Contre l’interdiction des signes religieux

Je suis tout à fait opposé à la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école. Mais pas seulement – je suis aussi opposé à la loi, je ne sais pas de quand elle date d’ailleurs, interdisant le port de signes religieux par certain-e-s fonctionnaires, comme les enseignant-e-s.

Il y a, contre la loi de 2004 en particulier, une série d’arguments que je veux bien reprendre à mon compte par opportunisme : je ne les trouve pas faux, mais ils seraient insuffisants à eux seuls. Ces arguments sont ceux qui insistent sur le fait qu’interdire les signes religieux, et en particulier le foulard musulman puisque c’est essentiellement de cela qu’il s’agit, d’une part crée une discrimination à l’égard d’une population dominée (les femmes musulmanes), d’autre part alimente l’islamophobie, crée du racisme, divise la classe, etc. Ce sont des analyses factuellement correctes, mais en soi, je ne trouve pas forcément cela rédhibitoire de soutenir une loi qui alimente ou crée des sentiments racistes, ou instaure une discrimination, si par ailleurs cette loi se justifie par des principes forts. Par exemple, peut-être qu’une loi contre la circoncision serait perçue comme humiliante par un grand nombre de juif/ve-s et de musulman-e-s, et peut-être que cela alimenterait des campagnes antisémites et islamophobes, mais on peut raisonnablement estimer que c’est un prix à payer pour faire prévaloir un principe fort comme celui du respect de l’intégrité physique des enfants. Pour prendre un exemple sans doute un peu moins sensible, si c’est pour de légitimes raisons d’hygiène qu’on impose le port de maillot de bain (plutôt que d’autres vêtements plus couvrants) dans les piscines, alors il n’y a pas de raison de faire des exceptions pour des femmes dont les croyances religieuses leur imposeraient de s’habiller comme ceci ou comme cela. Si la norme est légitime (et a priori, la norme hygiénique l’est) et que l’application stricte de cette norme entraîne une discrimination religieuse, alors les préférences religieuses des individus concernés doivent être considérés comme des goûts dispendieux (selon le jargon de la philosophie politique contemporaine), auxquels ils sont libres de renoncer, et non comme une donnée de la situation à laquelle la norme générale devrait s’adapter. Si, donc, il y avait un principe suffisamment fort, par exemple le principe de laïcité, qui exigeât des jeunes filles musulmanes qu’elles enlevassent leur voile avant d’entrer dans un établissement scolaire, je n’aurais pas nécessairement d’objection à ce qu’elles soient discriminées sur cette base.

Or je maintiens que ce n’est pas le cas, et que la laïcité impose même tout le contraire. Il me semble qu’il y a déjà quelque chose de profondément anti-laïque dans l’attitude consistant, pour un État, à déterminer ce qui est un signe religieux, par opposition à ce qui n’en est pas un : la neutralité religieuse de l’État, par quoi je définis la laïcité, devrait aller jusqu’à impliquer un aveuglement d’État à l’égard de ce qui relève du religieux et de ce qui n’en relève pas. Si, comme le dit la fameuse loi de 1905, « l’État ne reconnaît […] aucun culte », il ne devrait pas non plus en reconnaître les signes.

Sinon, en effet, que se passe-t-il si je décide de lancer une religion imposant le port, mettons, du T-shirt bleu ? (Et je serai son prophète, et ce blog sera sa bible.) Trois possibilités :

  • interdire le port du T-shirt bleu pour tout le monde, ce qui est sérieusement liberticide, et qui de toute façon excède la portée de la loi, puisque dans la majorité des cas le port du T-shirt bleu ne constitue pas, de fait, un signe religieux ;
  • ne pas interdire le port du T-shirt bleu, ce qui revient à dire que ma religion n’est pas sérieuse ou n’existe pas, ce qui d’une part est très vexant, et d’autre part offense ma liberté de culte (de quel droit l’État décide-t-il de ce qui est une vraie religion ?) ;
  • n’interdire le port du T-shirt bleu que pour mes adeptes, ce qui constitue une discrimination inacceptable.

L’exemple a l’air un peu tiré par les cheveux. Tant mieux ; car il y a des cas bien réels, en réalité, qui ressemblent à celui-là, et qui posent à peu près les mêmes questions théoriques : il y a eu des jeunes filles qui se sont vu signifier l’interdiction de porter des jupes longues au collège, sous prétexte qu’il pouvait s’agir d’un signe d’appartenance à l’islam. La situation est proche de celle que je viens d’évoquer : on a un vêtement, qui peut éventuellement prendre dans certains cas une signification religieuse, mais pas toujours. C’est donc l’État, sous couvert de laïcité, qui est chargé de s’ériger en théologien, et de décider s’il s’agit ou non d’un signe religieux. Comme il n’y tient pas, il laisse les choses se faire dans l’arbitraire le plus total, ce qui ne peut manquer d’entraîner des traitements discriminatoires sur la base de la religion de la personne concernée ou, éventuellement, du nom ou de l’apparence physique – on sera sans doute beaucoup plus enclin-e à interpréter comme religieuse une longue jupe noire portée par une jeune fille arabe que par une jeune fille blanche.

