Mois: mars 2016

Méditations sur la mort du tsarévitch

1. Remarques préliminaires

En admettant que la Révolution russe fût une bonne chose, et que la destruction de la famille impériale pût aider à son installation durable, était-il légitime de tuer le tsarévitch, comme les bolchéviks l’ont fait sur ordre de Lénine en 1918 ? Il avait 14 ans au moment des faits (le tsarévitch, pas Lénine), et il était, comme on l’est forcément à cet âge, innocent de tout crime politique.

Invoquer Louis XVII mort au Temple est un trope royaliste destiné à faire voir la hideur morale des révolutionnaires, et j’imagine que le tsarévitch joue le même rôle chez les Russes blancs. Mais l’exemple a le mérite de la clarté et de la simplicité. Et en fait, je le reprends ici parce que c’est autour de lui que s’est nouée la conversation, avec un ami, qui inspire ce billet.

La question, banale, est celle de l’articulation entre les moyens et les fins, et celle du conflit entre une morale des principes et une morale des conséquences. Mais on peut peut-être complexifier le problème.

Commençons par préciser deux choses, qui ne constitueront pas le cœur de mon billet :

1° Il est, par certains aspects, un peu vain de juger des actes commis en des temps où les valeurs morales courantes étaient différentes des nôtres. Dans une circonstance analogue, il est bien évident que nous ne tuerions pas le tsarévitch, et cela a un rapport avec le fait qu’on attribue, je crois, beaucoup plus de prix à la vie humaine qu’il y a cent ans. En Europe occidentale du moins, les boucheries des guerres mondiales ne sont plus qu’un lointain souvenir, et la France de 2016 est extraordinairement pacifiée par rapport à ce que pouvait être la Russie du début du XXe siècle. C’est un jeu très amusant que de se demander ce que l’on aurait fait dans telle ou telle circonstance historique, et j’imagine qu’on y a tou-te-s un peu joué (aurais-je voté la mort de Louis XVI ? Qu’aurais-je fait au Congrès de Tours ? Aurai-je été résistant, et à partir de quelle date, et de quelle manière, pendant la Seconde Guerre mondiale ?), mais le premier devoir de l’honnêteté est de concéder qu’un fait s’éclaire moralement par les coordonnées morales de l’époque où il intervient. Cela bien sûr limite la portée des réflexions qui suivent, mais n’implique aucunement qu’elles soient dénuées de toute validité, et encore moins de toute portée. De toute façon, l’exemple sur lequel je me fonde peut être librement modifié ;

2° Je laisse de côté le problème, pourtant moralement décisif, qui surgit dans un raisonnement moral conséquentialiste, lorsque on doit comparer entre eux deux résultats négatifs (la mort d’un enfant innocent, l’échec de la révolution) alors que :

  • les deux résultats négatifs ne sont pas certains au même degré : il est certain que, si on le tue, l’enfant mourra ; il n’est pas certain, si on ne le tue pas, que la révolution échouera (ni, inversement, que si on le tue la révolution réussira) ;
  • quand bien même le meurtre de l’enfant serait suivi d’un succès de la révolution, le lien causal entre les deux faits n’est pas clair du tout : le meurtre est noyé dans une telle quantité d’autres causes que sa valeur de cause en est réellement très diminuée.

2. Le remords du juste

Ces remarques étant faites, je voudrais dire que malgré mes tendances anti-conséquentialistes plusieurs fois affirmées sur ce blog, il ne me paraît pas certain qu’à la place de Lénine j’aurais épargné la vie du tsarévitch. Après tout, il s’agissait de sauver la révolution en abrégeant une guerre civile meurtrière, et il m’aurait peut-être bien paru monstrueusement cynique de ne pas tout tenter pour empêcher cette guerre civile, quitte à liquider les quelques membres encore en vie de l’ancienne famille impériale. J’aurais peut-être admis de faire une entorse à mes principes en la circonstance. Je n’en sais rien, je ne dis pas que je l’aurais fait ; simplement, je trouverais cela un peu présomptueux de préjuger de mon attitude. Peut-être bien que je me serais laissé atteindre par des arguments conséquentialistes.

