Mois: décembre 2015

Réflexions sur les principes

L’état d’urgence qui sévit actuellement en France, et qui implique de l’aveu même de ses supporteur/trice-s de remettre en cause un certain nombre de principes de l’état de droit (on se souvient même que le sinistre Cazeneuve avait envoyé un courrier à la Cour européenne des droits de l’homme, pour expliquer que la France allait temporairement arrêter de respecter les droits de l’homme), pose la question du statut politique et philosophiques des principes. Qu’est-ce qui justifie qu’un principe puisse, dans certaines circonstances, ne pas être appliqué, alors qu’habituellement la seule invocation d’un principe (pour autant que tout le monde s’accorde à reconnaître sa validité) peut constituer un argument sans appel ? Je ne vais pas répondre à cette délicate question dans ce billet, mais je voudrais tout de même formuler deux réflexions sur le sujet.

1.

Beaucoup de gens justifient le recours à l’état d’urgence par la situation particulière post-13 novembre. En gros, le principe selon lequel on ne perquisitionne pas chez les gens sans l’autorisation d’un-e juge, ou selon lequel on n’assigne pas des gens à résidence sans décision d’un-e juge, serait manifestement rendu caduc par le caractère exceptionnel de la période que l’on traverse. Or c’est une erreur de s’étonner qu’un principe soit inadapté à une situation. En fait on pourrait presque dire que c’est le propre d’un principe d’être inadapté aux situations où on l’applique. Si l’intuition, le bon sens, la spontanéité suffisaient, si la conduite à tenir dans une situation donnée nous apparaissait toujours de manière claire et distincte, alors il n’y aurait évidemment pas besoin de principes. On se contenterait d’agir comme on le sent. Si on a pris la peine de formuler, et d’appliquer, des principes, c’est précisément parce qu’on reconnaît la valeur de règles d’action qui puissent devoir être appliquées quand bien même, localement, leur application nous choque ou nous déplaît. On peut justifier cela de différentes manières – si on est rule-consequentialist, par exemple, on dira que le monde est globalement meilleur si on s’efforce de respecter des principes, même si localement l’application d’un principe peut avoir des conséquences néfastes (pour une justification rule-consequentialist de la règle « On ne torture pas », voir ici). Si on est déontologiste, on reconnaîtra sans doute au principe une valeur en soi. En tout cas, il est normal qu’il y ait des cas où les principes semblent contredire ce que la situation semble dire. C’est leur fonction.

Par conséquent, argumenter en faveur de la suspension des principes sous prétexte que la situation exceptionnelle l’exige, c’est faire un contresens sur ce qu’est un principe.

2.

Une autre question est celle de la concurrence de deux principes entre eux. Ainsi, pour justifier l’état d’urgence et donc une restriction au principe de protection des libertés fondamentales, certain-e-s (le gouvernement par exemple) invoquent un autre principe, qui serait la sécurité, et qui justifierait que l’on écorne, dans une certaine mesure, le premier principe. Le problème d’une telle rhétorique, c’est que si l’on se contente de mettre face à face deux principes et de dire qu’il faut arbitrer entre les deux, de quelle boussole dispose-t-on pour savoir quel doit être le contenu précis de cet arbitrage ? Pourquoi faire primer tel principe sur tel autre jusqu’à tel point, et jusqu’à tel point seulement ? On a toutes les chances de se retrouver alors dans l’arbitraire le plus total.

Cette rhétorique m’agace un peu, et les socialistes français ne sont pas les seul-e-s à l’utiliser. Au moment de la crise grecque au printemps dernier, Varoufakis expliquait qu’il y avait deux principes en concurrence : la continuité de l’État et des engagements qu’il a pris (invoqués par les créanciers de la Grèce), et la démocratie (puisque les Grec-que-s avaient voté pour Syriza, c’est-à-dire, à l’époque, contre l’austérité). Varoufakis disait : quand il y a un conflit de principes, alors il faut négocier. Mais alors on négocie pour arriver où ? Quel serait le point exact où les deux principes en conflit seraient également respectés ? À chaque étape de la négociation les deux camps pourront invoquer leur principe, en s’indignant que celui-ci ne soit pas assez pris en compte par le camp d’en face : et comment auraient-ils tort ? De fait, leur principe sera toujours un peu bafoué par le camp d’en face.

Pour en revenir à l’état d’urgence, il ne me satisfait donc pas du tout qu’on me dise qu’il faut mettre un peu d’eau dans le vin de mes principes pour garantir un autre principe qui serait la sécurité. Parce que je ne sais pas combien d’eau il faut mettre, et avec cet argument on pourra toujours exiger de mettre toujours un peu plus d’eau dans le vin. Il y avait déjà des dispositions restreignant au nom de la sécurité certaines libertés fondamentales avant le 13 novembre… L’apologie du terrorisme, par exemple, était déjà un délit, ce qui me paraissait et me paraît toujours un scandale, et une atteinte grave à la liberté d’expression. Donc il y avait déjà, de fait, une situation de compromis entre deux principes qui étaient la défense des libertés fondamentales et l’exigence, légitime, de sécurité. Pourquoi ce compromis-là est-il devenu caduc après le 13 novembre ? Au nom de quoi ?

