Mois: juillet 2017

Les limites démocratiques du jugement majoritaire

David Louapre, de la chaîne Youtube Science étonnante, est d’habitude très bien inspiré, et je recommande ses vidéos à toutes celles et ceux qui sont curieux de vulgarisation scientifique efficace et bien faite. Mais dans l’une de ces vidéos, concernant les systèmes de vote, il sombre malheureusement dans un discours naïvement militant qui ne lui ressemble pas. David Louapre est au nombre de ceux qui, visiblement, croient avoir découvert le Graal électoral parce qu’ils ont entendu parler du « jugement majoritaire » (désormais JM), mis au point par Michel Balinski et Rida Laraki[1]. Ce système de vote semble jouir d’un engouement spectaculaire dans les milieux vaguement geek ; par exemple, LaPrimaire.org, qui a tenté de présenter une candidate (Charlotte Marchandise) à la dernière élection présidentielle, utilise et promeut ce mode de scrutin.

Quel est-il ? Je le résume simplement. On pose la question : Comment évalueriez-vous chacun de ces candidats au poste de président ? (ou député, ou ce que vous voulez). Chaque électeur attribue à chaque candidat une mention, à choisir parmi un petit nombre, par exemple cinq. Ces mentions sont : Très bien, bien, assez bien, insuffisant, à rejeter. On regarde pour chaque candidat quelle est sa mention médiane, et celui ou celle qui a la meilleure mention médiane est élu. Je passe sur les subtilités concernant le départage des candidats ayant la même mention médiane : ce n’est ni très compliqué, ni très intéressant en ce qui nous concerne.

L’avantage incontestable de ce système est qu’il est relativement robuste au vote stratégique et favorise le vote sincère – contrairement, par exemple, au système majoritaire uninominal actuel, qui favorise le vote utile. Cette robustesse au vote utile peut être prouvée mathématiquement, mais comme cela excède mes compétences, je ne vais pas examiner les démonstrations. Simplement, je souhaiterais déjà faire remarquer que ce système n’est pas totalement robuste au vote stratégique. Imaginez par exemple qu’un électeur juge le candidat A « insuffisant » et tous les autres candidats « à rejeter ». Cet électeur a vraiment très envie que A soit élu, non parce qu’il trouve A génial, mais parce qu’il déteste tous les autres. Si les autres électeurs ne partagent pas ses aversions, et jugent certains candidats « très bien », « bien » ou « assez bien », alors les candidats risquent d’avoir tous une médiane supérieure à « insuffisant », et le vote de notre premier électeur bougon n’aura aucun impact. Cet électeur a donc intérêt à mentir sur ses préférences, en classant A « très bien » plutôt qu’« insuffisant ». Trivialement, on constate qu’il est irrationnel, pour un électeur, de n’attribuer la mention « très bien » à aucun candidat. Tous les électeurs qui n’apprécient vraiment aucun candidat sont donc incités à mentir sur leurs préférences. Le système est donc relativement robuste au vote stratégique, mais il ne l’est pas totalement, et peut l’être plus ou moins en fonction de facteurs totalement contingents comme la plus ou moins grande méfiance qu’un électorat éprouve envers l’ensemble de la classe politique d’un pays.

Cela étant admis, je voudrais indiquer deux raisons pour lesquelles il est très discutable de considérer le JM comme le meilleur système possible. Je ne dis pas non plus qu’il est à jeter à la poubelle. Ma thèse est que ce système a des défauts qui contrebalancent ses qualités, et qu’il est hors de question d’avoir une approche purement technique de la question des systèmes de vote. Ce qui est en jeu, aussi, ce sont des questions philosophiques relatives à la fois à la conception que l’on se fait de la démocratie, et à la conception que l’on a de la structure de préférences d’un individu.

Commençons par là. Première objection au système : le JM est un vote par notes, et suppose donc une certaine structure des préférences politiques des électeurs. Je dis que c’est un vote par note, parce que mathématiquement, le système fonctionne exactement de la même manière si on met 5, 4, 3, 2 et 1 aux candidat-e-s plutôt que de leur mettre une mention. Je reviendrai plus bas sur les intérêts que présente, et les problèmes que pose, le fait de mettre une mention explicite plutôt qu’une note. Toujours est-il qu’il me parait beaucoup plus facile de classer des candidat-e-s du meilleur au moins bon, que de les noter, et je suis enclin à penser (sans pouvoir le prouver, il est vrai) que la structure réelle de nos préférences entre des choses diverses est de nature ordinale plutôt que cardinale (comme disent les économistes).