Cependant, il n’empêche : même en admettant que l’assassinat ait été, sinon nécessaire, du moins très utile à la cause, il continue à m’apparaître comme particulièrement horrible, et comme moralement vil. Cela constitue peut-être une contradiction qu’il faut résoudre : on pourrait se dire que si un acte m’apparaît à la fois comme nécessaire et comme horrible, c’est que je ne sais pas ce que je veux. Soit l’acte est horrible, j’ai raison d’être horrifié par lui, et alors cela prouverait qu’il ne faut pas l’accomplir et qu’il n’est donc pas moralement « nécessaire » ni souhaitable ; soit l’acte est nécessaire, donc souhaitable, et alors mon sentiment d’horreur est un résidu de sentimentalisme bourgeois, camarade !, qu’il faut extirper de mon esprit révolutionnaire. Tant qu’on reste dans un des deux pôles de l’alternative, tout est finalement assez rassurant : il n’y a pas de problème, pas de dilemme moral authentique, il n’y a que des illusions de dilemme qui tiennent à une façon insuffisante de considérer la question.

Mais peut-être bien que la vérité d’une telle contradiction est qu’on ne peut pas la résoudre, et qu’il ne faut pas chercher à la résoudre. Pourquoi donc un acte ne pourrait-il pas être à la fois nécessaire et moralement vil ? Pourquoi un acte ne pourrait-il pas être à la fois requis et abject ? Supposer que c’est impossible, cela revient à postuler que le réel se plie magiquement à nos vœux, à nos souhaits de confort moral, qu’il est structuré de sorte à nous épargner les dilemmes moraux authentiques. Mais c’est un postulat métaphysique fort, qu’on n’est pas du tout forcé-e d’adopter !

Il me semble, pour être plus précis, que ce postulat métaphysique repose sur une confusion entre les deux fonctions de la morale que j’ai exposées ici. La morale a une double dimension prescriptive et évaluative, elle sert à la fois à dire comment agir et à dire comment considérer des actes déjà commis. Or si on confond ces deux fonctions, on va en particulier être amené-e à avoir sur tout acte un point de vue prescriptif, fût-il rétroactif. Ainsi, plutôt que de se demander rétro-activement : « Lénine a-t-il bien fait de faire tuer le tsarévitch ? », on va reformuler mentalement les termes de la question en faisant comme si le choix était devant nous, et comme s’il s’agissait de répondre à cette autre question, léniniste d’ailleurs : « Que faire ? » (ou, plus exactement, et pour prendre en compte la dimension rétrospective de cette interrogation pseudo-prescriptive, « Qu’avoir fait ? »). Mais si on admet que les deux fonctions de la morale sont disjointes, on peut à la fois tenir une position prescriptive conséquentialiste (« À la place de Lénine, j’aurais fait comme lui pour sauver la révolution ») et une position évaluative déontologique (« Lénine a mal fait, car on ne tue pas les enfants »).

Dans mon article sus-mentionné sur les deux fonctions de la morale, je proposais une notion qui permettait selon moi de penser cette irréductible dualité : l’excusable. Dire qu’un acte est mauvais mais excusable, c’est bien porter sur lui un jugement moral, mais ce n’est un jugement moral qui n’est possible qu’après coup : dire par avance d’un acte qu’on s’apprête à commettre qu’il est excusable est précisément ce qui caractérise la mauvaise foi. Il me semble à présent qu’une autre notion pourrait bien être utile pour penser cette dualité : le remords du juste[1]. Car le remords, par définition, est rétrospectif : on n’a jamais de remords pour un acte qu’on n’a pas encore commis. En revanche, il paraît possible d’avoir du remords pour un acte que l’on a commis en étant réellement persuadé, au moment où on le commettait, que c’était la meilleure chose à faire. Lénine, faisant tuer le tsarévitch, a peut-être bien agi, mais peut-être, qui sait ?, en a-t-il éprouvé du remords après coup – et peut-être tout cela est-il bien normal. On pourrait d’ailleurs défendre l’idée qu’il y a un rapport entre l’excusable et le remords : peut-être qu’avoir du remords pour un acte qu’on a commis est précisément l’un des facteurs qui rendent cet acte excusable, ou du moins un peu plus excusable, pour autant que l’excusable soit susceptible de degré (Mais pourquoi pas ?).