Quand on parle des signes religieux à l’école, les exemples auxquels on pense tout de suite (croix, foulard musulman, kippa, voire turban sikh) font en fait assez peu problème : il s’agit en général de signes religieux non équivoques. Encore qu’on pourrait chicaner : un T-shirt avec une croix de Toulouse, c’est un symbole religieux ? culturel (occitan) ? politique (occitaniste) ? Un maillot de foot de l’équipe d’Angleterre, avec la croix de saint Georges dessus ? Et même pour le foulard musulman, quitte à donner dans le morbide, voici une source possible de problème : le foulard musulman peut prendre des formes très diverses, plus ou moins couvrant, etc. En particulier, ce n’est pas son aspect propre qui permet de le différencier du foulard que pourrait porter une jeune fille chauve suite à une chimiothérapie, par exemple – on peut fort bien se retrouver dans la situation gênante où un-e enseignant-e demanderait à une de ses élèves d’enlever un vêtement, tout en permettant à une autre de le garder, alors que matériellement le vêtement est exactement le même, et qu’a priori l’enseignant-e n’a pas à savoir ni la religion, ni la condition médicale précise de ses élèves… (et pour peu que la jeune fille atteinte du cancer soit arabe…) En tout cas, les polémiques sur les jupes longues montrent que le danger existe précisément quand l’État, ou ses représentant-e-s à l’échelon local que sont un-e proviseur/se de lycée ou un-e enseignant-e, prétendent faire œuvre de théologien-ne-s, et décider de ce qui est religieux et de ce qui ne l’est pas. C’est la porte ouverte, non seulement à la discrimination, mais pire encore : à l’arbitraire (où le racisme se cache si souvent). Seule une conception scrupuleusement libérale de la laïcité, comprise comme neutralité religieuse de l’État et indifférence des institutions publiques à l’égard de la religion, permet d’éviter ces écueils. Pour cette raison, je suis contre la loi de 2004 – et mes arguments s’appliquent aussi à l’interdiction du port de signes religieux par les fonctionnaires.

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4 commentaires

  1. Je suis essentiellement d’accord avec ce que tu dis et je suis vraiment d’accord avec le principe « la laïcité signifie que l’État ne cherche pas à fixer les bornes de ce qui est religieux et de ce qui ne l’est pas, et traite donc la religion comme n’importe quelle autre activité, et les opinions religieuses comme n’importe quelle autre préférence ».

    L’argument du T-shirt bleu est intéressant mais je pense qu’il faut s’en méfier, si on le généralise à la conclusion logique : « les symboles n’ont pas de signification intrinsèque, donc l’État doit renoncer à les interpréter ». Dans ce cas ça revient un peu à dire que l’État doit renoncer à donner un sens à tout signe ou à tout propos, vu qu’il n’y a pas grand-chose dont on puisse valablement dire qu’il ait un sens hors d’un contexte culturel. Ça implique notamment que l’État ne puisse pas apprécier le caractère problématique de choses qui n’ont pas de sens en tant que telles : la quenelle, « je suis Charlie Coulibaly », etc. (Plus généralement, l’État peut-il dire qu’un slogan est X-phobe quand il est en langue étrangère, ou fait appel à des termes argotiques qui ne font pas partie du vocabulaire courant ou du dictionnaire de l’Académie ?) Je ne suis pas sûr que ça pose vraiment un problème de pousser ainsi ton argument à sa conclusion logique, mais je me méfie un peu de ce que ça implique. (Dans le domaine de ton billet : serait-il acceptable qu’un maire porte un vêtement indiquant un slogan comme « un papa, une maman » quand il célèbre un mariage homosexuel ?)

    Du reste, une fois qu’on a établi que les convictions religieuses ne diffèrent pas d’autres types de convictions, il reste à déterminer dans quelles conditions les fonctionnaires, les élèves, etc., peuvent exprimer ces convictions. Pour les fonctionnaires, par exemple, je pense qu’il ne serait pas acceptable de permettre l’expression vestimentaire de n’importe quelle conviction en toutes circonstances. Dans certains cas (notamment, quand le fonctionnaire doit porter un uniforme), peut-être serait-il raisonnable d’interdire toute déviation susceptible d’indiquer une conviction, qu’elle soit politique (notamment, X-phobe), culturelle, philosophique, religieuse, ou liée à la consommation (notamment, une marque visible : plus généralement je trouve que c’est une question valable de savoir s’il faudrait interdire aux prestataires de l’État d’apposer des marques (JCDecaux, Apple, etc.) sur les biens publics qu’ils fournissent).