Il y a quelque chose d’effrayant dans cette rhétorique, c’est qu’elle court-circuite complètement le débat. Dire qu’il faut faire un compromis entre deux principes et que le « bon » compromis se situe ici, plutôt que là, est nécessairement arbitraire, improuvable, infalsifiable. Il n’y a rien à répondre à cela, en tout cas pas sur le même terrain, car toute proposition d’un autre compromis se heurterait au même type d’objections. Elle n’est (comme souvent en politique, dira-t-on…) qu’un habillage rhétorique rétrospectif à un état de fait que seul un rapport de force a permis d’instaurer. Le gouvernement peut aller aussi loin qu’il le veut dans le piétinement des libertés fondamentales et des droits de l’homme, il pourra toujours invoquer le nécessaire compromis entre liberté et sécurité. Et à chaque fois qu’un-e libéral-e protestera en faveur de la liberté, le gouvernement pourra dire : « mais il faut trouver un compromis qui fasse aussi entendre l’exigence de sécurité ». Inversement, à chaque fois qu’un-e sécuritaire protestera qu’il faut aller encore plus loin, le gouvernement pourra dire qu’il faut aussi respecter les libertés fondamentales, après tout, c’est une question de principe.

Je n’ai pas de solution précise à apporter, mais je pense qu’il est tout de même utile de souligner les failles de cette rhétorique du compromis. Pour esquisser, tout de même, une proposition, il me semble qu’il faudrait peut-être sortir d’une conception purement quantitative des principes (et d’une gestion des principes à base de dosage, de dilution à tant de pourcent de l’un dans l’autre…) pour aller vers une conception qualitative. Il faudrait au moins qu’il y ait des critères qualitatifs qui soient invoqués pour justifier de se passer de tel ou tel principe – et, pour éviter l’arbitraire, l’improvisation et les lois ad hoc, qu’on définisse clairement ces critères qualitatifs avant que la situation ne se pose. Par exemple, dire que le droit à un procès équitable peut être suspendu en cas d’invasion armée de la France me paraît, toutes choses égales par ailleurs, moins grave que de dire que le droit à un procès équitable peut être suspendu en cas de danger grave pour la nation, ou en cas de menace sérieuse pesant sur la sûreté nationale, etc. (Que signifient « sérieuse » ou « grave » ? En quelle unité du système international de mesures évalue-t-on la gravité ou le sérieux d’une menace ou d’un danger ?) L’exigence d’une détermination qualitative plutôt que quantitative des seuils n’est en fait qu’un cas particulier de l’exigence de précision quant aux règles appliquées.

Une autre piste serait, simplement, de reconnaître une hiérarchie entre les principes. C’est déjà ce que fait le Conseil de l’Europe : dans la liste des droits de l’homme qu’énonce la Convention européenne des droits de l’homme, certains peuvent être suspendus par le bon vouloir de Bernard Cazeneuve et par la magie de l’article 12, mais pas tous : l’interdiction de la torture, par exemple, est absolue. Le principe de l’interdiction de la torture est donc au-dessus de toutes les contingences de l’événement. On pourrait décider que l’on raisonne de la même manière pour des principes comme la nécessité d’une décision judiciaire pour les mesures restrictives de liberté, ou pour le droit à un procès équitable, et considérer que le principe de protection de la sécurité publique ne peut être invoqué que dans la mesure où des principes plus élevés ne sont pas enfreints. Il y a un parallèle un peu geek qui me vient en tête, mais les trois lois de la robotique chez Asimov constituent trois principes hiérarchisés : le principe 3 ne s’applique qu’autant que le principe 2 n’est pas enfreint, et le principe 2 qu’autant que le principe 1 n’est pas enfreint.

Inspirons-nous, peut-être, d’Asimov.

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Votez kantien !

Après avoir longuement hésité, je suis allé voter dimanche dernier. Dans une région, l’Île-de-France, où trois listes (PS, Républicains, FN) étaient en lice pour le second tour, mais où il était clair que le FN ne gagnerait pas, beaucoup de mes ami-e-s, refusant de choisir entre les deux versions rose et bleue de la droite libérale-autoritaire, se sont abstenu-e-s, ce que je comprends fort bien. Je ne sais pas si le PS est exactement équivalent aux Républicains, peut-être que les Républicains sont encore un peu pire, mais c’est un geste politique en soi que de dire que, de toute façon, les différences entre les deux partis sont négligeables. S’il y avait un un duel PS-Républicains, je me serais abstenu. Le problème, c’est qu’il y avait le FN – leur score de premier tour m’avait vraiment déprimé, et j’avais très envie que ce parti fasse, dans toute la France, le score (en pourcentages) le plus bas possible au second tour. Autrement dit : en cas de duel PS-Républicains je me serais abstenu, mais en cas de duel PS-FN ou Républicains-FN (comme en PACA ou en Nord-Pas-de-Calais-Picardie), je serais allé voter contre le FN. Que faire alors en Île-de-France, puisque la situation est en quelque sorte un mélange des deux précédentes ?