Une autre manière de dire tout cela, qui peut paraître un peu triviale mais qui ne me pourtant pas dénuée d’intérêt philosophique, consiste à dire que même si, peut-être, Lénine a effectivement fait ce qu’il devait faire, je n’en voudrais pas comme ami. L’idée, relevant peut-être cette fois plus d’une éthique des vertus que d’une éthique déontologique, est que l’assassinat du tsarévitch fait de Lénine (ou bien prouve qu’il est ? ou les deux ?) une mauvaise personne, quelles que soient ses raisons. Il faut parfois être un vrai salaud pour accepter d’agir comme la situation l’exige. Là encore, croire le contraire revient à postuler une bien commode harmonie du réel. Et ce serait peut-être le plus beau des sacrifices, en un sens, que de consentir, non à se dévouer, non à mourir pour la cause, mais à s’avilir moralement pour elle – et je ne dis pas passer pour un salaud, mais bien en être un, en devenir un, réellement.

3. Un conflit de rasoirs d’Ockham

Je conclurai simplement ces méditations en faisant remarquer que j’oppose deux modèles : un modèle harmonieux, fondé sur une morale unitaire qui rend lisible et vivable un réel plutôt accommodant ; un modèle tragique, fondé sur une dissociation structurelle de la morale entre différentes fonctions, adéquat à un réel qui n’a pas été conçu pour nous faire plaisir. Le premier modèle, rien ne le prouve : il repose, à mon avis, sur un postulat métaphysique fort et suspect. Mais le second, peut-être bien que rien ne le prouve non plus, sinon des intuitions morales : le sentiment qu’il y a des actes immoraux qui sont excusables, le sentiment qu’il y a des actes requis qui nous donnent, après coup, un légitime remords.

Mais comment prouver que ces intuitions ne sont pas des trompe-l’œil ? Il me semble qu’on a ici ce qu’on pourrait appeler un conflit de rasoirs d’Ockham (un duel de rasoirs ?), car chacun des deux modèles peut prétendre être plus économique et plus simple que l’autre :

  • le modèle harmonieux est plus économique, en ce qu’il suppose de considérer comme des scories, comme un bruit parasite, ce machin bizarre et suspect que j’appelle « remords du juste » et dont on ne peut pas tellement démontrer positivement la légitimité. Le fait de refuser l’existence de dilemmes moraux authentiques revient évidemment à simplifier la structure du réel ;
  • le modèle tragique est plus complexe, donc moins économique en un certain sens, mais en même temps il correspond mieux à nos intuitions morales spontanées, éventuellement contradictoires, dont il assume de tenir compte. Il est économique en ceci qu’il suppose superflues, et même abusives, les opérations de simplification que suppose le modèle harmonieux.

Un tenant du premier modèle pourrait répondre à un tenant du second modèle : mais pourquoi diable se compliquer la vie en prenant en compte des sentiments complexes et étranges qu’il est si facile d’écarter ? Un tenant du second modèle pourrait répondre : mais pourquoi diable ne pas prendre les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur complexité, et pourquoi les distordre afin de les rendre simples et rassurantes ?

Ce conflit de rasoirs d’Ockham est aussi un conflit d’intuitions. Les deux positions peuvent prétendre avoir l’intuition de leur côté, en un sens différent. La position harmonieuse se fonde sur l’intuition de l’unité morale : ses différentes fonctions (prescriptive, évaluative, et peut-être d’autres) ne sont que les différentes expressions d’un fait moral fondamentalement unitaire, sur la nature duquel il peut y avoir des désaccords (entre conséquentialistes, déontologistes…), mais dont on doit s’accorder à considérer qu’il est un. La position tragique se fonde sur l’existence d’intuitions morales comme l’intuition de l’excusable, l’intuition de la possibilité d’un remords du juste, l’intuition de conflits moraux authentiques. On pourrait presque dire (et allons-y ! foin des prétéritions !) que la position harmonieuse se fonde sur une intuition méta-morale théorique (glosable par une assertion du type : « Il est absurde de s’en vouloir d’avoir fait ce qu’on devait faire »), alors que la position tragique se fonde sur des intuitions morales pratiques, issues par exemple de l’expérience sensible du remords du juste.