    Plus généralement je pense qu’il faut se demander si le symbole porté semble ou non cautionné par l’État (problème dont on a entendu parler avec les pénibles histoires de crèches dans les mairies), ce qui est surtout une affaire de convention… Idéalement, par exemple, j’aurais envie de donner au maire le droit d’exprimer vestimentairement son X-phobie, de façon ambiguë ou non, étant entendu que c’est sa conviction personnelle et non celle de l’État ; du moment, bien sûr, qu’il ne se comporte pas de façon X-phobe. Ceci dit, je doute que tout le monde s’accorderait à trouver ça acceptable, et je ne sais pas ce que les X en pensent.

    Sinon, je suggérerais d’ajouter des références précises aux lois auxquelles tu penses : notamment, https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_sur_les_signes_religieux_dans_les_écoles_publiques_françaises, mais peut-être aussi https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_interdisant_la_dissimulation_du_visage_dans_l'espace_public ? et pour ce qui est des fonctionnaires, peut-être est-ce http://www.fonction-publique.gouv.fr/archives/home20111012/article951.html (mais pas sûr, parce que cette charte ne parle pas du port de signes mais de l’expression de convictions).

    1. Merci pour ces commentaires. La question des convictions politiques est moins facile à traiter que celle des convictions religieuses – en soi, une « conviction religieuse » n’est offensante pour personne, alors qu’une conviction politique peut l’être. Mais l’Etat n’a pas forcément la même obligation de neutralité vis-à-vis des opinions politiques que vis-à-vis des opinions religieuses, parce qu’un message politique et un message religieux ne sont pas exactement de même forme. Il y a une dimension immédiatement prosélyte dans un message politique (au minimum : je veux afficher mes convictions en milieu supposément hostile, comme dans le cas du maire avec un T-shirt « un papa une maman »), alors que le « message » religieux peut très bien n’avoir pas valeur de message pour la personne qui le porte (ça peut être simplement un truc entre un-e croyant-e et son dieu, ou bien quelque chose que le/la croyant-e considère comme faisant partie de son identité, etc.). Une erreur courante des laïcard-e-s consiste justement à interpréter les messages religieux COMME des messages politiques, avec la même dimension prosélyte, comme si les femmes musulmanes avec un foulard voulaient convaincre tout le monde de porter un foulard. Alors que non.

      En ce qui concerne les liens : j’ai laissé de côté la loi sur la burqa, qui pose des problèmes propres (mais je suis également contre cette loi par ailleurs). Pour les fonctionnaires, je ne sais pas du tout quel est le texte législatif ou règlementaire en vigueur…

      1. Je ne comprends pas pourquoi un message politique serait automatiquement plus prosélyte qu’un message religieux. Je suis sûr que des militants peuvent porter le T-shirt de leur parti politique (ou avec leur slogan politique favori) dans des situations sociales normales, juste parce qu’ils l’ont sous la main, et être heureux d’être membres de ce parti mais ne pas chercher à convertir leur entourage.

        Même chose pour les autres exemples que je donnais : les allusions culturelles (ou sportives, ou autres, mettons : je peux porter un T-shirt de mon groupe ou de mon sportif favori, et ça peut être un effort délibéré de lui faire de la pub, un choix purement personnel, ou n’importe quelle solution intermediaire), ou les marques (certaines personnes portent des marques visibles de façon accidentelle, d’autres comme un pur choix d’identité, d’autres pour les afficher…).

        Pour le critère de ne pouvoir choquer personne, je ne suis pas certain non plus. Certaines convictions religieuses (le fondamentalisme chrétien ou musulman, mettons) impliquent des opinions qui sortent du domaine strict du divin et avec lesquelles on peut être en violent désaccord (ou par lesquelles j’imagine qu’on peut se sentir visé ; rôle de la femme, par exemple).

        Donc je ne vois pas pourquoi il faudrait traiter le politique (et autres domaines) et le religieux différemment, plutôt que de distinguer éventuellement le « prosélyte » et le « non prosélyte ».

        1. Je comprends ton objection sur le premier point, et je la partage à moitié. Mais il y a quand même quelque chose de spécifique au discours politique, qui est que celui-ci ne se justifie que par la perspective de convaincre des gens. On peut très bien porter un T-shirt d’un parti parce qu’on a ça sous la main, ou parce qu’on se sent bien dedans, n’empêche que l’existence du parti en question est elle-même déterminée par la volonté de gagner des gens à ses idées (par exemple gagner des militant-e-s, gagner des voix aux élections, etc.). Même si ça n’est pas forcément actualisé dans toutes les situations possibles, ça fait intrinsèquement partie de la définition d’un discours politique. En revanche ça ne fait pas intrinsèquement partie de la définition d’un discours religieux… Les différentes religions peuvent a priori co-habiter harmonieusement, chacune dans son pré carré, sans forcément tenter d’empiéter sur le terrain des autres. Les idéologies politiques sont par nature conquérantes.

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