Mois: août 2017

Responsabilité, identité, mémoire

1.

Oskar Gröning, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-seize ans, a été condamné en 2015 à de la prison ferme pour ce qu’il a fait, en 1944, à Auschwitz. En lisant cela, une question me vient : quand on juge quelqu’un plus de soixante-dix ans après les faits, qui juge-t-on vraiment ? Dans quelle mesure la personne condamnée est-elle la même que celle qui a commis des crimes dans sa jeunesse ? J’ai aujourd’hui vingt-sept ans, et quand j’en aurai quatre-vingt-dix-sept (inch’allah), est-ce que je me sentirai encore comptable de ce que je fais aujourd’hui ? J’avoue que quand je considère celui que j’étais il y a dix ans, j’ai déjà parfois du mal à me dire « C’est moi ! » et à me sentir personnellement impliqué.

Oskar Gröning, en l’occurrence, a vécu soixante-dix ans depuis ses crimes. Il a fait sa vie, il a eu un métier, il a développé sa personnalité dans diverses directions… Et sa page Wikipedia semble confirmer le fait qu’il ait opéré une forte dissociation entre son moi-d’alors et son moi-de-maintenant :

Rees écrit que Gröning décrit son séjour à Auschwitz comme s’il parlait d’un autre Oskar Gröning à Auschwitz et, par conséquent, le Gröning d’après la guerre s’exprime plus franchement à propos de son temps à Auschwitz en différenciant le Gröning qui contribua à la gestion d’un camp d’extermination du Gröning moderne qui condamne l’idéologie nazie.

Je comprendrais qu’il ait le sentiment qu’on le condamne pour les fautes d’un autre.

Récemment, en droit français, les délais de prescription pour les crimes ont été portés de dix à vingt ans (et jusqu’à trente ans après les faits dans certains cas). Le Syndicat de la magistrature s’y est opposé, arguant de la difficulté technique de réunir des preuves fiables après un délai trop long. Mais ce n’est pas le seul problème. Il y a aussi une question philosophique à poser sur ce qu’implique la responsabilité (pénale en l’occurrence, mais morale plus généralement) en termes de continuité de l’individu dans le temps.

Un ami me suggère la piste suivante, qui me semble intéressante : dans ce genre de cas, le problème vient aussi de ce que le coupable ne se soit pas livré à la police, ce qu’il avait la possibilité de faire à chaque instant depuis son crime. Et cette possibilité toujours présente réactualise en quelque sorte à chaque instant le souvenir du crime, et décale en permanence dans le temps le moment de sa faute. Son absence d’auto-dénonciation est une faute plus récente que le crime lui-même, donc la continuité entre le moi actuel et le moi qui ne s’est pas auto-dénoncé est plus forte que la continuité entre le moi de actuel et le moi criminel.

2.

Mais continuons à explorer l’idée que la responsabilité morale et pénale suppose la continuité du moi dans le temps, et examinons quelques conséquences amusantes de ce fait :

1) Une personne amnésique ne peut être tenue pour responsable de ce qu’elle a commis si elle ne s’en souvient plus. Judiciairement, cette personne se trouve injustement embarrassée pour se défendre, dans la mesure où elle ne peut plaider pour elle-même ni reconstituer l’état d’esprit où elle était quand elle a accompli son crime. Mais au-delà même de ces questions techniques, si l’on punit une personne qui a commis un crime et ne s’en souvient plus, on la met exactement dans la même situation psychologique qu’un innocent que l’on punirait : la dureté de la peine serait redoublée d’un immense sentiment d’injustice.

2) Se rendre soi-même amnésique après avoir commis un crime est un bon moyen d’échapper à ses responsabilités. On pourrait ainsi imaginer une personne qui, ayant tué quelqu’un, s’infligerait volontairement un traumatisme quelconque, ou absorberait je ne sais quelle drogue, et se réveillerait le lendemain sans souvenir de la veille. Il y a quelque chose de vicieux dans ce comportement, certainement, mais il est à mettre au compte du moi d’avant, non du moi d’après. Celui ou celle qui se réveille sans souvenir de ses actes de la veille est vierge de toute faute.

3) Si une personne croit à tort se souvenir d’avoir commis un crime (parce qu’on l’en a convaincue sous hypnose, par exemple), alors compte tenu de ce qui précède, il ne devrait pas être bien grave de la punir pour ce crime imaginaire. Mais il paraît pourtant cruel d’ajouter les duretés d’une peine à celles d’un remords sans fondement.

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La charge de la preuve

Je me suis récemment retrouvé à défendre, dans un débat, une thèse qui me semble évidente et de bon sens, à savoir que les individus sont les seuls types d’êtres qui soient dotés d’une subjectivité, et que les sociétés humaines, au contraire, n’avaient pas de subjectivité. Un interlocuteur m’a sommé de justifier ce point de vue, sans me donner le moindre élément qui pourrait expliquer qu’il ne fût pas d’accord avec moi, sans ouvrir la moindre piste de réfutation, sans même me montrer en quoi ma position faisait problème. Je me suis alors retrouvé bien dépourvu, et je lui ai demandé pourquoi il pensait que ma théorie n’était pas satisfaisante. Il a refusé de répondre et m’a rétorqué que la charge de la preuve me revenait, parce que, paraît-il, c’est à celui qui énonce une affirmation qu’il appartient de la prouver.

