Je me suis récemment retrouvé à défendre, dans un débat, une thèse qui me semble évidente et de bon sens, à savoir que les individus sont les seuls types d’êtres qui soient dotés d’une subjectivité, et que les sociétés humaines, au contraire, n’avaient pas de subjectivité. Un interlocuteur m’a sommé de justifier ce point de vue, sans me donner le moindre élément qui pourrait expliquer qu’il ne fût pas d’accord avec moi, sans ouvrir la moindre piste de réfutation, sans même me montrer en quoi ma position faisait problème. Je me suis alors retrouvé bien dépourvu, et je lui ai demandé pourquoi il pensait que ma théorie n’était pas satisfaisante. Il a refusé de répondre et m’a rétorqué que la charge de la preuve me revenait, parce que, paraît-il, c’est à celui qui énonce une affirmation qu’il appartient de la prouver.
Cette thèse me paraît douteuse, et des contre-exemples me viennent assez vite à l’esprit. Par exemple, je peux soutenir la thèse qu’il n’existe pas un Dieu tout-puissant en forme de castor qui compte envoyer en enfer toutes celles et ceux qui ne mangent pas de cornichons à tous les repas. Cette thèse me paraît indubitablement vraie, et pourtant je ne vois pas comment je pourrais la prouver autrement que négativement, c’est-à-dire en montrant qu’il n’y a aucun argument probant en faveur de la thèse adverse.
Bien sûr, l’absence de preuve de l’existence n’est pas une preuve de la non-existence, et en un certain sens, pour le logicien, il n’existe pas de preuve absolue qu’un tel Dieu n’existe pas. Cependant ma certitude qu’un tel Dieu n’existe pas est psychologiquement aussi forte que ma certitude que Paris est la capitale de la France. Le logicien pourra dire tout ce qu’il voudra, en l’occurrence, les preuves négatives me suffisent – non seulement pour assoir ma croyance, mais aussi pour vivre ma vie en fonction d’elle : je ne mange pas, et ne mangerai pas, de cornichons à tous les repas.
Cette petite réflexion me suggère que lorsque certains faits ne peuvent pas faire l’objet d’une démonstration logique irréfutable (et il me semble que lorsqu’il s’agit de démontrer l’inexistence de quelque chose, c’est toujours le cas), on se satisfait assez bien d’un niveau de preuve un peu inférieur. Ce niveau de preuve inférieur ne permet peut-être pas d’arriver à des certitudes logiques absolues, mais il permet néanmoins d’arriver à des certitudes assez fortes pour qu’on agisse en fonction d’elles, et pour qu’on s’en serve comme fondement pour d’autres raisonnements ultérieurs.
Par conséquent, quand j’énonce une thèse, il arrive que je puisse considère sa simple robustesse à la réfutation comme une preuve suffisante de sa validité. Mais alors, ce n’est pas à moi que revient dans ce cas la charge de la preuve. Dans quelles circonstances cela est-il vrai ? Je me contenterais ici de débroussailler un peu ce point, et de faire remarquer que vraisemblablement, en extrapolant à partir de l’exemple cité plus haut, la charge de la preuve revient plutôt à celui ou celle qui affirme l’existence d’une chose qu’à celui ou celle qui affirme sa non-existence ; et qu’elle revient plutôt à celui ou celle qui affirme une opinion paradoxale qu’à celui ou celle qui se cale sur le bon sens.
2.
Mais plus fondamentalement, cette question de la charge de la preuve est peut-être mal posée. Normalement, quand on débat – dans la vraie vie ou sur internet – il n’y a pas un jury qui fixe les règles, qui compte les points et qui proclame un vainqueur à la fin. L’enjeu, théoriquement, n’est pas de remporter un concours, mais de convaincre l’autre, ou les tiers qui nous écoutent ou nous lisent, ou au moins d’ébranler les convictions de cet autre ou de ces tiers.
Du coup, la charge de la preuve, eh bien elle revient toujours à celui ou celle (ou à ceux, car elle peut revenir aux deux simultanément) qui n’a pas convaincu l’autre et qui voudrait pourtant le convaincre. Et même si cet-te autre est borné-e, un peu bête et qu’il/elle n’y met pas du sien, tant qu’on ne l’a pas conduit-e à modifier un tant soit peu sa position de départ, la charge de la preuve nous revient. Et si le but est de convaincre un public, tant qu’on estime que ce public a de bonnes chances de ne pas être convaincu par nos arguments, la charge de la preuve nous revient.
Cela me paraît un principe général beaucoup plus efficace et sain que les affirmations péremptoires et partielles (qui ont toutes cependant une part de vérité, mais loin d’être absolue) comme : « La charge de la preuve revient à celui qui affirme » (par opposition au sceptique qui met toute affirmation en doute), « La charge de la preuve revient à celui qui affirme l’existence d’une chose » (par opposition à celui qui affirme une non-existence) ou « La charge de la preuve revient à celui qui énonce une opinion paradoxale » (par opposition à celui qui énonce une position de bon sens).
En fait, ces affirmations péremptoires et partielles ne sont que des applications particulières du principe général (ce qui explique qu’elles soient partiellement valables, et qu’elles ne le soient que partiellement). Le bon sens rationnel des gens va spontanément attendre de certaines positions qu’elles soient plus solidement défendues que d’autres, et par exemple se montrer plus exigeant envers une opinion paradoxale qu’envers une opinion de bon sens, ou envers une opinion ferme (une affirmation, une thèse), qu’envers une opinion molle (un doute exprimé). Mais ces affirmations sont justifiées par la psychologie des gens, pas par une règle d’or du débat qui serait inscrite de toute éternité dans les cieux.