Personnellement, je peux produire sans trop d’effort un classement des candidats à la présidentielle en fonction de mes préférences : j’aurai peut-être une ou deux hésitations, mais je les règle en décidant de donner plus d’importance à tel critère ou à tel autre (par exemple, je classe Mélenchon devant Hamon si je pense que le critère le plus important est d’être le plus à gauche possible, je le classe derrière si je pense que le critère le plus important est le libéralisme philosophique). Pour la droite, je n’ai pas de problèmes à classer Macron, Fillon, Dupont-Aignon et Le Pen dans cet ordre (je laisse de côté les trolls Cheminade, Lassalle et Asselineau, pour la simplicité de l’exemple). Je suis en revanche incapable de dire si je les trouve tous les quatre « à rejeter », ou bien si seule Le Pen est « à rejeter » et que les trois autres sont seulement « insuffisants », ou bien si Macron mérite d’avoir une mention meilleure que les autres, etc.

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’un vote par notes comme le JM implique une conception de la structure de nos préférences beaucoup plus audacieuse qu’un vote par classement[2], car on peut déduire un classement d’un vote par notes, mais pas l’inverse. Le vote par notes est plus lourd en hypothèses philosophiques et, en cela, plus contestable.

Le fait de remplacer les notes par des mentions est censé limiter le problème de l’incommensurabilité des systèmes de notes des différents électeurs. Ainsi, on peut supposer que deux électeurs mettront à peu près la même chose derrière les mentions « assez bien » ou « insuffisant ». Mais ce correctif ne fonctionne qu’autant que les électeurs sont dupes de cet enrobage. C’est un problème démocratique très sérieux, qui constitue ma seconde objection : avec le JM, le mécanisme de cette fonction de choix social qu’est une élection est masqué aux électeurs. Il y a en quelque sorte une prime à l’insincérité, c’est-à-dire, pour reprendre mon exemple ci-dessus, à l’électeur qui mettra la mention « très bien » au candidat A alors qu’il aurait plutôt envie de lui mettre « insuffisant ». Il y aura donc une prime à l’électeur qui aura su déjouer le système, c’est-à-dire, non seulement, comprendre ses mécanismes implicites, mais aussi résister à son discours explicite.

En un sens, tous les systèmes de vote accordent une prime aux électeurs qui ont compris son fonctionnement, et qui du coup peuvent voter stratégiquement. Mais outre que les systèmes ne sont pas tous également complexes, ils n’adoptent surtout pas tous un déguisement destiné à tromper les électeurs sur leur fonctionnement.

Il me paraît préférable, en démocratie, que les choses soient le plus claires possibles, et qu’un système de vote apparaisse directement pour ce qu’il est : non pas un moyen de permettre aux électeurs d’exprimer la vérité de leur opinion, mais une manière de transformer un ensemble de bulletins de votes en résultat. Rien de plus, rien de moins ; que chacune, ensuite, se débrouille avec soi, sans que sa réflexion, éventuellement stratégique, soit parasitée par des phrases et des mots superflus apparaissant sur le bulletin de vote à titre de consignes officielles.

Je voudrais préciser, au terme de cette réflexion, que je ne suis pas farouchement opposé au JM. C’est un système qui a des avantages indéniables, que MM. Balinski et Laraki, ou David Louapre, rappellent assez. Mais il a aussi des spécificités, qui le distinguent de quasiment tous les autres systèmes de vote en vigueur, et qui posent des problèmes démocratiques différents de ceux qu’il résout. En outre, contrairement à la plupart des autres systèmes utilisés lors des élections politiques, il suppose que nos préférences individuelles ont une forme cardinale et non ordinale, ce qui est contestable et audacieux. Quant à savoir si les avantages l’emportent sur les inconvénients ou l’inverse, c’est à chacun de décider, et il peut raisonnablement y avoir des désaccords sur la question. Je n’en veux pas aux défenseurs du JM ; simplement, je regrette que certains s’aveuglent sur ses défauts, ou pire encore, contre ceux qui prennent le sujet sous un angle uniquement mathématique en oubliant qu’il a aussi, en dernier ressort, des implications politiques et philosophiques.


[1] David Louapre répond à certaines objections sur le blog associé à sa chaîne Youtube, mais il me semble que ses réponses ne concernent pas les critiques que je formule dans cet article.

[2] J’appelle vote par classement un vote où il s’agit simplement de classer les candidats du meilleur au moins bon. Le vote uninominal majoritaire est un vote par classement : il revient simplement à donner 1 point au candidat préféré de chaque électeur, et 0 à tous les autres. Le vote alternatif constitue un autre exemple, un peu plus raffiné (mais tout de même utilisé pour l’élections de certains parlements nationaux), de vote par classement.

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