J’ai décider d’aller voter, et de tirer à pile ou face, au dernier moment (dans l’isoloir) entre la liste PS et la liste Républicains. Mon raisonnement est le suivant. Si le système de vote permettait, non pas simplement de voter pour une liste, mais d’accorder à chaque liste le score de -1, de 0 ou de +1, je suis à peu près sûr que j’aurais voté [0, 0, -1]. Et certain-e-s de mes ami-e-s abstentionnistes sans doute aussi. Du coup, il faut se demander, compte tenu du système de vote réellement en vigueur, quel est le vote qui s’en approche le plus. On pourrait répondre [1, 0, 0] (vote PS) ou [0, 1, 0] (vote Républicains), mais alors on brise l’égalité entre les listes PS et Républicains. En fait, la meilleure solution est de voter [0,5 ; 0,5 ; 0]. Et contrairement aux apparences, c’est possible : il suffit de faire comme je l’ai fait – de tirer au sort avec une pièce de monnaie supposée correctement équilibrée.

On m’a fait observer que [0,5 ; 0,5 ; 0] n’était pas la bonne description de mon vote réel (puisqu’en effet, lorsque je mets le bulletin dans l’urne, je bascule forcément dans la configuration [1, 0, 0] ou [0, 1, 0] : l’incertitude n’est plus maintenue). En particulier, on s’est inquiété-e de ce que, observant cette procédure, j’aie une chance sur deux de favoriser les Républicains. Mais de la part d’abstentionnistes, cette remarque me paraît tout à fait inopportune. Car c’est une erreur que d’envisager mon vote dans une perspective conséquentialiste, comme s’il allait à lui seul faire basculer l’élection. Il y a quelques exemples amusants de votes hyper serrés [en], mais Wikipedia ne signale pas de vote [en] qui se soit joué à une voix près avec plusieurs millions de votant-e-s. Quand je vote pour un-e candidat-e, ce n’est pas parce que moi, j’espère le faire gagner[1], mais c’est parce que j’ai l’impression que mon vote va être imité par d’autres – c’est absurde, bien sûr, puisque mon vote n’a aucune influence sur le vote d’autrui. Mais enfin c’est bien tout de même à peu près comme ça que je fais, et c’est sans doute comme ça que tout le monde fait. La règle du vote n’est pas tant « Vote pour faire gagner ton/ta candidat-e préféré-e », que « Vote d’une manière qui te paraît universalisable ». Le fait que je vote d’une manière qui me paraît universalisable n’implique nullement que d’autres vont effectivement voter comme moi – le paradoxe étant qu’à grande échelle, le postulat faux de l’utilité individuelle du vote se vérifie tout de même, puisque la victoire du/de la candidat-e majoritairement préféré-e est bien la conséquence de tous les votes non conséquentialistes individuels[2]. Mais en tout cas, quand on vote, on n’est pas conséquentialiste (ou alors on est bien naïf/ve). On est kantien-ne.

Le vote est kantien. Et c’est pour cette raison que [0,5 ; 0,5 ; 0] est une description valable de mon vote aléatoire – même si, bien sûr, je mets un bulletin et un seul (et entier) dans mon enveloppe. Ce qui est doit être universalisable, en effet, ce n’est pas mon vote, c’est la maxime de mon vote. Je ne propose d’universaliser la maxime « Vote PS » si c’est le PS qui gagne le tirage au sort, ni d’universaliser la maxime « Vote Républicains » si ce sont les Républicains qui gagnent le tirage au sort. Ce que je propose d’universaliser, c’est la maxime « Tire au sort entre le PS et les Républicains ». Et si un grand nombre de personnes respectent cette maxime (ce qui est faux, sans doute, en l’occurrence, mais c’est néanmoins ce que l’on postule toujours quand on vote, sinon on n’irait pas voter), alors mathématiquement il y aura à peu près autant de votes effectifs PS que de votes effectifs Républicains. Par conséquent, si l’on considère qu’il est acceptable de s’abstenir mais pas de voter Républicains, alors qu’on se rassure : même si au bout du compte je vote Républicains, la description correcte de mon action la rapproche beaucoup plus de l’abstention que du vote Républicains. Il n’est pas vrai, en tout cas, que je favorise le parti pour lequel je vote effectivement.

Il se trouve que c’est le PS qui a gagné le tirage au sort dans l’isoloir. Mais la description correcte de mon vote est bien [0,5 ; 0,5 ; 0], et non [1, 0, 0]. Il est parfaitement acceptable, et même requis, d’utiliser des fractions de voix pour décrire adéquatement mon vote. Je dirais donc volontiers, pour conclure, qu’étant kantien, le vote est aussi un peu quantique.


[1] Voir le paradoxe de Downs.

[2] Je suis en train de me demander si l’exemple du vote, relativement simple et facile à formaliser, ne pourrait pas fournir des arguments généraux en défense de règles d’action déontologiques plutôt que conséquentialistes.