Bref, nous voilà bien avancé-e-s.


[1] « Remords du juste », par opposition, par exemple, au remords du méchant, qui est d’une autre nature : que le méchant éprouve du remords de sa conduite mauvaise, cela n’a rien que de très normal. Le problème survient quand une personne éprouve du remords pour avoir commis un acte moralement requis.

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De la pensée à l’action : retour sur un malentendu

Dans une conversation récente j’ai résumé à un ami, mais peut-être mal, le contenu de ce billet dont l’idée est qu’il n’y a pas de rapport simple entre la pensée et l’action, et qu’en un sens cela ne veut rien dire de prétendre agir selon ce qu’on pense. Ledit ami, un peu moqueur, m’a accusé de faire l’éloge de l’inaction, et de tenir une position absurde. Je voudrais ici me défendre. Je ne pense pas, ni que ma position soit absurde, ni qu’il s’agisse vraiment de ma part d’un éloge de l’inaction. Et je vais mobiliser, pour le montrer, deux arguments très différents.

1. Il n’y a pas que la « pensée » dans la vie

D’abord, ce n’est pas parce que l’action ne peut pas se déduire de la pensée, qu’elle ne peut pas découler d’autre chose. Je recopie tel quel un statut Facebook que j’ai publié récemment, non pour engager une discussion sur son contenu précis, mais pour illustrer ce que je veux dire :

Si je me sens d’extrême gauche, ce n’est pas parce que je suis rationnellement convaincu que les marxistes ont raison. Je n’ai pas lu Le Capital, et même si je l’avais lu, compris et étudié, je serais encore impuissant à répondre adéquatement aux objections qui lui sont faites par des économistes non marxistes. Je ne vais pas faire semblant de m’être approprié une doctrine que je ne peux guère croire que sur parole.

Non, mes raisons sont beaucoup plus profondes. Mes raisons, c’est Emmanuelle Cosse, qui rallie sans scrupule un gouvernement qu’elle dénigrait deux semaines plus tôt, c’est François Hollande et Manuel Valls, qui s’apprêtent à faire voter par le parlement un copié-collé du programme du MEDEF tout en continuant cyniquement à se dire de gauche, c’est Sarkozy et toutes les affaires qu’il traîne au cul, et je ne parle même pas du clan Le Pen. Ma fidélité et ma sympathie à l’égard de la gauche anticapitaliste relèvent sans doute surtout de la posture éthique : d’un côté il y a des gens qui, autant que je puisse le savoir, sont pour l’essentiel probes et honnêtes ; de l’autre il y a les opportunistes, les menteur/ses, les tricheur/se-s, les corrompu-e-s. La hideur morale de la classe politique suffit à me tenir éloigné d’elle. On en rediscutera peut-être le jour où il y aura, dans ce pays, des écologistes intègres, des sociaux-démocrates intègres, des libéraux intègres, des républicains intègres, des centristes intègres, des réactionnaires intègres, bref des gens qui ne pensent pas comme moi mais dont on puisse prendre un minimum le projet au sérieux. En attendant, je sais quel est mon camp, et d’une manière bien plus sûre et bien plus ferme que si ma décision était le résultat d’un examen rationnel et technique des positions politiques et économiques portées par les un-e-s et les autres.

