appel à une normativité. Venue d’où ? je ne sais pas, mais il en faut une.
Et aujourd’hui, il y a les antispécistes, à qui je suis reconnaissant de porter haut le flambeau de la morale en politique. Je ne suis pas d’accord avec leurs raisonnements, mais ce n’est pas la question : au moins, eux/elles, ils/elles assument que leur combat n’est pas réductible à l’accompagnement de l’histoire en marche, ni à la tentative de conjurer une catastrophe. Ce combat ne peut même pas se fonder sur le ralliement passif à une lutte préexistante chez les concerné-e-s, car s’il y a eu des révoltes d’esclaves, s’il y a eu des émeutes gays, il n’y a jamais eu un syndicat des bêtes. Toute considération écologique mise à part (mais l’antispécisme n’est pas intégralement soluble dans l’écologie), le maintien d’un ordre où l’être humain domine, exploite et tue les animaux n’a rien d’incompatible avec la survie de l’humanité, ni même avec le socialisme. Et la lutte de classes, d’ailleurs, n’a pas grand-chose à gagner à intégrer dans son agenda la question de l’antispécisme. Bref, l’impératif antispéciste, s’il existe, vient forcément d’ailleurs, et ce n’est pas pour rien que les militant-e-s antispécistes s’appuient volontiers sur les auteurs les plus classiques de la philosophie morale, utilitariste (dans le cas de Peter Singer) ou kantien (dans le cas de Tom Regan).
Et tant mieux. C’est très bien de forcer les marxistes à se positionner sur des questions morales, à faire de la morale, parce que de toute façon, en vrai, qu’ils/elles le reconnaissent ou pas, ils/elles en font. Évidemment, Marx lui-même était révolté par le capitalisme. Et tou-te-s les marxistes, qu’ils/elles s’en défendent on non, sont mu-e-s par le sentiment d’injustice qui les saisit à la vue de la misère.
Mais c’est très bien, aussi, de forcer le marxisme à descendre dans l’arène, à assumer sa dimension morale, et à discuter, système contre système, avec d’autres théories concurrentes de la justice. Et si, comme le pensent certains auteurs, il y a du kantisme dans le marxisme, alors c’est parfait : il pourra y avoir des débats avec d’autres théories politiques kantiennes, comme celles de Rawls, de Dworkin ou de Nozick. Mais plus question, alors, pour le marxisme, d’adopter une position de surplomb et de considérer que tous ces gens ne parlent pas le même langage que lui.
> On peut considérer que ces oppressions [le patriarcat, le racisme, l’homophobie] sont appelées à disparaître en tant qu’elles sont le produit idéologique d’un système capitaliste lui-même voué à disparaître.
Je ne suis pas convaincu par cet argument. À mon avis, ces oppressions n’ont pas besoin du système capitaliste pour exister. En tout cas, si je comprends bien, il y a du sexisme dans la plupart des cultures humaines ; certes sous d’autres formes que le patriarcat « capitaliste », mais tout de même. Ça me semble peu convaincant de prétendre que le sexisme (et ces autres discriminations) serait par nature « instable ». J’ai plutôt l’impression qu’une société moins sexiste, moins raciste, moins spéciste, ou même plus technologique, etc., serait ‘ »instable », au sens où ce n’est que grâce à l’éducation qu’elle pourrait se perpétuer ; mais je ne pense pas que ça permette d’en déduire un quelconque jugement moral.
On peut même dire que l’argument est factuellement erroné : c’est dans les sociétés capitalistes occidentales que la condition féminine et la condition des homosexuels se sont le plus améliorées. Parler de patriarcat en Occident aujourd’hui est d’ailleurs totalement anachronique. Le terme « patriarcat » est un concept dénué de toute signification dans le contexte européen ou nord-américain contemporain, où une femme peut être chef d’État, chef d’entreprise, musicienne, actrice’, commissaire de police, enseignante dans une université, journaliste etc…Et il n’est pas impossible que le capitalisme ait indirectement contribué à cette évolution. Quant à la notion d’amor fati elle est non seulement incompatible avec le marxisme (les faits n’ayant jamais donné raison au marxisme, nulle part) mais avec toute idéologie politique ou politisée.
Le propre d’une idéologie est d’être basée sur une déformation, une distorsion, voire dans certains cas une négation pure et simple du réel. Les idéologies sont des nihilismes, au sens nietzschéen du terme : elles impliquent et expriment un refus du réel, voire une haine de la vie _ par opposition à l’amour, l’art, la poésie. Pour ma part je doute même que l’on puisse envisager une quelconque morale dans l’action ou le discours idéologiques quels qu’ils soient . Robespierre, par exemple, agissait-il pour le bien d’autrui ou par amour du peuple ? Non, il agissait pour l’amour de ses idées, de ses théories, et donc dans un but foncièrement narcissique. Cela vaut également pour Marx et ses adeptes. Une idéologie tend toujours à voir dans les êtres humains des abstractions, et presque toutes relèvent peu ou prou d’une vision essentialiste des humains et du monde.