1.
Connaissez-vous Bell Hooks ? J’ignorerais, quant à moi, jusqu’à son nom, si celui-ci n’était affligé d’une disgrâce typographique particulière : l’intéressée tient à ce qu’on l’écrive sans majuscule initiale. bell hooks, donc, à moi que le prénom prenne quand même la majuscule en début de phrase, ce n’est visiblement pas trop clair.
Ma première réaction a été de m’indigner de ce caprice (ma seconde aussi, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons). Le droit de Bell Hooks à choisir un pseudonyme n’implique aucun droit à réformer pour son propre usage les règles de la typographie anglaise ou française en vigueur, il y a des règles qui appartiennent à tout le monde et il faut s’y tenir par respect, non seulement pour la langue, mais surtout pour ses usager-e-s qui la possèdent en commun. La première version de mon indignation est la suivante : Bell Hooks n’a aucun droit à se faire appeler bell hooks, elle doit se faire appeler Bell Hooks comme tout le monde, parce qu’un nom propre prend une majuscule initiale.
En creusant un peu, j’arrive à une version plus fine et plus correcte de l’argument : Bell Hooks n’a aucun droit à se faire appeler bell hooks, parce que la présence ou non de majuscules initiales n’est pas une propriété intrinsèque de son nom. Le nom de Bell Hooks n’est pas Bell Hooks, ni bell hooks, pas plus que le nom de François Hollande n’est François Hollande ou françois hollande. La preuve linguistique de cela, c’est qu’il y a beaucoup de situations où on sera amené-e à écrire des noms standard sans majuscule : dans des textos, dans des chats Internet, dans des mails, etc. Pourtant, c’est bien son nom que Jean Tartempion écrit quand il signe un e-mail « jean tartempion ». Le fait qu’il soit possible, et même fréquent, de se dispenser de la majuscule initiale indique que la majuscule initiale n’est pas une propriété intrinsèque du nom considéré, mais une propriété (une norme) du type de texte que l’on est en train d’écrire. Les normes typographiques ne sont pas les mêmes dans un article scientifique et dans un e-mail ou un texto – ce n’est pas une faute de signer un e-mail « jean tartempion », parce que les normes de la correspondance électronique courante ne s’y opposent pas, de même que ce n’est pas une faute d’écrire « t ou », pour « T’es où ? », dans un texto. La conséquence de cela, c’est que le nom d’une personne est une abstraction qui peut s’actualiser de différentes manières : avec ou sans majuscules initiales, mais aussi tout en majuscules (si le texte est écrit en majuscules), en petites capitales (dans une bibliographie d’ouvrage scientifique), en Times New Roman ou en Comic Sans MS, en noir ou en vert, etc. Mais aucune de ces actualisations n’équivaut au nom propre même dont elle est l’actualisation. Par conséquent, lorsque Bell Hooks exige que son nom soit écrit sans majuscule, elle n’est pas en train de définir la forme de son pseudonyme, ce qui à la rigueur serait peut-être admissible, mais bien de (re)définir les normes typographiques de tous les textes où son nom est susceptible d’apparaître.
J’ai eu cette conversation sur Facebook, et l’on m’a objecté les bonnes raisons que Hooks peut avoir de formuler cette exigence, la principale étant qu’elle veut signifier par là que le nom propre est moins important que les textes et les idées. Je ne suis vraiment pas convaincu de l’efficacité du procédé : il se trouve que je ne connais Bell Hooks que par cette fantaisie typographique (je n’ai jamais rien lu d’elle), et je gage que je ne suis pas le seul. En réalité cette dé-majusculisation de son nom a surtout pour conséquence que l’on parle, beaucoup, de son nom, et que celui-ci fait écran à ses textes (à moins qu’il ne pousse à s’intéresser aux textes après s’être intéressé-e au nom de l’auteure ? Dans ce cas il s’agit d’une vulgaire technique publicitaire). Mais de toute façon, peu importe : la discussion sur l’efficacité du procédé n’aurait réellement d’importance à mes yeux que si j’étais prêt à reconnaître le droit de Bell Hooks à faire ce qu’elle veut. Dans ce cas, si la dé-majusculisation était une option valable, alors cela pourrait valoir le coup de peser les avantages et les inconvénients du procédé. Or à mes yeux, l’exigence formulée par Hooks consiste dans une tentative d’appropriation indue d’un bien commun. Cela suffit à clore le débat.
2.
Un ami, qui commente parfois ce blog en signant p4bl0, a défendu (dans une conversation sur Facebook) le choix de Bell Hooks, expliquant qu’il tenait, quant à lui, à ce qu’on écrive son pseudo p4bl0 et pas, par exemple, P4bl0. Voici ce que je répondrais :
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je suis beaucoup plus convaincu de mon droit à ne pas écrire bell hooks que du droit de p4bl0 à voir son pseudo écrit p4bl0. Par conséquent, si je trouvais que le parallèle de p4bl0 était valable, j’aurais plus de chance de me mettre à écrire P4bl0 que bell hooks ;
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il y a des situations où l’exigence de p4bl0 serait clairement excessive (et je pense qu’il en conviendrait lui-même). Ainsi, dans un texte tout en majuscule, on n’écrirait pas p4bl0, même si c’est la forme qu’il préfère, mais sans doute P4BL0. D’ailleurs, le cas s’est posé pour a3nm, à qui il arrive également de commenter mes articles, et dont j’ai fait figurer le pseudo dans un titre de billet. Les normes typographiques de WordPress étant ce qu’elles sont, le titre apparaît en majuscules, et a3nm devient A3NM ;
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sans vraiment comprendre pourquoi, je suis assez disposé à considérer que des pseudos comme p4bl0 ou a3nm sont trop éloignés, par leur forme, de noms standard, pour qu’on leur applique tout à fait les mêmes règles typographiques qu’à Jean Tartempion. Cela tient peut-être à la présence de chiffres intégrés, ou à la manière originale dont s’articulent graphie et prononciation (p4bl0 se prononce Pablo, et a3nm, je suppose, [A trois ène ème]). Je ne logerais donc pas p4bl0 et a3nm tout à fait à la même enseigne que, par exemple, Pater Taciturnus, qui, a priori, gardera ses majuscules sur mon blog. Il m’est déjà arrivé d’écrire A3nm (dans l’article sus-linké, par exemple), et peut-être aussi P4bl0, mais je ne pense pas que c’était une bonne idée. Un indice de la possible différence de statut entre le pseudo de Bell Hooks et celui de p4bl0 ou d’a3nm, c’est que même en début de phrase, après un point, cela me gênerait moins d’écrire p4bl0 que d’écrire bell hooks. La dernière phrase du premier paragraphe de ce billet me paraît, à vrai dire, vraiment hideuse (et assez difficilement lisible).