Ce que je veux dire par là, c’est que dans l’engagement militant de probablement tout le monde ou presque, l’essentiel se joue ailleurs qu’à un niveau rationnel. On peut prendre parti par dégoût contre l’attitude de ceux et celles qui nous dirigent. On peut aussi très bien être amené à militer, à se mobiliser, parce qu’instinctivement le sort fait à telle catégorie de personnes (au hasard, en ce moment, les migrant-e-s ?) nous révulse. Ce qui nous meut, ce sont d’abord des affects, des principes, des valeurs, des intuitions morales, voire des émotions – l’amour ou l’amitié que l’on porte à des gens qui luttent ne peuvent-ils pas être des mobiles puissants pour faire comme eux ? C’est sans doute largement comme cela que les choses se passent, et ce n’est pas forcément grave. Dans ce billet, j’avais essayé de démontrer que la morale ne pouvait pas avoir de fondement rationnel, et que c’était plutôt une bonne chose, car nos croyances morales fondamentales (l’universalisme moral par exemple) sont plus pérennes, plus profondément ancrées en nous que n’importe quel résultat de n’importe quelle déduction rationnelle, toujours susceptible d’être remise en cause par un nouvel argument ou un nouveau fais. Eh bien là, c’est pareil : il me semble qu’un engagement sensible, qui part des tripes ou du cœur plutôt que du cerveau, a toutes les chances d’être plus durable, moins superficiel, qu’en engagement bâti sur la raison.

Bien sûr, on me rétorquera que tout engagement est toujours partiellement sensible et partiellement rationnel, et que donc je tords le bâton et verse dans l’irrationalisme… Mais j’y viens.

2. Sur le statut de mes billets

Il faut que je dise un mot du statut des idées que j’avance dans mes articles. En fait, sans doute parce que j’avais conscience du caractère potentiellement absurde de mes conclusions, j’avais déjà pris mes précautions dans le billet incriminé. J’écrivais, en manière de « pirouette conclusive » :

Bien sûr, on hésitera à aller jusqu’au bout du mouvement amorcé ci-dessus, et à affirmer franchement qu’il n’y a pas un certain rapport de conformité, même lointain, même distendu, entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Il est patent que certaines idées prédisposent à certaines actions.

Bien sûr, on me répondra (on m’a répondu !) que le rapport entre pensée et action est lui-même dialectique, qu’il ne doit pas se penser sur le mode d’une simple homologie ou d’un simple parallélisme.

Mais tant qu’on ne m’expliquera pas exactement de quelle nature, alors, est ce rapport, on ne me convaincra pas de renoncer à une position maximaliste et aporétique – dont le but réel, comme souvent sur ce blog, est d’inquiéter mon/ma lecteur/trice, plus que de lui apporter des réponses.

J’insiste sur la dernière phrase : il s’agit d’ « inquiéter mon/ma lecteur/trice », c’est-à-dire, au sens étymologique, non pas de lui faire peur, mais de le/la déranger dans ses certitudes et son confort. C’est que j’ai une vision vraiment collaborative de ce blog – et je ne dis pas cela en référence aux gens qui, m’ayant lu, me laissent des commentaires (et je les remercie), mais aussi aux gens qui me lisent silencieusement, et qui, peut-être, repensent un jour et sans s’y attendre à quelque chose qu’ils ont jadis lu ici. La pensée infuse, les idées mûrissent, et sous une forme qui n’est jamais tout à fait celle sous laquelle elles ont été exposées : c’est à cette condition qu’elles sont vivantes. Ce sera telle bribe de billet, tel aspect d’un raisonnement, éventuellement déformé, corrigé ou précisé (mais tant mieux), qui peut-être donnera à tel-le ou tel-le de mes lecteur/trice-s, face à un problème ou dans une discussion, le déclic pour, à un moment donné, penser mieux. Je n’interdis à personne d’être convaincu de A à Z par mes raisonnements, mais ce n’est pas la seule manière dont je serais heureux que mon blog soit utile.

