Je discutais vaguement avec un ami, l’autre jour, des rapports entre libéralisme et conservatisme. C’était une discussion de fin de soirée, donc pas très sérieuse, mais cela m’a fait penser qu’il y avait bien un point par où mon libéralisme pouvait s’apparenter à une certaine forme de conservatisme, à savoir mon goût pour les vieilles lois.
Je ne veux pas dire par là que toutes les vieilles lois sont dignes d’être défendues, mais simplement que toutes choses égales par ailleurs, le fait qu’une loi soit vieille est plutôt, à mes yeux, un bon point en sa faveur.
Un exemple ou cela me paraît particulièrement claire, c’est la laïcité. On entend parfois des hommes ou des femmes politiques expliquer qu’il faut moderniser les lois laïques, et notamment adapter celle de 1905 au goût du jour. La société ayant évolué, il conviendrait de mettre le droit en accord avec elle. Or moi, ce que j’aime bien dans la loi de 1905, c’est précisément qu’elle est ancienne, c’est-à-dire qu’elle a été faite pour répondre à une situation qui n’a pas grand-chose avec celle d’aujourd’hui. La loi a été faite dans un contexte où il s’agissait surtout de régler les rapports entre l’État et l’Église catholique : il me plaît beaucoup qu’elle puisse servir aujourd’hui à régler les rapports entre l’État et des pratiquant-e-s musulman-e-s. Le fait d’appliquer à des musulman-e-s une loi qui n’a pas été faite pour eux/elles est la garantie qu’ils/elles seront traité-e-s de manière neutre, non arbitraire, non discriminatoire. Même si l’application d’une loi ancienne et pas faite pour eux/elles se trouve les désavantager d’une manière apparemment injuste, eh bien ce ne sera la faute de personne ; en tout cas il ne s’agira pas d’une loi ad hoc faite pour les humilier. Toutes les lois « laïques » récentes, au contraire, que ce soit celle de 2004 sur les signes religieux à l’école, celle qui interdit le port de la burqa, etc., visent spécifiquement les musulman-e-s. Même si les lois en question sont formulées en termes généraux (ce n’est pas « le voile » mais « les signes religieux ostensibles » qui sont interdits, ce n’est pas « la burqa » mais le fait de se couvrir le visage dans un lieu public qui est interdit), il n’empêche qu’elles ciblent les musulman-e-s, comme en témoignent les débats publics qui les ont précédées et accompagnées. Ce sont donc des lois ad hoc – et en termes d’équité et de refus de l’arbitraire, les lois ad hoc, c’est un problème.
Au moment de son adoption, la loi de 1905 était aussi une loi ad hoc, et c’est peut-être dommage. Mais aujourd’hui, plus d’un siècle s’est écoulé, et ce désancrage contextuel de la loi est ce qui garantit sa neutralité et sa portée réellement universelle.
Autrement dit, de même qu’un principe n’est pas fait pour être adéquat aux situations où on l’applique, de même une bonne loi est une loi qui n’a pas été faite en vue de la situation où on l’applique.
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Dans un article contre l’interdiction des signes religieux, j’écrivais :
Je ne trouve pas forcément cela rédhibitoire de soutenir une loi qui alimente ou crée des sentiments racistes, ou instaure une discrimination, si par ailleurs cette loi se justifie par des principes forts. Par exemple, peut-être qu’une loi contre la circoncision serait perçue comme humiliante par un grand nombre de juif/ve-s et de musulman-e-s, et peut-être que cela alimenterait des campagnes antisémites et islamophobes, mais on peut raisonnablement estimer que c’est un prix à payer pour faire prévaloir un principe fort comme celui du respect de l’intégrité physique des enfants. Pour prendre un exemple sans doute un peu moins sensible, si c’est pour de légitimes raisons d’hygiène qu’on impose le port de maillot de bain (plutôt que d’autres vêtements plus couvrants) dans les piscines, alors il n’y a pas de raison de faire des exceptions pour des femmes dont les croyances religieuses leur imposeraient de s’habiller comme ceci ou comme cela. Si la norme est légitime (et a priori, la norme hygiénique l’est) et que l’application stricte de cette norme entraîne une discrimination religieuse, alors les préférences religieuses des individus concernés doivent être considérés comme des goûts dispendieux (selon le jargon de la philosophie politique contemporaine), auxquels ils sont libres de renoncer, et non comme une donnée de la situation à laquelle la norme générale devrait s’adapter.
Ce qui me paraît vrai pour les principes me paraît également vrai, dans une certaine mesure, pour les vieilles lois, dans la mesure où une vieille loi acquiert une valeur de principe. L’intérêt de l’état de droit, c’est que pour réglementer ou interdire un comportement particulier, il faut en passer par loi, donc par le général. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, énoncer une norme générale qui aura valeur de principe. Mais lorsqu’une loi est faite en vue d’une situation particulière, sa dimension générale et principielle n’est souvent qu’un habillage factice, qui permet de donner l’apparence de l’universalité à une décision particulière. Cependant, lorsque les circonstances qui ont donné naissance à cette loi ont disparu, la loi se retrouve réduite à son principe, qui survit auxdites circonstances.
C’est pour cela d’ailleurs que, comme je le disais plus haut, « même si l’application d’une loi ancienne et pas faite pour [les musulman-e-s] se trouve les désavantager d’une manière apparemment injuste, eh bien ce ne sera la faute de personne ; en tout cas il ne s’agira pas d’une loi ad hoc faite pour les humilier ». Si c’est au nom d’une loi qui n’a rien à voir avec l’islam qu’on interdit les vêtements de bain couvrants dans les piscines, aucune femme musulmane ne pourra légitimement râler si on ne la laisse pas se baigner en burkini. En revanche, si on a inventé cette loi pour répondre au « problème » des femmes qui se baignent en burkini, c’est autre chose.
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Un autre exemple du même type que j’aime bien, c’est le fait d’utiliser, pour sanctionner les personnes qui transmettent volontairement le VIH, une loi des années 1830 qui réprime l’ « administration de substances nuisibles » (si pas d’intention homicide) ou l’empoisonnement (si intention homicide) (voir Maître Eolas pour les détails). Je trouve cela assez merveilleux : on utilise, pour réprimer un comportement aux enjeux sociétaux lourds, une très vieille loi qui a sans doute plutôt été faite pour régler les cas où on met de l’arsenic dans le yaourt de quelqu’un. Les législateurs de l’époque n’avaient sans doute pas pensé à la possibilité d’appliquer cette loi à des transmissions volontaires de maladies vénériennes, et c’est précisément pour cela que c’est cette loi qu’il faut appliquer. Il serait très ennuyeux de faire une loi exprès pour la contamination au VIH (même si cette loi faisait semblant d’être générale en réprimant, par exemple, toute transmission de MST potentiellement mortelle), car elle risquerait d’être soit trop sévère (à cause de la stigmatisation que subissent les personnes séropositives), soit trop clémente (à cause par exemple du lobbying anti-pénalisation mené par une association comme Act Up). Il s’agirait alors d’une loi ad hoc, faite exprès pour régler un problème de société spécifique, avec tous les risques d’arbitraire que cela comporte. Utiliser une loi de 1832 sur l’empoisonnement, cela paraît baroque, mais en fait c’est beaucoup mieux.