Mois: février 2016

N’y a-t-il que du mouvement dans l’univers ?

Sylvestre Jaffard, dont j’avais ici commenté et critiqué un texte, m’a répondu dans les commentaires, ce dont je le remercie. Dans mon précédent article, il s’agissait de critiquer l’idée selon laquelle l’univers était dialectique, thèse que Jaffard défendait en soutenant que, dans l’univers, « tout est mouvement » :

C’est bien sûr vrai quand un événement survient : on construit un bâtiment, on fonde un syndicat, on démarre une grève. Mais c’est vrai aussi pour des choses qui ont l’air immobile. Le philosophe grec Héraclite disait « on ne se baigne pas deux fois dans la même rivière ». Effectivement l’eau coule tout le temps, les remous changent de forme etc. Même une maison centenaire voit des changements, des altérations de sa façade, ses poutres peuvent peu à peu pourrir, jusqu’à ce qu’un jour un mur se lézarde, puis s’affaisse.

Et c’est cet argument qui, pour Jaffard, sert de contre-argument à la thèse selon laquelle il y aurait dans le monde des choses éternelles, comme une « nature humaine » et un « éternel féminin » :

Dit comme ça, ça a l’air évident. Pourtant très souvent dans les médias, à l’école, dans des livres, il est prétendu qu’il existe un « éternel féminin », une « nature humaine » etc.

J’avais critiqué ce raisonnement en remarquant que, s’il est vrai de dire que tout change, il n’est pas vrai pour autant de dire qu’il n’y a que du changement. Par conséquent, il arrive qu’il soit nécessaire de penser et de nommer l’inertie, qui appartient aussi au réel.

Sylvestre Jaffard, cependant, continue à dire qu’il n’y a que du changement :

Il me semble plus exact, plus utile de dire qu’il n’y a que du changement plutôt que « dans le monde, il y a du mouvement et de l’inertie », car l’inertie parfaite n’existe pas, et ce qui semble inerte peut plus justement être analysé comme connaissant des changements lents, voire extrêmement lents.

Il reproduit un passage de l’Anti-Dühring d’Engels :

Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée. Un corps peut, par exemple, se trouver sur la terre en équilibre mécanique, en repos au point de vue de la mécanique. Cela ne l’empêche absolument pas de participer au mouvement de la terre comme à celui de tout le système solaire, pas plus que cela n’empêche ses plus petites particules physiques d’être soumises aux vibrations conditionnées par sa température, ou ses atomes d’accomplir un processus chimique. La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière.

Mais cette objection de Sylvestre Jaffard ne me convainc pas du tout. Je reprends ici la réponse que je lui ai moi-même faite dans les commentaires. Premièrement, que faut-il penser du postulat d’Engels selon lequel il n’y a pas de matière sans mouvement ? Je ne sais pas s’il est vrai ou pas ; il me semble que c’est un problème physique plus que philosophique ; à première vue, l’hypothèse selon laquelle chaque mouvement, observé à une échelle infinitésimale, serait une succession saccadée de micro-inerties, ne me paraît pas absurde.

Deuxièmement, et surtout, je ne comprends même pas comment on peut prétendre se servir de cela pour justifier le fait qu’il n’y a pas d’éternel féminin. Le fait qu’il n’y ait visiblement aucun rapport entre les deux problèmes est en soi un indice sérieux du fait qu’à un moment ou à un autre, mon interlocuteur est probablement en train de jouer sur les mots. Car à l’échelle qui nous intéresse, c’est-à-dire l’échelle sociale, l’échelle à laquelle nous pouvons observer les choses, le changement et l’inertie sont des abstractions. Ce sont des catégories de la pensée qui permettent de penser le rapport entre une chose à un moment A et une chose à un moment B. On appelle « inertie » ce par quoi ces choses sont identiques et « changement » ce par quoi elles diffèrent. Sylvestre Jaffard affirme que le « changement » est une propriété ontologique des choses. Je veux bien, mais ça ne nous mènera pas loin, et en particulier cela n’est certainement pas un motif suffisant pour exclure que l’ « inertie » puisse être, bien souvent, une catégorie qui permette de penser correctement le réel. C’est en ce sens que, non, il n’y a pas « que » du changement. En affirmant le contraire, Jaffard passe de l’idée d’un « changement » ontologique (le changement est un fait du monde, et même le seul fait du monde) à l’idée d’un « changement » épistémologique (le changement est la seule manière de penser le monde, donc on ne peut rien envisager sous l’angle de l’inertie).

Pour reformuler cela autrement : dire qu’il y a du changement et de l’inertie, cela ne veut pas dire que je puisse classer les objets du réel en distinguant ceux qui changent et ceux qui sont inertes. De même, si je dis qu’il y a, dans le réel, de l’unité et de la pluralité, cela ne veut pas dire qu’il y a des objets qui sont uns et des objets qui sont pluriels : tout objet est l’un et l’autre, et peut être considéré sous un aspect ou sous un autre. Et on ne peut pas non plus évacuer la question en disant qu’il n’y a que de la pluralité sous prétexte que tout objet est fait d’une pluralité d’atomes, et que tout atome est fait d’une pluralité de protons, neutrons et électrons, etc. : de fait, quand je vois un livre, le livre m’apparaît dans son unité de livre, et c’est une manière de le considérer qui est, en général, bien plus logique et bien plus productive à tout point de vue que de le considérer comme une collection de signes typographiques ou comme un assemblage d’atomes.

