Sylvestre Jaffard, dont j’avais ici commenté et critiqué un texte, m’a répondu dans les commentaires, ce dont je le remercie. Dans mon précédent article, il s’agissait de critiquer l’idée selon laquelle l’univers était dialectique, thèse que Jaffard défendait en soutenant que, dans l’univers, « tout est mouvement » :
C’est bien sûr vrai quand un événement survient : on construit un bâtiment, on fonde un syndicat, on démarre une grève. Mais c’est vrai aussi pour des choses qui ont l’air immobile. Le philosophe grec Héraclite disait « on ne se baigne pas deux fois dans la même rivière ». Effectivement l’eau coule tout le temps, les remous changent de forme etc. Même une maison centenaire voit des changements, des altérations de sa façade, ses poutres peuvent peu à peu pourrir, jusqu’à ce qu’un jour un mur se lézarde, puis s’affaisse.
Et c’est cet argument qui, pour Jaffard, sert de contre-argument à la thèse selon laquelle il y aurait dans le monde des choses éternelles, comme une « nature humaine » et un « éternel féminin » :
Dit comme ça, ça a l’air évident. Pourtant très souvent dans les médias, à l’école, dans des livres, il est prétendu qu’il existe un « éternel féminin », une « nature humaine » etc.
J’avais critiqué ce raisonnement en remarquant que, s’il est vrai de dire que tout change, il n’est pas vrai pour autant de dire qu’il n’y a que du changement. Par conséquent, il arrive qu’il soit nécessaire de penser et de nommer l’inertie, qui appartient aussi au réel.
Sylvestre Jaffard, cependant, continue à dire qu’il n’y a que du changement :
Il me semble plus exact, plus utile de dire qu’il n’y a que du changement plutôt que « dans le monde, il y a du mouvement et de l’inertie », car l’inertie parfaite n’existe pas, et ce qui semble inerte peut plus justement être analysé comme connaissant des changements lents, voire extrêmement lents.
Il reproduit un passage de l’Anti-Dühring d’Engels :
Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée. Un corps peut, par exemple, se trouver sur la terre en équilibre mécanique, en repos au point de vue de la mécanique. Cela ne l’empêche absolument pas de participer au mouvement de la terre comme à celui de tout le système solaire, pas plus que cela n’empêche ses plus petites particules physiques d’être soumises aux vibrations conditionnées par sa température, ou ses atomes d’accomplir un processus chimique. La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière.
Mais cette objection de Sylvestre Jaffard ne me convainc pas du tout. Je reprends ici la réponse que je lui ai moi-même faite dans les commentaires. Premièrement, que faut-il penser du postulat d’Engels selon lequel il n’y a pas de matière sans mouvement ? Je ne sais pas s’il est vrai ou pas ; il me semble que c’est un problème physique plus que philosophique ; à première vue, l’hypothèse selon laquelle chaque mouvement, observé à une échelle infinitésimale, serait une succession saccadée de micro-inerties, ne me paraît pas absurde.
Deuxièmement, et surtout, je ne comprends même pas comment on peut prétendre se servir de cela pour justifier le fait qu’il n’y a pas d’éternel féminin. Le fait qu’il n’y ait visiblement aucun rapport entre les deux problèmes est en soi un indice sérieux du fait qu’à un moment ou à un autre, mon interlocuteur est probablement en train de jouer sur les mots. Car à l’échelle qui nous intéresse, c’est-à-dire l’échelle sociale, l’échelle à laquelle nous pouvons observer les choses, le changement et l’inertie sont des abstractions. Ce sont des catégories de la pensée qui permettent de penser le rapport entre une chose à un moment A et une chose à un moment B. On appelle « inertie » ce par quoi ces choses sont identiques et « changement » ce par quoi elles diffèrent. Sylvestre Jaffard affirme que le « changement » est une propriété ontologique des choses. Je veux bien, mais ça ne nous mènera pas loin, et en particulier cela n’est certainement pas un motif suffisant pour exclure que l’ « inertie » puisse être, bien souvent, une catégorie qui permette de penser correctement le réel. C’est en ce sens que, non, il n’y a pas « que » du changement. En affirmant le contraire, Jaffard passe de l’idée d’un « changement » ontologique (le changement est un fait du monde, et même le seul fait du monde) à l’idée d’un « changement » épistémologique (le changement est la seule manière de penser le monde, donc on ne peut rien envisager sous l’angle de l’inertie).
Pour reformuler cela autrement : dire qu’il y a du changement et de l’inertie, cela ne veut pas dire que je puisse classer les objets du réel en distinguant ceux qui changent et ceux qui sont inertes. De même, si je dis qu’il y a, dans le réel, de l’unité et de la pluralité, cela ne veut pas dire qu’il y a des objets qui sont uns et des objets qui sont pluriels : tout objet est l’un et l’autre, et peut être considéré sous un aspect ou sous un autre. Et on ne peut pas non plus évacuer la question en disant qu’il n’y a que de la pluralité sous prétexte que tout objet est fait d’une pluralité d’atomes, et que tout atome est fait d’une pluralité de protons, neutrons et électrons, etc. : de fait, quand je vois un livre, le livre m’apparaît dans son unité de livre, et c’est une manière de le considérer qui est, en général, bien plus logique et bien plus productive à tout point de vue que de le considérer comme une collection de signes typographiques ou comme un assemblage d’atomes.