Cette thèse me paraît douteuse, et des contre-exemples me viennent assez vite à l’esprit. Par exemple, je peux soutenir la thèse qu’il n’existe pas un Dieu tout-puissant en forme de castor qui compte envoyer en enfer toutes celles et ceux qui ne mangent pas de cornichons à tous les repas. Cette thèse me paraît indubitablement vraie, et pourtant je ne vois pas comment je pourrais la prouver autrement que négativement, c’est-à-dire en montrant qu’il n’y a aucun argument probant en faveur de la thèse adverse.

Bien sûr, l’absence de preuve de l’existence n’est pas une preuve de la non-existence, et en un certain sens, pour le logicien, il n’existe pas de preuve absolue qu’un tel Dieu n’existe pas. Cependant ma certitude qu’un tel Dieu n’existe pas est psychologiquement aussi forte que ma certitude que Paris est la capitale de la France. Le logicien pourra dire tout ce qu’il voudra, en l’occurrence, les preuves négatives me suffisent – non seulement pour assoir ma croyance, mais aussi pour vivre ma vie en fonction d’elle : je ne mange pas, et ne mangerai pas, de cornichons à tous les repas.

Cette petite réflexion me suggère que lorsque certains faits ne peuvent pas faire l’objet d’une démonstration logique irréfutable (et il me semble que lorsqu’il s’agit de démontrer l’inexistence de quelque chose, c’est toujours le cas), on se satisfait assez bien d’un niveau de preuve un peu inférieur. Ce niveau de preuve inférieur ne permet peut-être pas d’arriver à des certitudes logiques absolues, mais il permet néanmoins d’arriver à des certitudes assez fortes pour qu’on agisse en fonction d’elles, et pour qu’on s’en serve comme fondement pour d’autres raisonnements ultérieurs.

Par conséquent, quand j’énonce une thèse, il arrive que je puisse considère sa simple robustesse à la réfutation comme une preuve suffisante de sa validité. Mais alors, ce n’est pas à moi que revient dans ce cas la charge de la preuve. Dans quelles circonstances cela est-il vrai ? Je me contenterais ici de débroussailler un peu ce point, et de faire remarquer que vraisemblablement, en extrapolant à partir de l’exemple cité plus haut, la charge de la preuve revient plutôt à celui ou celle qui affirme l’existence d’une chose qu’à celui ou celle qui affirme sa non-existence ; et qu’elle revient plutôt à celui ou celle qui affirme une opinion paradoxale qu’à celui ou celle qui se cale sur le bon sens.

2.

Mais plus fondamentalement, cette question de la charge de la preuve est peut-être mal posée. Normalement, quand on débat – dans la vraie vie ou sur internet – il n’y a pas un jury qui fixe les règles, qui compte les points et qui proclame un vainqueur à la fin. L’enjeu, théoriquement, n’est pas de remporter un concours, mais de convaincre l’autre, ou les tiers qui nous écoutent ou nous lisent, ou au moins d’ébranler les convictions de cet autre ou de ces tiers.

Du coup, la charge de la preuve, eh bien elle revient toujours à celui ou celle (ou à ceux, car elle peut revenir aux deux simultanément) qui n’a pas convaincu l’autre et qui voudrait pourtant le convaincre. Et même si cet-te autre est borné-e, un peu bête et qu’il/elle n’y met pas du sien, tant qu’on ne l’a pas conduit-e à modifier un tant soit peu sa position de départ, la charge de la preuve nous revient. Et si le but est de convaincre un public, tant qu’on estime que ce public a de bonnes chances de ne pas être convaincu par nos arguments, la charge de la preuve nous revient.

Cela me paraît un principe général beaucoup plus efficace et sain que les affirmations péremptoires et partielles (qui ont toutes cependant une part de vérité, mais loin d’être absolue) comme : « La charge de la preuve revient à celui qui affirme » (par opposition au sceptique qui met toute affirmation en doute), « La charge de la preuve revient à celui qui affirme l’existence d’une chose » (par opposition à celui qui affirme une non-existence) ou « La charge de la preuve revient à celui qui énonce une opinion paradoxale » (par opposition à celui qui énonce une position de bon sens).

En fait, ces affirmations péremptoires et partielles ne sont que des applications particulières du principe général (ce qui explique qu’elles soient partiellement valables, et qu’elles ne le soient que partiellement). Le bon sens rationnel des gens va spontanément attendre de certaines positions qu’elles soient plus solidement défendues que d’autres, et par exemple se montrer plus exigeant envers une opinion paradoxale qu’envers une opinion de bon sens, ou envers une opinion ferme (une affirmation, une thèse), qu’envers une opinion molle (un doute exprimé). Mais ces affirmations sont justifiées par la psychologie des gens, pas par une règle d’or du débat qui serait inscrite de toute éternité dans les cieux.