Ce que m’inspire le mythe du péché originel

Tout de même, ce n’est pas mal, cette histoire de péché originel. Je ne suis pas chrétien, mais je dois dire que ça m’inspire.

L’idée, telle que je la comprends, c’est que le péché originel commis par Adam inaugure notre condition de pécheurs. À partir de là, toute l’humanité est pécheresse, sauf cas très particuliers (Marie, Jésus). C’est pour cela qu’on pèche. D’un autre côté, quand on pèche, c’est quand même toujours notre faute, puisqu’on est libre, donc responsable de ce qu’on fait. Autrement dit, il y a une différence entre « être pécheur » et « pécher » : le premier tient à un événement bien antérieur à notre naissance, tandis que le second est de notre propre fait. C’est déjà intéressant, cette idée que l’identité (la « condition ») n’est pas exactement réductible à la somme des actes que l’on accomplit, que l’identité c’est plus que cela.

Mais en même temps, cette dissociation entre « pécher » et « être pécheur » n’est valable que dans le premier temps de l’analyse. Au bout du compte, si l’on pèche, c’est parce qu’on est pécheurs, et le fait d’être pécheur implique que l’on va pécher. Nos péchés sont la réalisation, la vérification, la concrétisation, la confirmation de notre condition de pécheur, et ils sont en quelque sorte appelés par elle.

Et cela, c’est intéressant pour ce que ça nous dit des rapports subjectivement vécus entre déterminisme et liberté. Je pense que c’est une expérience que beaucoup de gens peuvent faire, que de ressentir à la fois l’évidence de leur liberté, l’impression qu’ils sont toujours en dernière analyse maître de ce qu’ils font et donc, dans une certaine mesure, de ce qui leur arrive, et en même temps d’éprouver leur vie, leur condition, comme une fatalité à peu près implacable. Le mythe du péché originel déploie ces deux niveaux sur un plan métaphysique, mais on peut assez facilement le laïciser et transformer, par exemple, la fatalité métaphysique en fatalité sociale. En un sens ce n’est pas faux, que la vie est pleine de choix dont on est responsables, et que si on prend les événements de la vie un par un, on peut toujours se dire qu’à tel moment on aurait pu faire un autre choix, qu’on aurait pu échapper à ses déterminations à force d’effort, de courage, de travail, de volonté…, et qu’on aurait pu réitérer cet héroïsme à chaque fois que la vie nous le demandait. Quelles que soient ses origines sociales, familiales, etc., un enfant élevé en France a par exemple toujours la possibilité de travailler d’arrache-pied pour être bon à l’école, avoir un bac avec mention, réussir ses études même dans des conditions horribles, avoir un métier prestigieux et bien payé au bout du compte, etc. Mais dans l’immense majorité des cas, cette possibilité (dont il ne faut pas purement et simplement nier qu’elle existe, car elle a bel et bien un certain mode d’existence, et elle a des effets au moins psychologiques) est une pure possibilité logique : il n’est pas logiquement impossible, il n’est pas auto-contradictoire, qu’un enfant issu d’une famille très défavorisée réussisse très bien dans la vie, de même qu’il n’est pas logiquement impossible qu’un individu même souillé par le péché originel vive sans pécher et soit héroïque à chaque instant. Mais cette possibilité logique demeure parfaitement compatible avec une impossibilité d’un autre ordre, tout aussi réelle : impossibilité métaphysique de sortir de sa condition de pécheur, impossibilité sociale de sortir de sa condition sociale. Cela aussi, les individus l’éprouvent.

À chaque fois, ce sont deux points de vue contradictoires sur la vie, mais compatibles, et vrais tous deux, d’une manière différente. Privilégier le point de vue de la liberté ou le point de vue du déterminisme, c’est aussi choisir une certaine échelle d’analyse : envisager les choses de manière sérielle, analytique, en se concentrant sur chaque événement pris séparément (chaque occasion de pécher ou non, chaque occasion de s’extirper de sa détermination sociale) favorise le point de vue de la liberté ; envisager les choses de manière synthétique, globale, et les vies comme des touts, comme des conditions (métaphysiques ou sociales), cela favorise le point de vue du déterminisme. Le second point de vue est supérieur, plus englobant, plus vrai, plus utile politiquement. Mais on ne peut pas se passer du premier si l’on veut comprendre quelque chose aux existences des gens tels qu’ils les vivent et, sans doute, les pensent.