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Le jugement politique comme un élément du jugement de goût

Lorsque l’on veut proposer une analyse politique d’une œuvre d’art, il est fréquent de soigneusement dissocier d’emblée la question de la qualité esthétique et la question du contenu idéologique. Par exemple, si je regarde le dernier article du Cinéma est politique portant sur un film que j’ai vu, je lis ceci :

Et avant de commencer vraiment, mettons-nous d’accord sur un point : oui Mad Max est visuellement époustouflant, virtuose et inventif dans la forme, captivant par son rythme effréné. Je ne remettrais pas ça en cause dans ce texte et je ne parlerai pas de ses qualités cinématographiques.

J’ai un peu la flemme de chercher plus loin, mais je suis sûr d’avoir lu des déclarations de ce genre ailleurs sur le site. Et cette séparation entre esthétique et idéologique est d’ailleurs un point que je ne remettais pas en cause dans mes précédents billets sur l’analyse politique de l’art, notamment celui-ci, où j’écrivais :

J’en profite pour préciser quelque chose d’évident, mais d’important : dire que les jugements politiques doivent se penser sur le modèle des jugements de goût n’implique pas du tout que pour une œuvre donnée, les deux jugements soient nécessairement concordants. Par exemple, on peut tout à fait trouver qu’un film est à la fois un film raciste et un film excellent, et on peut trouver très ennuyeux un film dont on ne contestera toutefois pas la portée antiraciste.

Pourtant, il me semble que l’on pourrait complexifier un peu la question, en signalant que lorsqu’on est face à un film, notre impression de spectateur/trice est synthétique. On peut bien, rétrospectivement ou même sur le moment, essayer de faire la part des choses et identifier les défauts et les qualités, dans chaque ordre, du film. Mais il n’en reste pas moins qu’avant toute analyse, le film nous procure un sentiment de confort ou d’inconfort, un sentiment positif ou négatif, qui va faire au bout du compte qu’on aime ou qu’on n’aime pas ce film.

Dans le cas d’un film militant, de gauche, etc., qui présente en outre de vraies qualités cinématographiques, il me paraît incontestable que notre agrément, voire notre sentiment de jubilation, sera indissociablement dû et à la réussite esthétique du film et au message politique qu’il contient et qui nous flatte. Si je pense aux Nouveaux Chiens de garde (Balbastre et Kergoat, 2012), par exemple – cas un peu particulier, puisqu’il s’agit d’un documentaire, mais en l’occurrence ça ne change rien – mon plaisir tient à la fois au fait que le film dise ce que je pense et au fait qu’il soit bien réalisé. Je peux faire cette distinction quand j’en parle, mais mon contentement est d’abord unitaire.

Inversement, il y a des films que je n’ai pas aimés notamment parce que leur message politique, réel ou supposé, m’a mis trop mal à l’aise. Je pense notamment à Whiplash, de Damien Chazelle (2015) : je n’ai pas l’intention de rentrer ici dans un débat sur le sens politique du film, ni même d’expliquer longuement pourquoi je ne l’ai pas aimé, mais en gros, ce sont des raisons d’ordre idéologique qui m’ont empêché d’y adhérer et d’apprécier le film.

Ce que je veux dire, c’est simplement que l’appréciation idéologique fait partie de l’appréciation esthétique au sens large.

Mais il y a un corollaire gênant : à ce compte-là, aimer un film implique donc toujours, sinon d’être d’accord avec son contenu, du moins de ne pas être trop en désaccord avec lui pour adhérer au film, pour marcher dans le film. L’attitude consistant à dire qu’on a trouvé tel film raciste, mais qu’on l’a bien aimé quand même (tout en l’ayant trouvé raciste) est éminemment suspecte : celui ou celle qui adopte cette attitude peut au moins être soupçonné-e de complaisance envers le racisme. C’est une conclusion désagréable et inconfortable, mais défendable.

Ou alors… ou alors il faut faire un pas de plus, soumettre le concept même de racisme, et de X-phobie* en général, à une critique sévère, et conclure que dans certaines acceptions du mot, ce n’est pas si grave d’être raciste. Après tout, on ne parle pas d’un racisme traduit en actes, ni même d’un racisme verbalisé, ni même, le plus souvent, d’un racisme conscient : on parle simplement d’une tendance spontanée de l’esprit à adhérer à des discours, non, même pas, à des représentations X-phobes.

Mais en quoi est-ce, moralement parlant, un problème ?

Notre honneur ne réside pas dans le fait d’être pur-e et sans pulsion mauvaise ; il réside dans le fait de les réfréner, de ne pas leur donner libre cours, et de ne pas les laisser guider nos comportements. Pour le reste, pour ce qui se passe aux tréfonds de nos têtes, nos psychismes sont trop complexes pour qu’on puisse y faire la police. Nous avons des représentations qui ne sont pas glorieuses ? Nous avons aussi des fantasmes, des rêves, qui peuvent être « X-phobes » en ce sens faible du mot, et c’est comme ça.

Après tout, il y a beaucoup de gens qui aiment les films violents – j’ai moi-même plutôt apprécié le dernier Tarantino, Les Huit Salopards. Si on arrive à adhérer à un film qui contient tellement d’hémoglobine et où l’on tire tellement de coups de feu, c’est probablement parce que l’on a, quelque part, une certaine disposition à cette violence. Mais cette disposition n’est pas condamnable en soi. On ne peut pas l’exprimer en disant qu’on « aime » la violence, encore moins qu’on « est » violent. Il se trouve simplement qu’il y en nous quelque chose qui, plus ou moins honteusement, se complaît au spectacle de la violence (mais d’une violence euphémisée, en l’occurrence, puisque tout cela est pour de faux).

Au fond, en ce sens-là, il est légitime de réclamer le droit à cette « disposition à la violence », comme il est légitime aussi de réclamer le droit à la X-phobie et au racisme, c’est-à-dire le droit d’avoir des pulsions peu nobles. Il s’agit simplement de réclamer le droit à la névrose, et cela nous concerne tou-te-s.