Tout cela est fortement lié à l’éloge que j’avais un jour fait de la « philosophie non démonstrative », qui procède par ajout de propositions (au sens où l’on « propose » quelque chose, une idée, et non au sens grammatical du terme) plutôt que par démonstration rationnelle en bonne et due forme. L’idée est que l’une des modalités possibles de l’activité philosophique consiste simplement à mettre des choses dans la tête des gens, et à les y laisser vivre leur vie. La question de la valeur de vérité des choses en question devient alors secondaire : les gens ont désormais, à leur disposition, un modèle de raisonnement qui ne sera probablement pas applicable tel quel à tous les coups, mais qui leur fournira parfois bien opportunément le déclic dont je parlais plus haut. Il s’agit d’un modèle additif plutôt que soustractif de la pensée : le tout est de donner des clés de compréhension, d’enrichir les esprits en accroissant leur capacité à saisir le monde, et non d’imposer des thèses qui viendraient à la place d’autres thèses. La pensée soustractive, c’est la pensée mathématique : un théorème démontré relègue dans le faux, en vertu du principe de non-contradiction, tous les énoncés auxquels il s’oppose. La pensée additive, c’est la pensée philosophique lorsqu’elle fait confiance, par exemple, à la valeur herméneutique de l’apologue ou de l’aphorisme, et qu’elle essaye de doter les gens d’un peu plus de clés mentales.

Des exemples ? La plupart de mes billets à la conclusion polémique pourraient sans doute faire l’affaire. J’avais montré qu’il était absurde que les milieux militants cherchent à être safe. Absurde, l’est-ce toujours ? Peut-être pas, il doit bien y avoir des cas où cette revendication est légitime. Il n’empêche : mes arguments valent, obstinément, et sont toujours là pour contrebalancer les arguments en sens contraire ; il arrive qu’ils l’emportent sur eux, et à ce moment-là il est bon de les avoir en tête. Cela assouplit l’esprit et permet, parfois, de penser le réel.

Un exemple encore meilleur. Les dominant-e-s ont-ils/elles un avantage épistémologique pour penser la domination ? J’avais montré que oui, et je maintiens, à condition de ne pas considérer pour autant comme fausse la proposition inverse. Les dominé-e-s aussi ont, ou peuvent avoir, un avantage épistémologique pour penser leur domination. Mais cette idée-là est banale dans certains milieux militants ; en être convaincu-e est utile, mais n’aide certainement pas à penser toutes les situations qui peuvent se présenter, et encore moins à penser le caractère contradictoire des situations. Mon article aide à cela. Et la preuve que j’ai raison (ou parfois raison, mais je ne prétends pas plus) réside simplement dans le fait que mes arguments soient parfois utilisables. J’ai commenté le cas de cette philosophe handicapée que sa situation de personne handicapée limitait manifestement dans ses investigations philosophiques, et j’ai pu illustrer grâce à lui le postulat d’un avantage épistémologique des dominant-e-s. Le cas d’Elisabeth Barnes, puisque tel est son nom, est anecdotique en soi, mais je n’ai pu le commenter que parce que j’avais en tête, en en prenant connaissance, des arguments dont je sentais qu’ils étaient parfois vrais.

Pour radicaliser le propos (mais je n’ai aucun scrupule à le faire, compte tenu de ce que je viens d’expliquer…), je dirais qu’à la limite mes arguments ne sont ni vrais ni faux, mais adéquats ou inadéquats à une situation. C’est comme un outil : un marteau, un tournevis ne sont ni vrais ni faux, mais plus ou moins appropriés à une situation précise, comme celle où on a besoin d’enfoncer un clou. Il y a des outils qui sont sans doute plus utiles que d’autres, qui servent plus souvent que d’autres, mais on n’est pas obligé-e de savoir, au moment où on les fabrique, quelle est l’étendue exacte de leur utilité. Et on n’est pas obligé-e, quand on produit un argument, de savoir quel est son domaine exact de validité. On revanche, lorsque la boîte à outils dont on dispose est d’une capacité illimitée (et c’est le cas de notre cerveau), on a intérêt à avoir le plus d’outils possibles.

C’est en ce sens que je dis qu’on ne peut pas passer de la pensée à l’action. Ce n’est pas toujours vrai, ou ce n’est pas absolument vrai, mais il arrive que cela vaille, et que ce soit mes arguments qui permettent de penser une situation.

Peut-être que, disant cela, je parais me soustraire lâchement à une exigence élémentaire de falsifiabilité et de réfutabilité : si rien n’est faux, puis-je tout dire ? Oui – en un sens, je ne peux pas avoir tort, et vous non plus. Là aussi, j’exagère, mais justement : ne me croyez pas sur parole, et souvenez vous simplement de ce que je dis quand vous en aurez besoin.