Bien sûr, on peut choisir d’insister sur le caractère idéologique, au mauvais sens du terme, d’un pareil montage : faire croire aux gens qu’ils sont libres alors qu’ils ne le sont pas, c’est les persuader qu’ils sont responsables de leur sort, donc dévitaliser leur rage – comme au pécheur on fait croire que c’est de sa faute s’il pèche, alors que non, en fait, c’est la faute d’Adam. Toujours est-il que si ce mythe a aussi bien marché, c’est peut-être bien (en tout cas c’est une hypothèse qui me paraît intéressante) parce qu’il fait écho à des structures psychologiques assez fortes et assez courantes, à travers les époques, chez pas mal de monde…

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4 commentaires

  1. Oh oui, merci beaucoup ! Le parallèle marche effectivement très bien, entre le péché originel et le privilège. Mais c’est dommage que l’article en lien n’aborde pas la question de la dialectique entre responsabilité et irresponsabilité que suppose la structure du péché originel, et que suppose aussi la structure du privilège (car un-e privilégié-e n’est pas responsable de son privilège, mais il/elle est responsable de tous ses actes commis en tant que privilégié-e-s).

  2. Bonjour,
    Très belle analyse du péché en tant que forme, c’est-à-dire en tant qu’action, et en tant qu’essence, c’est-à-dire en tant que qualité. J’ai éprouvé un plaisir de lire votre article. J’ai, cependant, certaines questions à vous poser concernant certains points particuliers qui ne sont pas évoqués dans votre texte.
    Comme vous le dites, celui qui est pécheur a en son sein la qualité du péché. Donc, le péché est nécessaire pour être homme. Est-ce donc encore un mal que de pécher dans cette condition ? C’est-à-dire que pour être homme, il faut nécessairement pécher et donc par ce fait, le péché n’est pas de l’ordre de la morale, c’est-à-dire du bien ou du mal, mais qu’il est de l’ordre universel, c’est-à-dire de la nécessité. Par conséquent, le péché n’est plus pêché, mais est qualité. Il n’est donc pas mauvais de pécher s’il est partie intégrante de l’homme. Ce qui pourrait également dire qu’en vérité, dans cette possibilité, le péché n’est pas mauvais en soi. Alors, quelle est donc la punition de Dieu ? Peut-être que la punition est de s’accomplir en tant que sage au lieu de naître sage. C’est-à-dire que la qualité du péché est celle de rabaisser l’homme sage (savant) à l’homme pécheur (ignorant). Et ainsi, le péché n’est pas mauvais, mais il est mauvais de ne pas chercher à être sage (d’où, peut-être le « suivez la vérité » de Jésus, qui nous dit expressément : « chercher la vérité »). Mais voilà que ceci me semble encore plus paradoxal quand on sait que le péché originel fut, justement, de manger la pomme de l’arbre de la connaissance. Peut-être que cette pomme n’était pas faite pour donner la connaissance à l’homme, tel qu’on se l’imagine en pensant qu’Adam est parti de l’homme ignorant à celui de savant (par la connaissance) mais justement son contraire, c’est-à-dire qu’il est parti de l’homme savant à celui ignorant en portant en lui la qualité de connaissance, qui avant n’était pas en lui (dû au faite qu’il n’avait pas besoin de connaître quoi que ce soit, car il savant déjà – on ne peut connaître quelque chose seulement si on fait l’effort de l’apprendre ; ce qui veut dire que la connaissance est un travail en soi ; par conséquent, il n’y a que l’ignorant qui ai la qualité de connaissance, car seul lui doit travailler pour connaitre alors que le savant n’a point besoin de connaissance, car il n’a point besoin de connaître).
    Bien à vous, merci.

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