Après avoir longuement hésité, je suis allé voter dimanche dernier. Dans une région, l’Île-de-France, où trois listes (PS, Républicains, FN) étaient en lice pour le second tour, mais où il était clair que le FN ne gagnerait pas, beaucoup de mes ami-e-s, refusant de choisir entre les deux versions rose et bleue de la droite libérale-autoritaire, se sont abstenu-e-s, ce que je comprends fort bien. Je ne sais pas si le PS est exactement équivalent aux Républicains, peut-être que les Républicains sont encore un peu pire, mais c’est un geste politique en soi que de dire que, de toute façon, les différences entre les deux partis sont négligeables. S’il y avait un un duel PS-Républicains, je me serais abstenu. Le problème, c’est qu’il y avait le FN – leur score de premier tour m’avait vraiment déprimé, et j’avais très envie que ce parti fasse, dans toute la France, le score (en pourcentages) le plus bas possible au second tour. Autrement dit : en cas de duel PS-Républicains je me serais abstenu, mais en cas de duel PS-FN ou Républicains-FN (comme en PACA ou en Nord-Pas-de-Calais-Picardie), je serais allé voter contre le FN. Que faire alors en Île-de-France, puisque la situation est en quelque sorte un mélange des deux précédentes ?
J’ai décider d’aller voter, et de tirer à pile ou face, au dernier moment (dans l’isoloir) entre la liste PS et la liste Républicains. Mon raisonnement est le suivant. Si le système de vote permettait, non pas simplement de voter pour une liste, mais d’accorder à chaque liste le score de -1, de 0 ou de +1, je suis à peu près sûr que j’aurais voté [0, 0, -1]. Et certain-e-s de mes ami-e-s abstentionnistes sans doute aussi. Du coup, il faut se demander, compte tenu du système de vote réellement en vigueur, quel est le vote qui s’en approche le plus. On pourrait répondre [1, 0, 0] (vote PS) ou [0, 1, 0] (vote Républicains), mais alors on brise l’égalité entre les listes PS et Républicains. En fait, la meilleure solution est de voter [0,5 ; 0,5 ; 0]. Et contrairement aux apparences, c’est possible : il suffit de faire comme je l’ai fait – de tirer au sort avec une pièce de monnaie supposée correctement équilibrée.
On m’a fait observer que [0,5 ; 0,5 ; 0] n’était pas la bonne description de mon vote réel (puisqu’en effet, lorsque je mets le bulletin dans l’urne, je bascule forcément dans la configuration [1, 0, 0] ou [0, 1, 0] : l’incertitude n’est plus maintenue). En particulier, on s’est inquiété-e de ce que, observant cette procédure, j’aie une chance sur deux de favoriser les Républicains. Mais de la part d’abstentionnistes, cette remarque me paraît tout à fait inopportune. Car c’est une erreur que d’envisager mon vote dans une perspective conséquentialiste, comme s’il allait à lui seul faire basculer l’élection. Il y a quelques exemples amusants de votes hyper serrés [en], mais Wikipedia ne signale pas de vote [en] qui se soit joué à une voix près avec plusieurs millions de votant-e-s. Quand je vote pour un-e candidat-e, ce n’est pas parce que moi, j’espère le faire gagner[1], mais c’est parce que j’ai l’impression que mon vote va être imité par d’autres – c’est absurde, bien sûr, puisque mon vote n’a aucune influence sur le vote d’autrui. Mais enfin c’est bien tout de même à peu près comme ça que je fais, et c’est sans doute comme ça que tout le monde fait. La règle du vote n’est pas tant « Vote pour faire gagner ton/ta candidat-e préféré-e », que « Vote d’une manière qui te paraît universalisable ». Le fait que je vote d’une manière qui me paraît universalisable n’implique nullement que d’autres vont effectivement voter comme moi – le paradoxe étant qu’à grande échelle, le postulat faux de l’utilité individuelle du vote se vérifie tout de même, puisque la victoire du/de la candidat-e majoritairement préféré-e est bien la conséquence de tous les votes non conséquentialistes individuels[2]. Mais en tout cas, quand on vote, on n’est pas conséquentialiste (ou alors on est bien naïf/ve). On est kantien-ne.
Le vote est kantien. Et c’est pour cette raison que [0,5 ; 0,5 ; 0] est une description valable de mon vote aléatoire – même si, bien sûr, je mets un bulletin et un seul (et entier) dans mon enveloppe. Ce qui est doit être universalisable, en effet, ce n’est pas mon vote, c’est la maxime de mon vote. Je ne propose d’universaliser la maxime « Vote PS » si c’est le PS qui gagne le tirage au sort, ni d’universaliser la maxime « Vote Républicains » si ce sont les Républicains qui gagnent le tirage au sort. Ce que je propose d’universaliser, c’est la maxime « Tire au sort entre le PS et les Républicains ». Et si un grand nombre de personnes respectent cette maxime (ce qui est faux, sans doute, en l’occurrence, mais c’est néanmoins ce que l’on postule toujours quand on vote, sinon on n’irait pas voter), alors mathématiquement il y aura à peu près autant de votes effectifs PS que de votes effectifs Républicains. Par conséquent, si l’on considère qu’il est acceptable de s’abstenir mais pas de voter Républicains, alors qu’on se rassure : même si au bout du compte je vote Républicains, la description correcte de mon action la rapproche beaucoup plus de l’abstention que du vote Républicains. Il n’est pas vrai, en tout cas, que je favorise le parti pour lequel je vote effectivement.
Il se trouve que c’est le PS qui a gagné le tirage au sort dans l’isoloir. Mais la description correcte de mon vote est bien [0,5 ; 0,5 ; 0], et non [1, 0, 0]. Il est parfaitement acceptable, et même requis, d’utiliser des fractions de voix pour décrire adéquatement mon vote. Je dirais donc volontiers, pour conclure, qu’étant kantien, le vote est aussi un peu quantique.
[1] Voir le paradoxe de Downs.
[2] Je suis en train de me demander si l’exemple du vote, relativement simple et facile à formaliser, ne pourrait pas fournir des arguments généraux en défense de règles d’action déontologiques plutôt que conséquentialistes.