J’ai déjà eu l’occasion, sur ce blog (ici et là), de commenter les conceptions dites ontologiques de la dialectique, c’est-à-dire celles selon lesquelles que le réel est structuré de façon dialectique, par opposition à celles selon lesquelles seuls la pensée ou le discours peuvent être dialectiques. J’en discutais il y a quelques jours avec un ami, et celui-ci m’a donné un argument bizarre en faveur de cette conception ontologique. Je voudrais donc, dans ce billet, exposer cet argument et le réfuter.
Cet ami me soutenait que les trois propositions suivantes ne pouvaient pas être vraies ensemble :
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il peut y avoir des propositions contradictoires entre elles et toutes (partiellement) vraies (c’est-à-dire, plus ou moins, qu’il y a une « dialectique subjective ») ;
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la vérité consiste dans l’adéquation d’une proposition avec la réalité ;
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il n’y a pas de contradiction objective dans la réalité (c’est-à-dire, plus ou moins, qu’il n’y a pas de « dialectique objective »).
Si par exemple je peux dire que la mer est à la fois bleue et non bleue, ce qui n’est pas aberrant, je produis une contradiction dans le discours ; si j’estime que ce discours est vrai, et que la vérité se définit par l’adéquation du discours au réel, alors je dois accepter que la contradiction ne réside pas seulement dans le discours mais dans l’objet désigné lui-même (la mer). C’est en tout cas la définition implicite de l’ « adéquation » que mobilisait mon interlocuteur[1].
Or je crois bien que cela ne marche pas du tout, et que ce raisonnement est un sophisme. Si je dis : « Dans ce champ, il n’y a pas de vache », et que cette affirmation soit vraie, cela implique que ce discours est adéquat à la réalité. Or mon discours contient l’objet linguistique « pas de vache ». Est-ce que cela veut dire que l’objet « pas de vache » appartient au réel ? La négation-de-vache appartient-elle donc au monde ? Personnellement, je n’ai jamais vu une chose pareille. Je vois un champ vide, à la rigueur ; je sais que le champ vide existe dans le réel ; mais la négation-de-vache est une pure opération de l’esprit, consistant à ajouter ou à supposer mentalement une ou plusieurs vaches dans ce champ, puis à les en supprimer. Or une telle chose ne s’est jamais produite dans la réalité.
La négation-de-vache dans le discours suppose la vache (et la nie), alors que la négation-de-vache dans la réalité n’est pas du tout, en fait, une négation de vache, mais une simple absence de vache, qui ne suppose aucune vache, à aucun moment. Elle est d’ailleurs autant une absence de vache qu’une absence de crevette ou de licorne. La négation est une propriété du discours, pas du réel ; pourtant, un énoncé contenant une négation peut être vrai, au sens d’adéquat au réel. Il n’y a pas de raison qu’il en soit autrement pour la contradiction.
Si du reste, comme le supposait cet ami, l’adéquation d’un discours à la réalité impliquait une homologie de structure entre ce discours et cette réalité, il faudrait certainement, pour rendre compte d’une absence de vache, produire non pas une négation, mais une absence de discours… donc, se taire.
Bref, le concept de chien n’aboie pas.
[1] Notons qu’il est impossible de produire une définition non tautologique de l’ « adéquation » entre un discours et la réalité, puisqu’on ne peut pas parler de la réalité autrement qu’en mobilisant un discours à son sujet. On a directement accès à un seul des deux termes de la comparaison, et c’est ce même terme que l’on rencontre (et auquel on se heurte) lorsqu’on tente d’accéder à l’autre terme. On n’a sans doute guère mieux que l’intuition, ici, pour saisir ce qu’il faut entendre par « adéquation ».